l'Antichrist | Citation :
Ce qui est parfois difficile avec vous, c'est de savoir si vous parlez en votre nom ou pas. Quoiqu'il en soit, je ne suis pas trop d'accord avec plusieurs points de l'interprétation des stoïciens en général et du stoïcisme d'Epictète en particulier que vous donnez là.
Comme je comprends les grecs, leur liberté était tout ce qu'il a de plus concret. Ce n'était pas un état, quelque chose qui est, et ce n'était pas plus un avoir, quelque chose de donné, encore moins une qualité. C'était une action, le mouvement en lui même. La participation politique active, le fait de faire de la philosophie, se cultiver, l'agôn, ..., ce qui était contraire à la nécessité, c'était la liberté même et par conséquent le privilège d'hommes qu'on peut qualifier de "libres". Epictète est en rupture par rapport aux anciens stoïciens grecs. Sa liberté est la liberté d'un esclave : l'antique liberté a été réduite à un mouvement intérieur et elle n'est d'ailleurs pas tant éloignée que ça de la nôtre. En ce sens, elle n'a rien d'absolu. Elle se contente de ne viser qu'à ce que peux prétendre et atteindre un esclave : se tordre la vue pour croire qu'il veut ce qui est déjà.
Aussi, la distinction que vous établissez entre le sage et l'insensé me paraît relever d'une lecture pour le moins radicale. Soit, le monde est parfait, parfaitement juste et bon. Le sage idéal est en conformité avec la nature et procède donc de la même perfection. Il est l'excellence même, "la" vertu incarnée. Cela ne signifie pas pour autant qu'un insensé ne puisse pas trouver son chemin pour s'y conformer à son tour, ou tout du moins en partie. D'autant plus que le travail d'Epictète est essentiellement tourné vers l'intérieur: si l'homme "vicieux" ne pouvait élire d'autres représentations pour se gouverner, notre stoïcien se retrouverait en profonde contradiction avec sa philosophie. Bref, le destin ne peut pas être l'immuabilité (contrairement au tout).
Pour conclure, "dompter le désir" me paraît directement découler de cette conception de la liberté d'un esclave. Dépasser la nécessité tout en l'acceptant, se trouver dans la liberté est à mon sens une voie infiniment plus riche.
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Je vous répond bien tardivement, contraint, comme ce soir, de profiter d'un moment de liberté ! A vous lire attentivement, je me rends compte que le désaccord, sans être insurmontable, est bien réel.
Tout dabord, puisquil sagit de "parler en son nom" (cette phrase est philosophiquement la plus intéressante de votre post - nous y reviendrons - justement parce quelle saccorde à la perfection avec le stoïcisme impérial et particulièrement avec le stoïcisme dEpictète...), cest-à-dire de garantir la rectitude de son discours, den assurer la sincérité philosophique, ce qui fait son identité, et puiquavec Epictète et le stoïcisme impérial leffort philosophique doit justement être tendu vers le projet de guérir lâme humaine du mal qui la ronge, je tiens à avertir que je ne cherche nullement dans ma réponse à pervertir votre compréhension du stoïcisme dEpictète en versant dans une érudition sans rapport avec votre vécu. Si la philosophie est guide de vie, si les explications ne valent que dans la mesure où lon doit les mettre en pratique, mieux vaut en effet, plutôt que de se répandre en discours sur les principes, agir selon ces principes : il sagit donc ici, non de sombrer dans les errements philologiques ou dans le désir de prendre le dessus dans une discussion sur les subtilités du stoïcisme, mais de vouloir défendre les valeurs auxquelles on croit, cest-à-dire de mettre en pratique cet engagement sur le chemin de la sagesse, de sinstaller "dans la liberté", en entrant consciemment et résolument dans la logique de leffort qui doit être celle du philosophe, du progressant, de laspirant à la sagesse et qui fait toute sa différence avec linsensé...
