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Dix ans...
Le 1er octobre 1996, Genève et son université. Une longue table avec sept magistrats alignés, et moi à un bout. Nous étions contents davoir mené cette histoire à son terme. Je me souviens des sourires dIsabelle Solal, lattachée de presse, et de Laurent Beccaria, alors éditeur chez Stock, devant la liste des journalistes voulant une accréditation, qui ne cessait de sallonger. Linitiative était privée, la maison dédition invitait. Mon dernier livre (1), avait fait un carton, et le suivant était lancé ce jour-là. A aucun moment un gouvernement, un parlement ou une commission, fût-elle européenne, ne sen étaient mêlés. On nous prenait alors avec des pincettes. Des esprits peu éclairés craignaient une république des juges. On nous reprochait de vouloir faire du commerce avec des idées... Votre appel de Genève, cest de la bonne publicité, non ? Les piles de livres bleus, posées à lentrée de la salle, diminuaient à mesure que les gens entraient et sortaient. Sept longs entretiens, une préface, quelques réflexions... Un appel lancé à la face du monde et des hommes politiques, tous autistes face au malaise ambiant. Le titre du livre, La justice ou le chaos, sonnait comme un ultimatum. Il suggérait lidée que sans justice, et plus particulièrement sans justice financière, nos sociétés occidentales allaient entrer dans une période de dérèglement général pouvant conduire à la barbarie.
Lappel de Genève a produit un sacré coup de tonnerre. Chaque année, tel une bombe douce à déflagration imprévisible, on en célèbre lanniversaire. Il y a eu beaucoup dappels à la suite du nôtre. Appels des prostituées, des petits maires, des économistes anti-libéraux, des téléspectateurs en colère... Il y a même eu un contre-appel de Genève à linitiative de tous ces avocats parisiens qui défendaient alors le portefeuille de leurs clients inculpés dans des affaires de corruption (2). La Compagnie générale des eaux, la Lyonnaise, la Cogédim ou Alcatel faisaient les titres des journaux... Ces sociétés utilisaient des intermédiaires comme Michel Reyt, Gérard Monate, Jean-Claude Méry, ou Michel et Chantal Pacary qui aidaient à financer les partis via dobscurs réseaux internationaux. Lampistes parmi les lampistes... Qui sen souvient ? Comme dans la novlangue de George Orwell, les sigles et le nom des hommes rappelant cette sale époque sont en voie deffacement. Le RPR, le PR, le CDS, tous ces partis impliqués dans les scandales dalors semblent avoir disparu du vocabulaire. Leurs leaders, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Pierre Méhaignerie, Gérard Longuet ou François Bayrou, pour en citer quelques-uns, ont pris ou vont tenter prendre le pouvoir sous de nouvelles bannières. En face, le Parti socialiste nétait pas non plus un modèle de vertu et de compréhension du phénomène démancipation judiciaire. Jean-Pierre Destrade, Gérard Peybernes, Henri Emmanuelli, Pierre Moscovici... Autant dintermédiaires ou de trésoriers de partis empêtrés dans ce qui faisait le quotidien des journaux... Ce passé-là a été comme gommé. Le RPR, cétait quoi ? Un groupe de rap ? Lappel de Genève vient de cette époque troublée.
Les juges avaient le tort de vouloir comprendre qui achetait les décisions politiques, qui donnait les autorisations dans les partis, qui se cachait derrière les fiduciaires suisses ou les off shore panaméennes ? On les en empêchait. Lappareil judiciaire les muselait. Les commissions rogatoires internationales, quand elles étaient lancées, mettaient un temps fou à revenir. Parfois deux années avec la Suisse, beaucoup plus avec dautres pays. Les recours incessants tuaient les procédures. Les corrupteurs habiles utilisant les bons réseaux ne pouvaient pas être inquiétés. Partout, en Europe, les mêmes blocages sabordaient les efforts des rares magistrats qui croyaient encore un peu à une égalité de traitement face à la justice. Dès quun circuit financier passait une frontière, laffaire était pliée. Quand il empruntait un paradis fiscal, ce nétait même plus la peine dy penser. Le problème posé devenait crucial... La politique était discréditée, la justice gadgétisée, les démocraties montraient dinquiétants signes de porosité et de dérives. Rien navançait. Lappel de Genève allait lancer une mode. Les grands débuts de la citoyenneté. On ne savait pas. Dix ans déjà. Autant dire, une petite éternité.
