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«Erdogan le conquérant»
Humiliation et capitulation. C'est ce qui ressort du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement des « Vingt-Cinq », appelés, le 17 décembre, à se prononcer sur l'ouverture officielle de négociations avec la Turquie pour l'entrée de celle-ci dans l'Union européenne.
Le processus est désormais irréversible: le 3 octobre 2005 s'ouvriront officiellement les pourparlers conduisant à l'adhésion turque. Cela prendra certes du temps, mais tout retour en arrière est impensable.
Malgré les déclarations martiales, les communiqués de satisfaction et les plus beaux échantillons de langue de bois diplomatique, les dirigeants européens ne pouvaient masquer airs gênés et embarras contrastant avec les allures triomphantes des gouvernants turcs.
Lors de ce sommet, l'Europe - et avec elle notre pays - a été humiliée. Humiliée parce qu'elle s'est présentée en position de faiblesse face au premier ministre turc, en donnant l'impression de vouloir à tout prix obtenir un accord. Humiliée parce qu'elle s'est abaissée à retenir les Turcs par les basques lorsqu'ils ont joué la grande scène de «Retenez moi ou je fais un malheur !». Humiliée parce que l'air piteux de ses responsables politiques contrastait avec l'attitude impérieuse et arrogante de leurs homologues turcs.
Elle a été humiliée encore parce que, pendant que les dirigeants des «Vingt-Cinq» se réunissaient lors d'un dîner pour débattre du dossier, le premier ministre turc, Recep Erdogan, qui avait fait le déplacement à Bruxelles, était tenu au courant minute par minute de ce qui se passait dans la salle du banquet et donnait l'impression de dicter du dehors ses conditions.
Installé avec une suite impressionnante à l'hôtel Conrad - que «Le Figaro » présente comme «le palace bruxellois favori de Jacques Chirac » - le premier ministre turc suivait le résultat des discussions grâce à son téléphone portable.
A la fin du dîner, le résultat des discussions entre Européens lui est arrivé directement par télécopie. Traduit en turc, le texte provoque une crise de fureur chez Erdogan, qui hurle que «ça ne se passera pas comme ça !». Le premier turc convoque par téléphone son homologue néerlandais, qui préside la réunion sur l'adhésion, pour un tête à tête de deux heures. Jan Balkenende - qui, raconte «Le Figaro», est «surnommé Harry Pot ter en raison de sa bouille enfantine» -s'affole des menaces du Turc, qui annonce qu'il refuse les accords et que son avion est prêt à décoller: pas question pour lui d'accepter les clauses demandant à la Turquie de reconnaître le génocide arménien et l'existence de Chypre, membre de l'Union européenne.
Alerté par Balkenende, Tony Blair propose ses bons offices, intervient pour faire accepter par ses collègues européens les changements exigés par Erdogan, tandis que Jacques Chirac distille à qui veut l'entendre, qu'il refuse de blesser le premier ministre turc pour «quelques détails techniques». De sa suite, ce dernier fait savoir qu'il est «très déçu» et décidé à rentrer. «Panique au Conseil», note la correspondante du «Figaro».
Un dernier rendez-vous avec Balkenende permet de gommer les mots qui fâchent, de les remplacer par d'autres, dictés par Erdogan. Impatients d'en finir, «les dirigeants européens acquiescent en coulisses: Erdogan peut rentrer à Ankara, conclut la correspondante du quotidien français. Il a gagné la partie. »
La population turque en est d'ailleurs si consciente qu'elle réserve à son premier ministre un accueil de vainqueur à son retour en Turquie. A Istanbul, puis à Ankara, des milliers de personnes se pressent autour de lui, allument en plein jour des feux d'artifice, brandissent des pancartes qualifiant Erdogan de «conquérant de l'Europe» : le titre donné en son temps à Mehmet II, le sultan qui mit définitivement fin en 1453 au millénaire empire chrétien de Byzance en s'emparant de Constantinople et en transformant en mosquée la cathédrale Sainte-Sophie, lieu sacré pour des millions d'orthodoxes à travers l'Europe de l'époque. Humiliée, l'Europe a capitulé. Capitulé sans conditions, en acceptant d'ouvrir les négociations d'adhésion malgré le refus de la Turquie d'accepter tels quels plusieurs des critères auxquels était soumise son entrée dans l'Union européenne.
Elle a capitulé en acceptant d'évacuer provisoirement le dossier kurde. Mais tout le monde sait qu'une éventuelle ouverture de ce dossier, lors des discussions préliminaires à la réunion du 3 octobre 2005 serait l'occasion d'un nouvel éclat de voix turc. Les «diplomates» l'ont d'ores et déjà signifié à leurs interlocuteurs.