Car, quel est précisément ce mal qui ronge lâme de linsensé ? La distance par rapport à soi-même. Linsensé ne se sait pas atteint de ce mal et vit donc sous le règne des passions et sous le joug de lopinion. Lopinion extérieure entretient lillusion de la bonne santé. Si linsensé paraît bien portant mais ne lest pas, cest précisément parce que la maladie est englobée dans la logique de lapparaître. Les hommes vivent dans un monde dillusions, mais pourquoi un éclair de lucidité ne les effleurent-ils jamais, éclair qui leur ferait briser le joug qui les oppresse et les détruits ? Parce que lorganisation de la communauté entretient cette illusion. Contrairement à ce que vous laissez entendre (je peux me tromper car vos contributions miment souvent plus les ressources dun enseignement oral, comme cela se voit dans les Entretiens dEpictète, que la rigueur et la précision "géométriques" des écrits que jaffectionne
), il y a bien une critique sociale chez Epictète et chez tous les stoïciens ! Pour Epictète, la civilisation nest que la forme monstrueuse des vices hypostasiés en habitudes collectives. En elle tout nous éloigne de la raison comme critère déterminant lhumanité : la culture nest quune culture dextérieur, dapparence et dapparat. Lhumanité vit en dehors delle-même. La société forme un asile de fous où les hommes luttent pour le pouvoir, pour la reconnaissance... Comment considérer "heureux" des êtres qui vivent dans la fuite permanente deux-mêmes ? Il ny a pas dhommes dans cette société où chacun vit prisonnier du regard dautrui. Le stoïcisme dEpictète, qui rejoint en cela celui de Sénèque, est une philosophie du bonheur et non une idéologie du bonheur.
Cest pourquoi, il nest pas possible de confondre linsensé et le progressant, même si, bien évidemment, le philosophe est celui qui a quitté le stade de la sottise : le philosophe est un insensé qui a pris conscience de son ignorance (votre remarque me frappe par sa naïveté : "si l'homme "vicieux" ne pouvait élire d'autres représentations pour se gouverner, notre stoïcien se retrouverait en profonde contradiction avec sa philosophie. Bref, le destin ne peut pas être l'immuabilité" ). Ce qui, en revanche, ne signifie pas que cet arrachement soit facile ni spontané. Cest dans le lien tissé entre deux hommes, le maître et le disciple, que léducation morale peut se hisser jusquà la perfection. Léducation philosophique, chez tous les stoïciens impériaux, ne doit jamais tomber dans la perversion de lérudition et oublier que la philosophie est lamour de la sagesse et pas du tout lamour des mots. Le lieu de lexercice de la philosophie est la vie et non la salle de conférence. Voilà ce quil faut entendre par lépibolé, la "tendance davant la tendance", que je signalais dans mon introduction et qui est la condition préalable de lexercice de la philosophie. Le maître doit être un directeur de conscience, bien plus quun simple enseignant, exaltant son élève, dans ses paroles ou dans ses écrits, à suivre les préceptes stoïciens. Lexaltation de lélève provient aussi et peut-être dabord de lamitié qui lunit à son maître, elle repose sur une sympathie mutuelle dont le nerf est lentraide : le maître nest pas un sage mais simplement plus avancé que son disciple sur le chemin de son humanité. Il indique les défauts encore à éliminer et les progrès encore à réaliser. Il jauge et juge lactivité de son disciple. Mais, en indiquant au disciple la voie à suivre, il se lindique à lui-même et ravive ainsi pour lui-même les préceptes stoïciens. Tel est le fond dune amitié (ou d'un amour) véritable : elle produit quelque chose.
La direction spirituelle est donc lun des remèdes proposés par le stoïcisme impérial pour tirer linsensé de la foule et de la houle que constitue lensemble des malades de la société humaine. Cest dans le rapport intime du maître et de lélève que se constitue un lien médical : par les exhortations, les conseils ou les blâmes, le maître se hisse et hisse le disciple à la véritable humanité. Et le stoïcisme dEpictète néchappe pas à la règle : certes, le Manuel se présente dabord comme un bréviaire qui accompagne le progressant en ravivant en lui, par de courtes sentences, les dogmes fondamentaux du stoïcisme. Mais lon retrouve dans ses Entretiens toutes les qualités orales présentes dans la Lettre à Lucilius de Sénèque ! Voici, pour faire vite, ce que J. Souilhé en dit dans son introduction de lédition des Entretiens dans la collection des Belles Lettres (1962, p. 28) : "En véritable avocat, il défend avec éloquence son opinion contre lopinion adverse et met à son service toutes les ressources de la rhétorique : images saisissantes et comparaisons ingénieuses, variétés du ton, qui passe parfois sans transition du sublime à la familiarité la plus hardie ou la plus plaisante, du drame à la comédie, âpres invectives ou exhortations pressantes, récits pleins de verve et anecdotes pittoresques... Tous ces ornements dont se paraient les harangues des tribunaux et que la diatribe populaire avait recueilli, Epictète en fait profiter à son tour la philosophie. Mais ce ne sont pas dans son esprit de simples fleurs de rhétorique destinées à charmer les oreilles et à relever le talent de lorateur. Tous ces procédés tendent, en effet, uniquement à éclairer les intelligences et surtout à exciter la volonté."