Le Parlement européen sapprête à célébrer cet anniversaire. Malgré mon implication dans cette initiative, je nai pas été convié à la fête. Les affaires Clearstream sont sans doute venues brouiller les cartes. Déjà, à lépoque de lappel, ma parole, plus libre que celle des magistrats, incommodait certains édiles. Je mexprimais dans un français correct, mais on me reprochait dy aller trop fort, dans mes mises en cause. On expliquait que des types comme moi, trop pressés de mettre en cause les institutions et leurs garants, faisaient grimper le Front national. Je ne jouais pas le jeu des médias. On craignait que jaille trop loin dans linterprétation politique et économique du phénomène dénoncé par lappel. Globalement, la France était un pays corrompu, mais il ne fallait pas lexprimer ainsi. Lhistoire et les annales judiciaires mont tristement donné raison. Je nai aucune amertume, aucun regret. Je suis sans doute plus lucide aujourdhui que je ne létais alors. Je nai jamais cessé de chercher des solutions aux problèmes posés par lappel de Genève. Jaurais pu mengager en politique, on my a souvent invité. Jaurais pu me policer pour entrer dans le moule médiatique. Jaurais pu laisser tomber. Jai choisi une autre voie.
Le 30 septembre 1996, le scepticisme était total. La presse française avait été lente à réagir, puis sy était mise. CNN avait parlé de notre initiative, les médias russes et japonais également, des journaux suisses, belges et italiens avaient fait leur manchette sur lévénement. Des juges européens sélèvent contre la corruption... On avait même eu droit à une Marche du siècle spéciale. Jean-Marie Cavada nétait pas encore député européen (3). Il doit se souvenir de notre engueulade quand il a appris que les juges passaient quelques jours avant son émission au vingt heures de France 2 et brisaient son exclusivité... Sur lestrade de luniversité, juste avant de se lancer, pour calmer les esprits, Renaud Van Ruymbeke sétait mis au piano. Rachmaninov, je crois. On écoutait bouche bée.
Javais fait le forcing pour trouver un juge luxembourgeois daccord pour signer lappel, javais presque réussi à en convaincre un, mais finalement, il avait renoncé. La peur dêtre mal vu dans son petit duché. Les magistrats allemands ne se bousculaient pas au portillon, leur pays était, paraît-il, épargné par les phénomènes de corruption. Laffaire récente de corruption chez Ikéa ou les mises en cause incessantes du chancelier Kohl : on voit ce quil en est advenu... Il ny avait pas de magistrat anglais, parce que le système judicaire britannique est trop différent des nôtres. Londres est quasiment devenu un centre off shore, trop inaccessible aux juges étrangers.
Bertossa et Van Ruymbeke ont été les plus assidus et les plus motivés. Ils ont lancé le mouvement. Plus exactement, Van Ruymbeke a dit oui à partir du moment où Bertossa y allait... Les deux magistrats travaillaient déjà ensemble et aucun ne voulait dune initiative individuelle. Lappel de Genève devait être collectif ou ne pas être. Eric Halphen avait refusé de signer lappel parce quà lépoque, il craignait quune apparition trop publique puisse nuire à son instruction sur les réseaux Chirac. Il pensait encore pouvoir coincer le patron du RPR et de la mairie de Paris.. Le procureur général espagnol Jimenez avait été particulièrement pénible, ralentissant le mouvement en voulant à chaque fois ajouter des conditionnels. On lui avait poliment mis le marché en main : Monsieur le Procureur, ou vous signez, ou on vous vire... Il avait fini par signer... Baltazar Garzon, le juge dinstruction madrilène qui plus tard coincera Pinochet, avait été parfait, allant très loin dans la mise en cause des hommes politiques espagnols et dun système mafieux et criminogène. Cétait la première fois quil accordait une interview à un journaliste. On était en pleine affaire Mani Pulite en Italie... Les juges italiens avaient de lavance sur les autres... Berlusconi navait pas encore pris le pouvoir, Mitterrand venait de mourir, Michel Debré aussi. Clinton était le président américain, il y avait eu un attentat aux jeux olympiques dAtlanta. Personne ne parlait dAl Qaeda et le financement du terrorisme était le dernier souci de ladministration américaine. Il lest toujours.