L'Europe a capitulé en tolérant que le premier ministre turc refuse de se plier à la clause de reconnaissance de l'Etat de Chypre, pourtant membre de l'Union européenne. Les dirigeants européens ont feint de croire que l'engagement de signer une vague clause douanière annonçait cette reconnaissance. Mais Erdogan ne fait même pas mine d'entrer dans le jeu. Les Turcs sont catégoriques : «Absolument pas, dit-on à Ankara. Il n'en est pas question.»
L'armée turque occupe depuis trente ans le nord de l'île, «protégeant)) derrière une ligne de démarcation un état fantoche, la "république turque de Chypre", avec 30 000 hommes envoyés par Ankara. Les militaires et les milieux nationalistes turcs ne veulent pas entendre parler de reconnaissance d'un Etat réunifié, à majorité grecque.
Zone de Texte: "Humiliée, l'Europe a capitulé sans conditions".Erdogan sait qu'il sauterait dans les vingt-quatre heures s'il cédait là-dessus. C'est pourquoi il a fait un casus belli du critère chypriote: «Nous n avons rien signé qui puisse impliquer directement ou indirectement la reconnaissance de la partie chypriote-grecque de l'île, a affirmé Abdullah Gül, le ministre turc des affaires étrangères. Notre gouvernement a fait en sorte que cette signature ne puisse pas être considérée comme une reconnaissance.»
L'Europe a capitulé égaiement sur un point touchant directement à ses intérêts vitaux; en acceptant, conformément aux exigences turques, de supprimer les ((clauses de sauvegarde permanente)) permettant aux états membres, après adhésion de la Turquie, de fermer leurs portes, pour un temps non défini, aux travailleurs turcs.
Lorsque l'on sait qu'un récent sondage Gallup, effectué en Turquie à la mi-novembre, indique que 44% des habitants de ce pays affichent leur intention de déménager pour trou ver du travail en Europe, en cas d'adhésion à l'Union européenne, tout commentaire est superflu. Les dirigeants européens, et notamment français, qui ont accepté la suppression de cette clause de protection de leurs travailleurs ont choisi d'endosser une responsabilité historique dans les prévisibles répercussions de ce renoncement.
Il y a un point important sur lequel l'Europe n'a pas capitulé : la reconnaissance par le gouverne ment d'Ankara du génocide perpétré contre la communauté arménienne en 1915. Elle n'a pas capitulé parce qu'elle a escamoté le problème, sachant que les Turcs se montrent irréductibles dans leur refus non seulement de «faire repentance», mais tout simplement de reconnaître l'existence d'un drame qu'ils nient purement et simplement.
L'avant-veille du sommet, le ministre français des Affaires étrangères, Michel Barnier, a tenu à préciser que -contrairement à ce que l'on attendait - la France ne faisait pas du génocide arménien un préalable à l'ouverture des négociations pour l'adhésion de la Turquie. Mais le ministre ne s'en est pas moins montré d'une fermeté d'acier en précisant sans rire: « C'est une question que la France va poser. »
Michel Guévidian, président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, estimait quant à lui que les chefs d'Etat et de gouvernement commettraient «une gaffe monumentale» s'ils retiraient la question arménienne des clauses préalables à l'adhésion et donnaient un feu vert sans conditions à l'ouverture des négociations.
Zone de Texte: "Remettons les pendules à l'heure, quant à la soi-disant liberté de culte en Turquie".Appartenant à un royaume chrétien médiéval annexé par les Ottomans, les Arméniens étaient 2 millions au début du XXème siècle dans les limites de ce qui est l'actuelle Turquie. Ils ne sont plus que 70 000. On peut d'ailleurs considérer que, génocide mis à part, c'est l'ensemble des chrétiens de Turquie qui ont été brimés depuis un siècle. Il n'y a pas qu'en Irak ou en Syrie, voire au Liban, que des communautés bimillénaires sont pourchassées ou intimidées. La seule différence est qu'en Turquie le travail est déjà fait: les chrétiens n'y représentent plus que 0,1% de la population totale, eux qui constituaient 12% de cette population voici un siècle.
L'islamologue français Gilles Kepel, expert réputé sur le plan international, expliquait le 13 décembre sur «ParisPremière», en remettant les pendules à l'heure quant à la soi-disant laïcisation de la Turquie par Mustapha Kemal et ses successeurs et à la prétendue tolérance à l'égard de la liberté de culte: «Il faut quand même rappeler qu'il y a 99% de musulmans en Turquie. C'est un pays laïc qui, paradoxalement, s'est constitué en faisant que tous ceux qui n'étaient pas musulmans, à part les juifs d'Istanbul, ont tous dû partir.» Il semble, mes chers amis, que MM Chirac et Barnier ne regardent pas les chaînes câblées. Mais soyons quand même rassurés : d'ici à 2025, la question arménienne sera posée par la France. C'est le ministre qui l'a dit...
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