Cest pourquoi, et je le répète avec force, le Manuel ne sadresse quau progressant, à laspirant à la sagesse, au philosophe, cest-à-dire à celui qui, dans son rapport au maître, a pris conscience de la maladie qui gangrène le bon exercice de sa raison. Linsensé, à la différence du philosophe, ne considère son action quautant quelle a une valeur pragmatique : il ne fait pas retour sur les conditions ontologiques ou axiologiques de ses actions. Esclave de la quotidienneté, il na pas pris conscience de la nécessité dun "retour-sur" afin de juger de laspect convenable ou non de ses actions.
Insistons encore en posant la question de fond, celle que vous deviez me poser : dans quelle disposition doit se trouver le philosophe ? Lorsque vous signalez une "rupture" entre le stoïcisme et la philosophie grecque ainsi quentre le stoïcisme dEpictète et le stoïcisme en général, jai limpression que vous réagissez plus en historien de la philosophie quen philosophe. Or, vous semblez ne pas voir qu'il y a justement un sol commun de laristotélisme et du stoïcisme précisément sur la question de lacte. Cette question engage non seulement une réflexion sur la morale en droit du progressant mais aussi sur le statut de lesclavage sur lequel nous reviendrons.
Comme vous le savez, pour Aristote, le mouvement pur culmine dans lobtention dun résultat extérieur pour ce mouvement. Mais le mouvement pur est aussi ce qui est susceptible de sanalyser entre le cheminement vers le résultat et le résultat lui-même. Le mouvement est donc nécessairement imparfait puisquil ne prend sens quà la fin. Son imperfection est pourtant nécessaire puisque sans elle on nobtiendrait pas le résultat. Il faut passer de la puissance à "de plus en plus" dacte pour arriver à lacte. Le saut qualitatif dépend d'une succession quantitative. Sans cette possibilité de lactualisation, lacte naurait jamais lieu. Le mouvement imparfait est donc nécessaire. Or, les Stoïciens pensent précisément la perfection mais aussi les moments imparfaits qui précèdent cette perfection et qui tendent vers elle.
Dèslors, la distinction que vous posez entre une liberté en acte, inconnue de lesclave Epictète, et donc de nous ("l'antique liberté a été réduite à un mouvement intérieur et elle n'est d'ailleurs pas tant éloignée que ça de la nôtre" ) et une pensée libre mais purement formelle, ladoption de ce qui nest manifestement à vos yeux quune posture-imposture, un cadre vide qui ne pourra jamais se remplir ou connaître "une expansion du contenu" pour reprendre l'expression hégélienne ("se tordre la vue
" ), qui finalement refuse toute "édification" morale, me paraît bien restrictive. Epictète est lexemple typique du philosophe (pleinement en accord avec lui-même, c'est-à-dire avec sa position sociale) qui a pris conscience, non du fait que la liberté nexistait pas, quelle était seulement dans loeil de celui qui regarde, mais de la véritable nature de la liberté, par delà les images séduisantes et fausses véhiculées par lopinion (n'est-ce pas au fond le sens de votre "...et elle n'est d'ailleurs pas tant éloignée que ça de la nôtre" ?) : la liberté se trouve dans la pureté de l'intention ! Rien, pas même le Destin, ne peut nous empêcher de vouloir véritablement bien faire (et non "croire vouloir", comme vous dites), c'est-à-dire de tout mettre en oeuvre pour la réussite de l'action.