La version finale de lappel de Genève a été très délicate à rédiger. Javais commencé à écrire en mars 1996, à Rennes. Jai expédié le texte final aux sept signataires fin août, à mon retour de Milan. Après des dizaines daller-retours de fax, avec surtout lEspagne et lItalie... Il fallait chaque fois traduire et retraduire. A lépoque, on néchangeait aucun mail. Contrairement à leurs « clients » qui viraient déjà leurs subsides grâce à leurs computers, aucun juge ne se servait dun ordinateur pour communiquer. Colombo et Bruti-Liberati, les magistrats italiens, étaient les plus lents à réagir, car les plus occupés sur le terrain, et Benoît Dejemeppe, le procureur du Roi de Bruxelles, voulait toujours quon ajoute des articles difficilement compréhensibles sur la fiscalité. Au début, on avait appelé notre projet « charte judiciaire européenne », et il faisait une vingtaine de pages. On la beaucoup coupé, alignant une trentaine de versions avant de parvenir au plus petit dénominateur commun. Une page de 5000 signes environ. Le cri dalarme dune poignée de magistrats citoyens... Ils seront très vite rejoints par des milliers dautres. En France, un magistrat sur deux a fini par signer cet appel. En Belgique aussi... En Italie, en Suisse et en Espagne, un peu moins. Cest dans ces moments-là que Van Ruymbeke a gagné ces galons de juge le plus indépendant, voire le plus irréprochable du pays... Bertossa est sorti de son anonymat tranquille, a été invité à des centaines de conférences un peu partout, est devenu, à son corps défendant, une vedette des médias... Garzon a, lui aussi, pris une dimension internationale...
Tous ces juges souffraient en silence du même mal. Ils étaient armés pour coincer les voleurs de poule, mais incapables dinquiéter les voleurs de foule. Lappel partait de cet insupportable constat.
Il commençait par ces mots : Conseil de lEurope, traité de Rome, accords de Schengen, traité de Maastricht : pas à pas, lEurope se construit. A lombre de cette Europe en construction visible, officielle et respectable, se cache une autre Europe, plus discrète, moins avouable. Cest lEurope des paradis fiscaux qui prospère sans vergogne grâce aux capitaux auxquels elle prête un refuge complaisant. Cest aussi lEurope des places financières et des établissements bancaires, où le secret est trop souvent un alibi et un paravent. Cette Europe des comptes à numéro et des lessiveuses à billets est utilisée pour recycler largent de la drogue, du terrorisme, des sectes, de la corruption et des activités mafieuses...
A la tribune, javais présenté les juges un par un. Chacun a lu un paragraphe dans sa langue. Cétait très émouvant. Bertossa a démarré. Van Ruymbeke a suivi... Les circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes et criminelles se développent en même temps quexplosent les échanges financiers internationaux et que les entreprises multiplient leurs activités et transfèrent leurs sièges au-delà des frontières nationales. Certaines personnalités et certains partis politiques ont, eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces circuits. Par ailleurs, les autorités politiques se révèlent incapables de sattaquer, nettement et efficacement, à cette Europe de lombre.
Le public, environ deux cents personnes, sentait bien quun petit bout dhistoire sécrivait là, devant lui. Lheure était grave. Nous étions une majorité à vouloir être plus vindicatifs à légard des politiques et des hiérarques judiciaires, mais une minorité nous a poussés à mettre des bémols. Le passage lu par Garzon résonne brutalement aujourdhui : à lheure des réseaux informatiques dInternet, du modem et du fax, largent dorigine frauduleuse peut circuler à grande vitesse dun compte à lautre, dun paradis fiscal à lautre, sous couvert de sociétés off shore, anonymes, contrôlées par de respectables fiduciaires généreusement appointées. Cet argent est ensuite placé ou investi hors de tout contrôle. Limpunité est aujourdhui quasi assurée aux fraudeurs. Des années seront nécessaires à la Justice de chacun des pays européens pour retrouver la trace de cet argent, quand cela ne savèrera pas impossible dans le cadre légal actuel, hérité dune époque où les frontières avaient encore un sens pour les personnes, les biens et les capitaux.
