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L'amnistie fiscale tente aussi la France
L'Expansion
« L'Expansion » révèle que Bercy et certains gouvernements européens veulent rapatrier des capitaux grâce à un grand pardon fiscal. Explosif.
Une petite bombe politique fait le tour des capitales de l'Union européenne, en ces temps de déprime budgétaire et de concurrence fiscale acharnée. Après Rome, Bruxelles, Berlin et Madrid, c'est au tour de Paris : selon les informations recueillies par L'Expansion, plusieurs équipes de Bercy étudient à leur tour, et dans le plus grand secret, les effets d'une amnistie fiscale. Objectif : rapatrier vers l'Hexagone des capitaux et des fortunes placés à l'étranger, en Suisse notamment, par de riches Français découragés par la pression fiscale. La décision politique n'est pas prise, ni à Matignon ni à Bercy.
« L'amnistie n'est que l'une des nombreuses mesures à l'étude pour lutter contre les paradis fiscaux », lâche, sibyllin, un haut fonctionnaire du ministère des Finances. Mais une poignée de personnalités de la majorité va plus loin, sans hésiter à briser le tabou : « Compte tenu de l'importance des avoirs des Français à l'étranger, une telle mesure pourrait rapporter des milliards d'euros, affirme ainsi Philippe Marini, rapporteur général du budget au Sénat ; à condition, bien sûr, de l'accompagner d'une réforme fiscale sur l'ISF (impôt de solidarité sur la fortune) et les droits de succession pour que le dispositif soit pleinement efficace.
Si les recettes fiscales ne sont pas au rendez-vous en 2003, pourquoi ne pas envisager une taxe forfaitaire sur le montant rapatrié ? » Un membre influent de l'UMP milite activement pour une amnistie de fait - et donc qui ne dise officiellement pas son nom - dans le prolongement de la réforme de l'ISF : « Les sommes investies dans des sociétés non cotées devraient pouvoir échapper à cet impôt - véritable "Incitation à Sortir de France". Je propose donc que le fisc ferme les yeux, ajoute ce responsable : Bercy serait bien mal inspiré de demander la provenance des fonds qui réapparaîtraient. Pour réussir notre coup et ne pas donner l'impression de favoriser les riches, il ne faut pas parler d'amnistie mais affirmer qu'on veut transformer l'argent stérile en argent fertile. »
En somme, pour créer aujourd'hui des emplois et favoriser l'investissement, la République pourrait assumer de passer l'éponge sur les évasions fiscales d'hier. Mais le débat sera rude : l'ancien directeur des Impôts, Robert Baconnier, aujourd'hui président de CMS-Bureau Francis Lefebvre, s'insurge : « La mesure peut rapporter à court terme sur le plan budgétaire mais ôter à long terme toute crédibilité au contrôle fiscal et décourager les contribuables honnêtes. »
Mais qui a soufflé une telle idée aux dirigeants français ? Cette vogue du « scudo fiscale » vient tout droit d'Italie. Le gouvernement Berlusconi a décidé, fin 2001, de blanchir ses contribuables de toute accusation d'évasion fiscale. Huit mois plus tard, le succès est aussi inespéré que considérable : 54 milliards d'euros, soit 4 % du PIB italien, ont été amnistiés ! Le Trésor a en outre empoché 1,3 milliard d'euros au titre de l'« amende libératoire », fort modeste, payée par le contribuable (2,5 % des sommes révélées).
Ce retour dans la Botte des fraudeurs désireux de se refaire une virginité fiscale fait trembler les banques suisses et saliver les gouvernements européens en mal de recettes fiscales. « Les Etats membres passent en revue toutes les solutions pour garder les capitaux sur leur sol et réfléchissent donc sur l'idée d'une amnistie fiscale », confie ouvertement Jonathan Todd, porte-parole du commissaire européen chargé de ces questions, Frits Bolkestein.
1 000 milliards d'euros ont fui l'Allemagne
Avec un certain sens de la formule, Gerhard Schröder n'hésitait pas avant les élections législatives allemandes, fin septembre, à souligner « l'utilité sociale » d'une amnistie : « Mieux vaut du travail à Leipzig que de l'argent au Liechtenstein. » La puissante Association des banques allemandes pense déjà aux modalités d'application : les contribuables repentis pourraient notamment souscrire un emprunt d'Etat peu rémunérateur, utile, par exemple, pour financer à moindre coût des infrastructures en Allemagne de l'Est. Et voilà la morale civique sauve et l'afflux de liquidités bienvenu : selon des estimations, quelque 1 000 milliards d'euros en provenance d'Allemagne dorment sur des comptes à l'étranger, et, selon l'expérience italienne, environ 10 % du magot reviendraient au pays. Soit 100 milliards ! Toutefois, le chancelier n'a pas encore trouvé de majorité politique pour faire admettre son projet : « Face aux protestations de la gauche, le débat est pour l'instant retombé », constate Stefan Lutz, avocat fiscaliste au cabinet Mazars.
La même pudeur semble aussi retenir les autorités belges. « En privé, presque tous les partis s'accordent sur le bien-fondé de l'amnistie, mais, en public, ils butent sur des obstacles politiques. Pourtant, les patrons de nombreuses PME belges en difficulté rapatrieraient volontiers leurs avoirs placés dans les paradis fiscaux », explique Philippe Minne, professeur de fiscalité à l'Université libre de Bruxelles et administrateur délégué de la société de Bourse Petercam.
Gordon Brown, le ministre des Finances britannique, prend aussi au sérieux l'initiative de son homologue italien, Giulio Tremonti. Début novembre, à Bruxelles, il lui a demandé de faire un rapide exposé sur son « bouclier fiscal ». Un rapport devrait même être présenté le 3 décembre lors du prochain conseil Ecofin, date butoir pour boucler le dossier de l'harmonisation fiscale. « Bruxelles caricature sa position, décrypte Jean Russotto, président du comité Suisse-Union européenne. Cette intimidation vise à mettre sous pression les banques helvétiques, principaux refuges des évadés fiscaux du Vieux Continent. La manoeuvre consiste à les pousser à accepter de lever leur sacro-saint secret bancaire. Sinon... leurs coffres risquent de se vider au rythme des amnisties. Mais il ne faut pas oublier que la fiscalité relève des seuls Etats membres. »
Les banquiers suisses ne prennent pourtant pas la menace à la légère. « Nous commettrions une erreur de jugement si nous ne nous préparions pas à d'autres amnisties », juge un porte-parole du Crédit suisse, directement concerné (lire tableau). L'amnistie fiscale va vite s'inviter dans le débat politique européen.
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