Cette liberté morale n'est pas une ascèse au sens où elle serait une reconstruction d'un monde tel qu'on le souhaite pour mieux le supporter et pour, au final, se placer au dessus de soi. Il suffit au contraire d'être soi. L'acquisition de soi n'est pas sinistre même si les efforts à consentir sont importants. La douleur de l'arrachement par rapport à la vie commune des hommes cache, pour qui sait rester constant dans ses résolutions, la joie d'être dans la pure adéquation à soi, d'être soi-même avec soi. S'arracher du règne de l'opinion et de la masse permet d'acquérir sa véritable nature et une véritable joie ! Mais il ne s'agit pas non plus pour l'aspirant à la sagesse de se considérer comme une totalité close sur elle-même. Point de liberté sans une ouverture sur l'univers. Mais dans son rapport à l'extériorité, dans ses pensées et ses actions, le philosophe reste maître en sa demeure parce qu'il reste maître de son principe directeur. Loin de la multiplicité des passions qui ventilent le moi dans l'extériorité, le philosophe se resserre sur son principe directeur pour n'obéir qu'à soi. Or, cette obéissance ne relève pas de la contrainte. Faire l'acquisition de soi ne conduit pas à une obéissance forcée de l'ordre de celle que le maître réclame à l'esclave. Au contraire, il s'agit de devenir son propre maître. Pour cela, il s'agit de comprendre qu'on ne peut pas être esclave du Souverain Bien. C'est justement quand on maîtrise son principe directeur qu'on quitte la sphère de la servitude. Une fois parvenu à ce stade, c'est moi, c'est moi tout entier, qui me pose comme l'initiative de mes actions et de mes pensées. On peut dire en ce sens que j'élimine les pensées contaminatrices c'est-à-dire les pensées qui me sont extérieures. Quand je pense, c'est moi qui pense. On retrouve ce processus dans le domaine de l'action. La maîtrise de l'hégémonikon est la maîtrise de ce que je suis dans toutes les dimensions de mon être. En ce sens, l'obéissance au principe directeur fait exploser les cadres stricts et rigides de la domination et de la servitude. Obéir à soi-même, c'est être véritablement libre. Qu'importe les contraintes sociales, qui aux yeux des autres hommes me font passer pour un esclave, puisque celles-ci ne dépendent pas de moi : je ne suis donc pas un esclave.
Votre position fait donc immanquablement penser à un relativisme (on vous en a d'ailleurs fait le reproche ici même, dans la suite de la discussion sur la question du bien et du mal...) et c'est justement le reproche que le stoïcisme fera à l'aristotélisme. Pour Aristote, c'est en s'exerçant au courage, par exemple, qu'on devient courageux. De là naît la disposition au courage qui se développe et devient spontanée. Pour bien agir, il s'agit néanmoins d'obéir au critère du juste milieu, c'est-à-dire à une exigence théorique abstraite faite d'un ensemble de paramètres, critère non universel puisqu'il est différent selon les situations. Si la bonne action n'existe qu'au travail, dans le devenir, et que le juste milieu n'est pas codifiable, l'homme vertueux tenant lieu d'homme-mesure, comment distinguer l'homme qui tente d'être vertueux et l'homme vertueux ? Aristote répond que je sais que j'atteins le bon nombre d'actes vertueux grâce aux affects que sont le plaisir et la peine. Je sais que je trouve le juste milieu quand j'éprouve le juste milieu dans le plaisir et la peine. Ainsi, tout homme peut apprendre à bien agir grâce au maître et au couple du plaisir et de la peine. Mais, puisque l'humanité se distingue de l'animalité par la raison, Aristote se corrige en introduisant la procédure de la règle droite (orthos logos) : volonté bonne - délibération - choix délibéré : puisque la délibération, comme détermination des moyens, peut servir à des fins vicieuses, la moralité se situe au niveau de la fin, c'est-à-dire dans la volonté bonne en elle-même. Bref, on ne détient pas le critère de la volonté bonne si ce n'est ce que choisit un homme reconnu bon ! Pour les stoïciens, l'aristotélisme souffre du même défaut que le platonisme : l'action bonne est conçue sur le modèle technique : on s'essaye d'abord, par tâtonnement, à être vertueux, le bien relève d'une recherche concrète du juste milieu, conformément à un modèle naturel (qui est celui d'Aristote) et il échappe donc à l'usage normal de la raison. En droit, le progrès moral est possible (c'est en répétant les bonnes actions que je peux parvenir à la vertu), mais en fait, il est inacessible (la juste mesure n'est pas évaluable, du moins par la raison).
