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Pierre Bitoun est sociologue. Il est notamment l?auteur de : " Eloge des fonctionnaires. Pour en finir avec le grand matraquage " (Editions Calmann-Lévy - 2001).
Penser public : Votre livre " Eloge des fonctionnaires ", est une réponse aux idées reçues sur les fonctionnaires. Pouvez-vous nous en présenter la thèse principale ? Pierre Bitoun : Pour rester dans le temps dont je dispose, je vais me limiter, dans ma présentation, aux deux principales caractéristiques de mon livre.
Première grande caractéristique : l?Eloge des fonctionnaires est un ouvrage de démystification, un livre-réponse à l?incroyable matraquage que subit depuis vingt ans l?opinion publique sur le sujet.
Ce travail de démystification, je l?effectue d?abord à propos du best-seller de François de Closets, " Toujours plus ", paru en 82 à la veille du virage néo-libéral de la gauche. Ce livre incarne bien le basculement qu?a connu, avec les années 80, le discours anti-fonctionnaire : on passe de la vieille critique, courtelinesque, finalement assez bon enfant, à un discours singulièrement plus agressif où les fonctionnaires deviennent, de véritables boucs émissaires au service des visées antisociales des néo-libéraux. Sur un ton qui n?est pas sans habileté, c?est en effet toute la pensée néo-libérale qui se déroule, comme une pelote, dans " Toujours plus ".
Il s?agit : de culpabiliser les agents de l?Etat sur leurs prétendus privilèges ou avantages et d?exciter les jalousies entre salariés du public et du privé ; de les diviser pour précariser l?emploi et réduire les droits sociaux de tous ; d?attaquer le syndicalisme, non pas pour en corriger les défauts mais pour l?affaiblir et le présenter systématiquement comme égoïste, irresponsable, gréviculteur, etc ; d?appeler à la privatisation massive des entreprises et services publics, le privé étant toujours, présenté comme plus efficace, moins cher, etc. ; et enfin, pour couronner le tout, de déculpabiliser les riches à l?aube de la nouvelle offensive du capitalisme dirigée, non plus seulement contre la classe ouvrière, mais la classe moyenne dans son ensemble.
Mais je ne m?arrête pas, bien entendu, à F. de Closets. Et le travail de démystification, je le poursuis tout au long du livre en décortiquant, chapitre après chapitre, tous les slogans (Ils sont trop nombreux, Ils ont la sécurité de l?emploi, Ils sont tous des privilégiés, Ils ne travaillent pas assez, Ils n?ont pas le sens du risque, Ils font trop la grève, etc.) que l?on rabâche sur le dos des fonctionnaires et par lesquels on déforme quotidiennement l?opinion.
Je montre, par exemple, comment les médias, de droite mais aussi de gauche, organisent la désinformation.
Sur la part que représente l?emploi public dans l?emploi total, on ressasse qu?1 emploi sur 4 est public avec un point d?exclamation mais on ne dit jamais cette évidence que 3 emplois sur 4 sont privés. Pas une seule fois, malgré une documentation plus qu?abondante, je n?ai trouvé ce commentaire qui tombe pourtant sous le sens ;
Sur l?évolution des salaires, du pouvoir d?achat du public et du privé, on ne se gêne pas non plus. On compare des chiffres globaux, moyens qui, invariablement, montrent que, " dans le match ", ce sont les agents de l?Etat qui sont les " gagnants ". Mais, dans la plupart des cas, on oublie de dire que les dés sont pipés, que l?on compare des données qui ne sont pas comparables puisqu?il y a plus de diplômés et de cadres dans le public que dans le privé ;
Autre exemple du bourrage de crâne : les fameux " privilèges " des fonctionnaires.
Primo, le qualificatif de privilégiés devrait être réservé à l?infime minorité de très hauts fonctionnaires qui bénéficient de conditions de vie et de travail très confortables et dont une bonne part, malheureusement, a perdu le sens de l?intérêt général et organise, en fait, la colonisation de l?Etat par les intérêts des grands groupes privés !
Secundo, qui mène campagne contre les privilèges des fonctionnaires sinon précisément les ultra privilégiés de nos sociétés, grands patrons, stars du journalisme, etc. ? Avec leurs salaires exorbitants, leurs cumuls en tout genre, d?argent ou de postes : autrement dit, ils devraient regarder la poutre qui est dans leur ?il avant de s?en prendre à la paille chez les autres !
Tertio, on cherche à faire passer pour " privilèges " des conquêtes sociales aussi fondamentales que la sécurité d?emploi ou les retraites. Je m?arrête ainsi sur la sécurité d?emploi pour tenter de déculpabiliser les fonctionnaires, vanter les mérites de la stabilité de l?emploi dans le public comme dans le privé, expliquer ce qu?on ne dit plus ou, en tout cas, pas suffisamment. A savoir que la sécurité d?emploi n?est en rien un privilège mais la condition d?une vie décente, diverse et libre dont profite, en fin de compte, l?ensemble de l?économie et de la société. Bref, comme les retraites, il s?agit non seulement d?une conquête sociale mais plus encore d?une conquête de civilisation qui rend la vie réellement humaine.