Les sept magistrats de lappel de Genève demandaient, face à la nécessité de justice, la création dun espace judiciaire européen visant à la libre circulation des informations entre juges de pays différents. Ils demandaient aussi la levée du secret bancaire dans le cadre de leurs instructions. (4)
Les jours qui ont suivi ont été mouvementés. Un haut fonctionnaire européen, dirigeant de lOlaf (office de lutte anti-fraude dépendant de la Commission européenne) a dit : Cest bien beau votre truc, cest une belle idée sur le papier, mais après, pour la mettre en place, il faut se cogner le boulot avec les chancelleries, et là, cest pas de la tarte... Vous avez dix ans davance... et encore quand je dis dix ans, je suis juste... Une caméra était là, qui a tout enregistré. Je tournais alors « Journal intime des affaires en cours » avec Philippe Harel. Dix ans. Ça y est. On y est.
Le lendemain, un dîner en petit comité avec les juges et quelques intimes de la maison dédition était organisé sur les Champs-Elysées. Edwy Plénel, alors rédacteur en chef au Monde, avait fait des pieds et des mains pour être invité. Il voulait à tout prix être présenté à ces nouvelles stars de la magistrature. A la fin du repas, ils avaient bêtement décidé de porter un toast pour me remercier. Plénel, obligé de se lever et de mapplaudir. Cétait sans doute un supplice pour lui (5).
On va nous refaire, une décennie plus tard, à Bruxelles comme à Strasbourg, le coup du verre à moitié plein. Lappel a eu des effets positifs, même si...
Grâce à lappel de Genève, il sest en effet créé un mandat darrêt européen, ou cette structure imaginée par les politiques Eurojust, embryon de justice européenne. Grâce à lappel, le Gafi a vu le jour et nous délivre à intervalles réguliers le hit parade (inutile au fond) des pays les plus pourris de la planète. Attac ou lassociation Transparency International ont relayé certaines de nos idées. Bien sûr, mais...
Dans la série dentretiens avec les magistrats, qui avaient donné la matière première de lappel de Genève, Garzon comparait la justice de son pays à un mammouth, et les criminels financiers à des léopards (6). Pour lui, la justice était lente et lourde comme ces vieux mammouths. Le léopard bondit, file, se repaît et se repose. Le mammouth sessouffle, se croit le plus fort, sait quil va crever et cherche sans doute à se convaincre du contraire. La mort du mammouth, sil ne parvient pas à sadapter, paraît inéluctable.
Nous devons aujourdhui, dix ans après Genève, nous interroger sans chercher à biaiser : y a-t-il une justice européenne ? Les criminels financiers sont-ils moins en sécurité ? Les juges communiquent-ils mieux entre eux ? La part dargent noir est-elle en diminution ? Fabrique-t-on moins de pauvreté dans nos pays développés ? Toutes ces questions sont intimement liées. A chacune delles, la simple perception du réel contraint de répondre, sans aucune hésitation, par la négative.
En dehors de quelques améliorations minimes dans la transmission des commissions rogatoires internationales qui tiennent surtout aux rapports personnels entre magistrats, aucun satisfecit nest possible.
Les commissions rogatoires internationales (CRI) restent, du fait dune absence dharmonisation des législations et des blocages politiques, très difficiles à exécuter... Lorsquun juge envoie une CRI à un pays qui nest pas membre de lUnion européenne, le constat est encore plus accablant. En labsence de convention de coopération entre les pays, toute procédure est vouée à léchec.