Or, bien agir est une forme d'identité à soi qui doit, pour être actualisée, être séparée de tout ce qui n'est pas elle. Cet instant de coïncidence définit le sage, sagesse qui rend nécessaire la morale du progressant. Pour donner un sens à la vie humaine et à la vie sociale, pour savoir quoi faire, pour orienter l'action, il faut penser la continuité entre la morale du sage et celle du progressant, il faut tenter théoriquement l'articulation entre les deux morales. La morale du progressant n'est donc nullement une morale adaptée, une morale pour les insensés à laquelle on concède vaguement le nom de "morale".
Le monde appelle à l'action : projeté dans le monde, l'homme ne peut faire autrement qu'agir. L'homme agit parce que, comme les animaux, le principe spontané de sa nature est la conservation. Le développement humain est un processus qui débute par la sensation et qui est relayé par la raison. Agir, au sens fort, c'est agir rationnellement. La sphère de l'action humaine est la société. Mais si seul compte le bien moral, c'est-à-dire l'action dans laquelle j'affirme ma liberté absolue, l'action qui ne dépend que de moi, si tout le reste est indifférent parce qu'il dépend du Destin, à quoi bon agir ? C'est à ce problème que répond la théorie des "actions appropriées" ou "actions convenables" (les Kathékonta). Le progressant n'est pas un sage : il est loin de la certitude absolue dans toutes les circonstances de la vie. Bien souvent, il doit vivre dans le vraisemblable. De la même façon que Descartes, qui n'a pas encore fondé la métaphysique dans son projet de fondation des sciences, est conduit à ériger une morale provisoire, le progressant doit aussi vivre dans le probable, c'est-à-dire dans le souci de la vie quotidienne. Or, pour la vie, il est préférable d'être riche que pauvre, d'être en bonne santé plutôt que malade. Les indifférents ne sont pas des biens moraux : ce n'est pas pour cela qu'ils constituent une masse informe. On peut établir une hiérarchie entre la santé et la maladie, la première étant préférable à la seconde. Certains évènements sont plutôt positifs ou négatifs. Qu'indique la raison ? Or, les raisons sont suffisantes de préférer la santé ou l'absence de douleur. Même si ces évènements ne dépendent pas de nous, nous devons les préférer à des évènements mettant en danger notre conservation. Ainsi, Sénèque n'interdit pas l'argent au philosophe dans la mesure ou celui-ci peut le faire partager à ceux qui le méritent. La bonne utilisation de la richesse permet la réalisation d'actions appropriées : donner de l'argent pour remplir ses devoirs de citoyens ou ses devoirs d'amis. La richesse, la santé et les autres préférables n'empêchent pas l'exercice de la sagesse. La prodigalité passe par la richesse, comme chez Aristote. Bien utilisée, la richesse est un avantage. Bref, certains évènements sont bons pour nous, même s'ils ne sont pas dans la sphère du bien moral. On peut légitimement préférer l'absence de douleur à la douleur. Mais quand la douleur est présente, il ne faut pas oublier qu'elle n'est rien pour nous parce qu'elle ne dépend pas de nous.
Il est donc possible de penser le rapport entre une liberté en acte et une liberté en mouvement.
La liberté en acte est une perfection, cest-à-dire un état de constance dans lequel lunité et lidentité à soi est retrouvée. Cette liberté est celle du sage qui a retrouvé sa cohérence naturelle et qui désormais veut toujours (et le vouloir véritable nest que dans le toujours), spontanément, lordre universel. Plus que "l'excellence" des vertus, la "vertu incarnée", comme vous dites, la constance est la marque de l'accès à la sagesse. Elle marque la stabilité de l'âme face aux perpétuelles changement des choses et à la continuelle variation des évènements. Autrement dit, la constance est moins une vertu particulière qu'une attitude de l'âme qui engage toute la personne du sage et qui, de ce fait, s'identifie à la sagesse. La constance marque l'état de solidité de l'âme parvenue à sa pleine possession, à sa pleine auto-possession. C'est là l'héritage aristotélicien du stoïcisme : le sage est pleinement en acte, il a actualisé toute la liberté qu'il avait en puissance, il est spontanément libre et n'a plus besoin de protocole de délibération.
