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"Des sauterelles sont apparues dans ma région : elles n'auraient jamais dû !" Frank Pokiak est trappeur et chasseur à Tuktoyaktuk ("l'endroit aux caribous" ), une communauté d'un millier de personnes située là où la toundra du Nord-Ouest canadien rencontre la mer de Beaufort. Depuis quelques années, lui et son peuple ont observé des phénomènes étranges. Des sauterelles à 300 kilomètres du cercle polaire... Mais aussi des grouses, les spruce grouses (Facipennis canadensis), et des écureuils (Funisciurus pyrrhopus), depuis deux ans. Des rouges-gorges, apparus il y a deux décennies.
L'arrivée de ces espèces animales inconnues sous ces latitudes est "bizarre, mais ce n'est pas préoccupant", estime le président du Conseil du gibier inuvialuit, organe de gestion de la faune dans cette région. Tout juste faut-il chercher des noms en langue inuite pour décrire ces nouveaux venus.
Plus inquiétantes, en revanche, les observations de M. Pokiak et de ses collègues qui témoignent d'un net réchauffement climatique dans la région arctique. L'été, les températures montent dans la toundra au point d'affecter la cueillette de baies jaunes. "Il nous faut de la pluie, sinon elles brûlent", dit-il. Désormais, la glace se forme plus tardivement à la surface de la mer : dans la première semaine d'octobre au lieu de fin septembre il y a encore quelques années. La rupture de la glace commence début juin, avec une ou deux semaines d'avance.
"Nous perdons beaucoup de terres à cause de l'érosion. Des villages devront déménager, poursuit M. Pokiak, le ton résigné.Nous devrions nous inquiéter de tout cela, mais que faire ? Nous ne pouvons que nous adapter aux changements. Ce que nous avons fait tout au long de notre existence."
Les représentants des peuples de l'Arctique l'ont martelé lors des débats qui se sont tenus il y a une huitaine de jours à Reykjavik, à l'occasion d'un symposium scientifique sur les conséquences du réchauffement de l'atmosphère sur l'extrême nord de la planète. Mais, pour certains d'entre eux, la résignation n'est plus de mise. "Notre culture de la chasse et de la pêche risque d'avoir disparu d'ici à la fin de ce siècle !", s'emporte Sheila Watt-Cloutier, présidente de la Conférence circumpolaire des Inuits, représentant les quelque 150 000 membres de ce peuple ancien.
CULTURE DE LA CHASSE
Certes, le réchauffement du climat leur permettra d'avoir accès, dans leurs embarcations, à des zones sauvages où ils ne pouvaient pas chasser auparavant. "Mais cela ne compensera jamais les aspects négatifs, déplore-t-elle. La culture de la chasse a une grande valeur éducative pour nous. Grâce à elle, nous préparons nos enfants à la vie. Nous leur apprenons à lire les conditions de la glace et du temps, mais aussi à développer la patience, le courage et la sagesse, à lutter contre le stress. Ce sont des aptitudes très utiles dans le monde actuel, alors que nos communautés font face à des changements rapides."
De nombreux peuples autochtones vivent, notamment, de la chasse à l'ours polaire. Les plus alarmistes prédisent la disparition de cet animal dans certaines régions d'ici trois décennies. Moins rapide dans l'eau que sur la glace, l'ours n'arrive plus à attraper autant de phoques. Il perd du poids. Or la femelle ne peut pas mettre bas si elle ne trouve pas à manger à la fin de l'hiver.
En outre, l'ours polaire, qui se situe en bout de chaîne alimentaire animale, absorbe désormais des quantités accrues de produits toxiques comme le PCB et le mercure. Ceux-ci se retrouvent in fine dans l'organisme des Inuits, à des taux d'ores et déjà dangereux pour leur santé, rappelle David Lean, biologiste à l'université d'Ottawa.
Pour le renne, espèce importante dans la culture, l'économie et l'alimentation de certains peuples autochtones, "les maladies vont aller en augmentant et nuiront à la reproduction. C'est très préoccupant, puisque la biodiversité autour de l'Arctique est déjà limitée", note Terry Callaghan, directeur du site de recherche d'Absiko (Suède).
En cas d'été sec et chaud, comme en 2003, les rennes ont moins à manger parce que l'herbe est rare et de mauvaise qualité. Durant l'hiver, des pluies de plus en plus fréquentes créent une couche de glace sur la neige, empêchant les rennes de brouter le lichen. Les éleveurs gagnent donc moins d'argent au moment de vendre la viande de leurs bêtes. "La vulnérabilité est la plus grande chez les Samis - Lapons -, dont les revenus dépendent grandement de cet animal ; ils n'ont que très peu de marge d'adaptation", fait remarquer Carina Keskitalo, de l'université de Laponie, à Rovaniemi (Finlande).
L'imprévisibilité grandissante des conditions météorologiques a des conséquences sur le mode de vie des autochtones. Pêcheurs et chasseurs sont plus facilement surpris par une tempête ou une fonte inattendue des glaces. Certains en meurent.
"Les populations s'adaptent sur le court terme, explique Barry Smit, qui mène des recherches dans l'Arctique canadien. Par exemple, les hommes partent pour des chasses plus courtes. Ils utilisent le GPS pour se diriger dans des vents inhabituels. Mais ces équipements sont coûteux, certains ne peuvent pas se les offrir, et leur statut dans la communauté en souffre."
Antoine Jacob
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