Pendant laffaire Mani Pulite, en Italie, dont les scories continuent à agiter la vie politique italienne aujourdhui, sur 500 commissions rogatoires internationales, la moitié ne sont jamais revenues. Les autres, à de rares exceptions près, ont mis cinq ans. Quand Berlusconi est arrivé au pouvoir, une des premières mesures votées par son Parlement pour bloquer les enquêtes a été de rendre encore plus difficile lutilisation des CRI. La loi Berlusconi a même été votée avec application rétroactive... Dans les affaires de prises dotages, lEspagne nest jamais parvenue à faire passer des CRI vers des pays « amis » comme le Brésil, la Colombie ou le Pérou... Même pour les affaires de dopage et des réseaux financiers qui les sous-tendent, lEurope judiciaire patine, car il faut trouver ce que les juristes appellent des « réciprocités dincrimination » entre pays. Allemagne, France, Hollande, Belgique... Chacun a sa définition du dopage, de la fraude fiscale ou du blanchiment... Dans les affaires secouant le football, dès quun transfert passe par Jersey ou Luxembourg, rien nen sort... Pour les trafics de drogue, on retrouve souvent des sociétés inscrites à Gibraltar. Les CRI sont donc envoyés en Angleterre qui ne les exécutent jamais... Quand lintérêt de lEtat ou de sociétés amies est en jeu, la France est une très mauvaise élève. Dans les pots-de-vin mettant en cause lavionneur Dassault par exemple, la Belgique attend toujours les retours de ses CRI... LAngleterre a les îles anglo-normandes et Gibraltar. La France a Monaco, où le procureur général de la Principauté, un magistrat français détaché, met beaucoup de mauvaise volonté à exécuter les ordres venus de létranger. LAutriche ne coopère pas davantage. LIrlande encore moins. En Suisse, depuis que Bertossa nest plus procureur général, la situation sest compliquée. Dans les autres cantons, cest encore plus désastreux. Laffaire Elf na livré quune infime part de ses secrets, et on ne sait toujours rien des bénéficiaires des commissions liées aux frégates de Taïwan... Dans la récente affaire du corbeau mettant en cause Nicolas Sarkozy, la sortie médiatique du patron de lUMP sinquiétant de la lenteur des retours de CRI le concernant... 14 mois, vous vous rendez compte !... était ubuesque. Si son parti avait uvré pour faire passer les idées de lappel de Genève, les manipulations du corbeau nauraient jamais eu de prise.
Un nouveau phénomène émerge depuis quelques années : la fatigue, la démission ou la mise en disponibilité de nombreux magistrats chargés daffaires financières en Europe.
La justice européenne nexiste pas. Cest vrai pour Bruxelles, mais aussi pour chacun des pays membres de lUnion européenne. Elle est au mieux un sujet dembarras pour les députés ou les ministres de la justice et des affaires étrangères. Elle est le dernier souci des eurodéputés et des présidents de commissions. Elle ne sert, à intervalles réguliers, quà des effets dannonce (7).
Pendant que les juges instruisaient ou se mettaient en disponibilité (Eric Halphen, Eva Joly ou Di Pietro en Italie et tous les autres), jai tenté de poursuivre le travail initié par lappel de Genève. Loin des journaux, dans des livres ou des films (8). Toujours avec Laurent Beccaria, mais aussi avec Pascal Lorent. Nous avons cherché à comprendre le parcours de largent. Est-il utile denvoyer une CRI dans chacun des pays traversés par un virement pour suivre sa trace ? Quelle trace laissent ces virements ? Où passent-t-ils ? Peut-on suivre seconde après seconde un transfert de valeurs ? Je suis parti de ces questions. Jai découvert les mutations de largent, le commerce des obligations, la mécanique des investissements off shore, les monopoles dans le transfert des valeurs, la traçabilité totale des échanges transfrontaliers, lutilisation doutils informatiques communs à toutes les banques, les sociétés de routing financier, lexistence puis le fonctionnement de sociétés comme Swift, Euroclear et Clearstream...
Cest là que les événement se sont compliqués pour nous.
Dès 2001, avec Révélation$ puis lannée suivante avec la Boîte noire (9), nous avons mis à jour un outil essentiel dans la dissimulation des transactions internationales. Les chambres de compensation. En particulier Clearstream. Ses clients, banques respectables avec filiales à Cayman ou à Vanuatu, multinationales ou sociétés off shore, sen servent pour fabriquer quotidiennement ce que dénonçait lappel de Genève. Cette gigantesque évasion de capitaux. Je ne suis pas sur le terrain du blanchiment ou du noircissement dargent, je reste sur celui de la dissimulation. Les clients de Clearstream se servent de cet outil informatique pour dissimuler leurs transactions. La firme, je lai constaté avec les procès quils me font, ne nie même plus cette possibilité de dissimulation, elle indique quelle ne peut tout contrôler et rejette sa responsabilité sur ses clients et sur les politiques...
Mon enquête sur Clearstream a montré que jamais les investissements dans les paradis fiscaux ne se sont mieux portés. Largent y file en dehors de tout contrôle... Le système est tellement rôdé, tellement efficace... Jai fini par comprendre que les paradis fiscaux étaient des leurres, que lutter contre eux était complètement illusoire. En ce sens, les militants altermondialistes se sont beaucoup trompés. A de rares exceptions près, ils se trompent encore. La taxe Tobin est une vieille lune... Manifester avec des pancartes à Andorre, Jersey ou Luxembourg, ne sert à rien... Le seul combat qui vaudrait la peine aujourdhui serait celui visant au contrôle indépendant des outils permettant les transferts de capitaux. Des outils comme Clearstream, Euroclear ou Swift.