Dèslors, selon la métaphore filée du théâtre, présente dans le Manuel d'Epictète, le sage invente son rôle en le jouant ! Le sage est à distance de tout, y compris de son propre rôle : il aime son texte, il le joue parfaitement mais n'est pas affecté par les évènements qui ne sont que des péripéties d'une pièce. Le personnage réactive le passé ou anticipe le futur ; l'acteur, quant à lui, est toujours au présent. Le sage s'arrache à son propre rôle. Il se souvient qu'il est déterminé par les causes du Destin, auteur et metteur en scène. Cependant, par la discipline du désir, qui lui a permis de revenir à lui-même dans un mouvement de concentration, de prendre conscience de son Moi dans le cadre du Grand Tout, le sage s'institue en quasi-cause des évènements puisqu'il veut (et aime) ce que veut le Destin. Le sage se hisse, en tant que quasi-cause, à la hauteur du metteur en scène. La conversion de son regard est achevée quand il s'identifie au regard de la Providence : ainsi l'appréciation concernant les hommes est-elle fondée en raison, c'est-à-dire autant au niveau de la Raison Universelle qu'au niveau de la raison humaine. En d'autres termes, le sage peut jouer tous les rôles. Heureux de tout, le sage ne demande pas une autre pièce ou un autre rôle : il sait que le rôle qu'il lui a été assigné est celui qui convient le mieux, à la fois pour lui et pour la pièce tout entière. Ainsi, le sage assiste au spectacle sous deux points de vue complémentaires qui constitue son identité. Il contemple à la fois le spectacle des hommes-marionnettes et le spectacle de la Nature Universelle. Ce double regard définit son identité : il s'imprègne de son rôle par cette double vision tant et si bien qu'il en arrive à improviser son rôle. Il est quasi-cause de son texte parce qu'il est quasi-cause des événements.
Certes, l'attitude du progressant est toute différente : il doit tenter d'apprivoiser son rôle. Il doit répéter les exercices comme le comédien répète ses scènes. Mais à travers les exercices, dans les efforts pour éviter le dérèglement des passions et la variation perpétuelle des opinions, en construisant petit à petit son âme-forteresse, dans tous ces moments, nécessairement imparfaits, du travail sur soi, le philosophe cherche à acquérir la consistance. Or, la consistance est un mouvement : elle tend vers le repos, c'est-à-dire vers la constance. En ce sens, la consistance est un mouvement dont la portée est sans commune mesure avec votre bien sévère et pessimiste "mouvement intérieur". La constance marque un saut qualitatif qui vient achever tout un travail de la consistance qui consiste en une suite de changements quantitatifs. Pour illustrer ce mouvement, la métaphore de la voûte, employée par Geneviève Rodis-Lewis, semble extrêmement pertinente : La morale stoïcienne est une morale de la consistance comme la voûte se construit pierre après pierre. La constance est la clef de voûte qui seule fait tenir tout lédifice. Il faut commencer à construire même si cet état est précaire, afin dachever la construction. La constance, en tant quelle est la clef du système, fait passer lhomme à son stade ultime, dans la pure identité à soi. La nature de lhomme est retrouvée, mais devenue par le travail de la consistance. La constance effectue le même passage que lAufhebung de Hegel : elle conserve tout en transcendant.
Ainsi, dans le mouvement de la consistance, le philosophe doit vivre une conversion, se délester de son attachement aux évènements afin de découvrir son vrai Moi, se défier de la contingence des évènements, cesser de se confondre avec la succession causale à loeuvre dans le réel pour se ressaisir comme moi pur. Comment ne pas voir lhéritage platonicien du Banquet ou la figure de Socrate qui cristallise la réunion du vouloir et du savoir ? Le chemin est difficile, long et pénible mais pas insurmontable. Il suffit de sengager pour combattre la difficulté en la vivant et en lexpérimentant. Si lon ne sengage pas, on peut se tromper sur la fausse difficulté que recèle la voie. Cest le début du chemin qui est le plus difficile et le plus décourageant. Ce qui est difficile, cest de se délivrer du poids de son passé dinsensé. Le stoïcisme encourage donc à agir et la première véritable action, véritable parce que libre et libératrice, consiste à sengager sur le chemin de la sagesse. |