Deuxième caractéristique : mon livre est un voyage à l?intérieur de la fonction publique qui permet de comprendre ce que sont, aujourd?hui, les conditions de travail et de vie de l?immense majorité des agents de l?Etat. De connaître leurs problèmes quotidiens, de dénoncer leurs défauts ou ceux de la machine à laquelle ils appartiennent, mais également d?apprécier les efforts de toute sorte qu?ils font pour assurer, du mieux qu?ils peuvent, leurs missions. Autrement dit, ce que j?ai voulu faire, c?est dresser un éloge sans pour autant tomber dans le panégyrique.
Au fil des chapitres, en m?appuyant sur des exemples choisis dans tous les secteurs, j?évoque ainsi comment les agents de l?Etat, titulaires ou précaires, s?efforcent de pallier la pénurie d?effectifs et le manque de moyens imposé par l?Europe de Maastricht alors même que les Français sont de plus en plus exigeants et que la demande de service public ne cesse de croître, de se diversifier, exigeant toujours plus de travail et de compétence. Ces efforts, on les constate partout et si les moyens, humains ou matériels, ne sont évidemment pas tout le problème, ils sont aussi sacrément le problème !
En fait, ce à quoi on assiste depuis vingt ans, c?est à une politique délibérée de pénurie, de fonctionnement à bon marché des services publics grâce à la conscience professionnelle, le sens du devoir des agents de l?Etat. Jusqu?où faut-il faire fonctionner un système de pénurie organisée par Maastricht et les marchés financiers ? Je n?ai pas la réponse à cette question mais elle mérite d?être posée, surtout quand on voit nos gouvernants parier, explicitement ou hypocritement, sur l?accélération des départs à la retraite pour réussir le " dégraissage " qu?ils n?ont pu obtenir par attaque frontale.
Un des autres points que j?aborde, c?est le refus des agents de l?Etat, non pas de toute réforme comme on essaye de le faire croire, mais des réformes qu?on leur propose : celles qui sont toujours inspirées par les mêmes idées néo-libérales, visent à réduire le nombre d?agents, à détruire la garantie d?emploi et ouvrent la voie, directement ou par grignotage, aux privatisations dont les résultats catastrophiques, en Angleterre (chemins de fer) ou aux Etats-Unis (électricité en Californie) ne sont plus un secret pour personne.
Ou je parle encore de ces autres réformes qui heurtent leur attachement à l?idéal du service public et cherchent à remettre en cause, de l?intérieur, sans toucher forcément à la structure juridique de l?entreprise ou du service, les valeurs républicaines. Il n?y a qu?à voir ce que préconise l?Europe dès maintenant, en matière de prix et de types de services. En fait, le projet vise à adapter l?offre à " la société des trois classes " dans laquelle nous vivons : des prix et des services préférentiels pour les plus gros consommateurs ; des services corrects ou de qualité pour la classe moyenne mais qui seront de toute façon de plus en plus payants, incluant le contrecoup des tarifs accordés aux riches ; des prix minima pour un service au rabais, dit universel, pour les plus pauvres.
Autrement dit, on veut organiser la ségrégation des services sur la base des inégalités réelles au lieu de chercher à les compenser et on rompt avec un principe fondamental du service public, à savoir l?égalité d?accès et de traitement.
Penser public : Quels sont pour vous les obstacles aux réformes ?
Pierre Bitoun : Fondamentalement, le fait, je l?ai dit, que les réformes proposées soient toujours guidées par les mêmes schémas libéraux qui mettent en péril la condition des salariés et remettent en cause les principes du service public à la française. Il faut des réformes certes, mais des réformes qui soient démocratiques, sociales et modernes. Ce que veulent autant les agents de l?Etat que les usagers, ce sont des réformes qui promeuvent l?efficacité et la solidarité. Si les élites gouvernantes l?entendaient un peu plus, les réformes, c?est certain, passeraient beaucoup mieux?
Penser public : Comment expliquez-vous l'échec de la réforme de Bercy ?
Pierre Bitoun : Par de multiples facteurs : l?arrogance technocratique de Christian Sautter et de ses conseillers, le corporatisme de certains syndicats des Finances, les menaces explicites ou implicites de la réforme (réduction des effectifs, des trésoreries, privatisation à plus ou moins long terme des services aux entreprises et d?une partie de la gestion des finances locales). Toutes ces menaces ont été très mal ressenties, notamment dans les communes rurales, et elles expliquent la mobilisation de nombreux élus locaux aux côtés des agents des Finances.
Penser public : Si on pousse la logique de la réduction des effectifs jusqu'au bout, on va renforcer la désertification sur le territoire français et aller contre l'aménagement du territoire. A trop rationaliser, on risque de déshériter certaines régions et d'accentuer les déséquilibres qui se traduisent par la fermeture de maternités, de bureaux de poste?
Pierre Bitoun : Tout à fait d?accord. Et je constate d?ailleurs que cette logique absurde et dangereuse renvoie toujours au caractère non démocratique des décisions. Depuis vingt ans, on laisse se dégrader les effectifs publics, on privatise sans jamais demander l'avis aux citoyens. A quand un référendum, par exemple, sur les privatisations ? On peut être sûr qu?il y aurait, sur cette question fondamentale, beaucoup plus de votants que sur le quinquennat présidentiel?
Penser public : Il faut nuancer cette affirmation par le référendum sur Maastricht. Certaines conséquences étaient prévisibles dans le traité même, dont les privatisations.
Pierre Bitoun : Certes. Mais qui a lu dans le détail, avant d?aller voter, le traité de Maastricht ?
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