A lheure où les eurodéputés et la Commission de Bruxelles vont sans doute féliciter les juges pour leur courage et leur pugnacité, je voudrais rappeler quen 2002, une petite centaine deurodéputés de tous pays avaient essayé de lancer une commission denquête européenne sur Clearstream. Elle seule aurait pu disposer de moyens coercitifs envers les dirigeants de la firme. La président de la commission en charge de la fiscalité et du marché intérieur va la rejeter, au motif que le Luxembourg, siège de Clearstream, est un pays souverain. Il sappelait Frits Bolkestein. La Commission na aucune raison de penser que les autorités luxembourgeoises ninterviennent pas avec rigueur pour que le système financier luxembourgeois applique efficacement les mesures de lutte contre la criminalité financière, a écrit en substance la fonctionnaire hollandais qui, plus tard, se rendra célèbre grâce à sa directive. On sait aujourdhui quil était un des dirigeants de la compagnie pétrolière Shell et membre de la commission de surveillance de la banque russe Menatep, deux très bons clients de la firme luxembourgeoise, disposant de nombreux comptes, pour la plupart non publiés (10).
On me demande souvent ce quon pourrait faire pour améliorer les choses... Une commission denquête européenne serait la première étape, et le seul moyen efficace de prévenir le mal et de freiner ces évasions de capitaux qui appauvrissent les Etats et enrichissent les prédateurs. Ce nest même plus une question dhommes, de gentils et de méchants... Les outils informatiques opérant dans chaque transaction ont pris le pas sur les volontés humaines. La chaîne de déresponsabilisation est telle que plus personne ne parvient à penser globalement. Le système, lorgane, génère sa propre logique. Larrêter ou le repenser est devenu très compliqué.
Pendant que les trillions deuros affluent, grâce à Clearstream, Swift ou Euroclear vers Jersey, Luxembourg ou Nauru, le nombre de personnes vivant en France avec moins de 800 euros par mois a dépassé les dix millions (11)... Ne croyez pas les statistiques gouvernementales, traînez dans les foyers de travailleurs et les hôtels sociaux... La plupart de ces fantômes de la République sont caissières à Auchan, intérimaires ou intermittents... Ils nourrissent la machine économique... Les services publics trinquent... Je méloigne ? Non ... Largent volé, défiscalisé, est rarement réinvesti dans loutil économique. Ou alors si mal, dans le seul souci dêtre blanchi ou rentable très vite. Quand il revient, via les outils évoqués plus haut, il se transforme en obligations ou en actions anonymes.
Nous assistons sans broncher à un véritable braquage de nos économies. Des ingénieurs financiers préparent leurs armes, leurs véhicules, creusent des tunnels informatiques... Une fois à destination, les lois des paradis fiscaux les protègent. Aidés par des complicités dans les banques, entraînés à se déplacer rapidement dans le désert judiciaire international, ils font entrer et sortir leurs gains dans le circuit, sans être inquiétés. Jamais. Il existe des autoroutes de la finance et des itinéraires bis. Ils sont connus des initiés. Jen décris quelques-uns dans mes livres.
Lappel de Genève dénonçait, à sa manière, dès le 1er octobre 1996, ce comportement politiquement irresponsable... Largent des paradis fiscaux est placé hors de tout contrôle. Limpunité est aujourdhui quasi assurée aux fraudeurs.
Pendant le temps du transport, pendant linscription électronique des virements de comptes à comptes, les prédateurs financiers sont pourtant vulnérables. Des magistrats correctement formés et correctement informés peuvent les coincer. Pas avant, ni après.
Nous nageons depuis dix ans en pleine hypocrisie, et la célébration de lappel de Genève sera sans doute une sorte de sommet du genre. Le crime financier ne sest jamais aussi bien porté. Les multinationales qui possèdent des comptes ou des banques dans Clearstream, nont jamais engrangé autant de bénéfices, les Etats nont jamais été aussi pauvres et endettés. Clearstream voit ses bénéfices augmenter dau moins 15% chaque année (12).
Les juges nont jamais été aussi démunis. Les politiques aussi démobilisés sur ces sujets dune gravité extrême.
Je me souviens avoir croisé Nicolas Sarkozy dans les coulisses dune émission de télé (Le vrai journal de Karl Zéro, paix à son âme...). Cest vous le type de lappel de Genève, cest une idée formidable... Ni lui, ni les champions du Parti socialiste, à lexception notable dArnaud Montebourg et de Vincent Peillon, ne se sont jamais saisis de ces questions fondamentales. Ils sinquiètent tous de cette mondialisation financière sans jamais avoir réfléchi une seconde aux outils incontrôlés permettant ces folies financières.
Ou sils y ont réfléchi, pourquoi ne font-ils rien ? Quel lobby, quelle inertie, quel pouvoir les empêche dagir ?
Le comble de labsurdité et de limposture me concerne. Alors que je suis à lorigine de cet appel de Genève, que mes livres ont permis la révélation de ces scandales, je suis lobjet de plaintes à répétition de banques en France, en Belgique, en Suisse et au Luxembourg... Dans ce dernier pays, je suis inculpé pour diffamation. Des huissiers menvoient des assignations et me réclament des sommes que je ne pourrai jamais payer, pour avoir osé mattaquer à la réputation dune institution financière Clearstream, ou dune banque comme la Banque générale de Luxembourg (13). Cinq années que je traîne ces procès. Quand je gagne, il vont en appel, quand je gagne en appel, ils vont en cassation. Quand ils craignent de perdre en cassation, ils vont me poursuivre au Luxembourg... Je fais des interviews, on les poursuit en diffamation. Cet été, Clearstream a attaqué ce blog, a déposé des plaintes contre moi pour des entretiens dans la presse régionale ou des hebdo. parisiens. On cherche évidemment à me faire taire. Mon dernier livre -celui qui sauve la mise à Sarkozy et révèle les manipulations du corbeau dans laffaire Clearstream- a été retiré de la vente pendant les trois dernières semaines de juin, sans que personne ne sen émeuve.
Je ne me plains pas. Je constate.
Si on avait consacré un dixième des moyens judiciaires et policiers utilisés pour faire la lumière sur les manipulations entre Villepin, Chirac et Sarkozy à la véritable affaire Clearstream, on y verrait sans aucun doute plus clair aujourdhui. Quelle tartuferie !
Cet été, dans lassourdissant silence de laffaire Clearstream 2 (la fausse, celle qui fait sénerver les politiques), les plaintes ont donc reflué vers moi. La dernière a été déposée au tribunal civil à Luxembourg. Clearstream et ses avocats me réclament cent mille euros pour avoir porté atteinte à la réputation de la banque des banques dans mon dernier livre Clearstream, lenquête (14). Tout cela va être jugé dans un pays qui, bien que membre de lEurope, reste le plus florissant paradis fiscal bancaire et surtout judiciaire dEurope (15) Peu importe que je gagne ou que je perde, la procédure est lourde et chère.
Le paradoxe est que cette Europe judiciaire pour laquelle je me suis battu, si elle est parfaitement inefficace en matière de crime financier, fonctionne très bien quand il sagit de me faire des procès ou de minculper pour diffamation.
Quand je servais de porte-voix et de porte-plume aux juges, il était plus difficile de mattaquer frontalement. Garzon enseigne aujourdhui aux USA. Dejemeppe est dans un placard à la Cour de cassation de Bruxelles, Bertossa va diriger une juridiction dappel en Suisse, Van Ruymbeke aussi à Paris, Jimenez est à la retraite, Colombo et Bruti Liberati ont été épuisés par le système Berlusconi... Quelques-uns mont fait signe ces derniers jours pour mexprimer leur soutien et leur amitié. Je les en remercie. Ils ont vieilli et ont changé de fonction, se demandent toujours quels relais trouver pour poursuivre leur combat. Ils sont comme les derniers des Mohicans. Lappel de Genève a été utile. Certes. Cétait un joli prêche dans le désert politique dune Europe où les prédateurs financiers semblent avoir gagné la partie. Une petite brèche dans le bel ordonnancement politique imaginé à Bruxelles.
Dix ans se sont écoulés. Bon anniversaire, Messieurs.
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