Jusqu'ici, partout dans le monde, les ordres de marché étaient exécutés jusqu'à deux jours après la décision d'investissement. L'achat ou la vente d'un titre était ainsi effectif, avec la transaction concrète du cash et du titre, le « règlement-livraison », à T + 2. Les Etats-Unis, mais aussi le Mexique et le Canada, ont décidé de réduire ce délai d'un jour, à T + 1, à partir du 28 mai. En Asie et en Europe, c'est l'affolement. « Les portefeuilles de titres internationaux seront plus compliqués à gérer », s'inquiète Inès de Trémiolles, directrice monde du trading chez BNP AM.
Les acheteurs et vendeurs d'actions et d'obligations en dollars devront se procurer ou céder des dollars contre une autre devise dans un délai plus court. Or selon l'Association européenne de l'industrie de la gestion d'actifs, l'Efama, 42 % des portefeuilles d'actions européens sont investis en titres américains. Les sommes en jeu sont donc colossales. « Tous les frais liés à ce passage au T + 1 seront in fine répercutés sur les investisseurs finaux, les épargnants », prévient un gérant. Les professionnels du secteur identifient cinq sources de coûts liées à ce bouleversement pour les sociétés de gestion, déjà mises sous pression par l'inflation des salaires et la multiplication des contraintes réglementaires.
Pénalités multipliées
Comme les dépositaires, qui gèrent les règlements-livraisons, imposent d'avoir validé la transaction et effectué le change la veille du règlement-livraison, tout devra aller très vite, en T0. « Or tout cela prend du temps, il faut confirmer la transaction, trouver des dollars ; parfois, le compte d'une banque a changé, le titre est difficile à localiser, ou l'arrondi sur le prix n'est pas le même, les Japonais arrondissent par exemple au-dessous, au lieu de l'arrondi le plus proche en Europe », s'affole un spécialiste. Il craint que les cas de défaillances de transactions qui n'auront pas pu être validées dans les temps se multiplient.
Lorsqu'il y a une défaillance et que le règlement d'une opération échoue en Europe, la Central security depository regulation (CSDR) applique des pénalités. « Ce mécanisme de pénalité n'existe pas aux Etats-Unis », note Mathilde Le Roy, responsable du droit des marchés financiers à l'AFG. En Europe, la réglementation reste inflexible. « Le gendarme des marchés financiers européens, l'Esma, a rendu son rapport préliminaire fin mars : toutes les demandes de tolérance formulées par l'Efama ont été rejetées, qu'il s'agisse des tolérances sur les ratios de liquidité, sur les limites d'emprunt ou sur les pénalités de la CSDR », constate-t-elle.
Avant le passage au T + 1, les équipes de trading pouvaient attendre le jour suivant pour se procurer le change relatif à leur transaction
- Inès de Trémiolles Directrice monde du trading chez BNP AM
Le coût du change
Les sociétés de gestion devront donc s'assurer d'avoir le change nécessaire en dollars le jour même du passage de l'ordre. « Or c'est à 16 heures à Londres sur le marché Forex, c'est-à-dire 11 heures à New York, que le marché des changes (Forex) est le plus liquide et le moins coûteux », prévient Inès de Trémiolles. Ce qui sera beaucoup trop tôt dans la journée pour effectuer le change pour les transactions effectuées sur le marché américain. D'autant que pour trouver des acheteurs et vendeurs facilement, sur le marché le plus liquide pour les actions et les obligations américaines, l'heure la plus propice est à 16 heures à New York (en Europe, les marchés sont alors fermés), lorsque tous les fonds indiciels débouclent leurs transactions. « Avant le passage au T + 1, les équipes de trading pouvaient attendre le jour suivant pour se procurer le change relatif à leur transaction », regrette Inès de Trémiolles. Désormais, le change devra donc se faire en fin de journée, à un coût plus élevé.
Des coussins de liquidité supplémentaire
Lorsqu'un épargnant décide d'investir dans un fonds, cet investissement est tout de suite placé par le gérant, alors que le règlement en cash d'entrée du fonds est effectif à J + 2. Jusqu'ici, il n'y avait donc pas de problème de décalage de trésorerie, puisque tous les investissements étaient débouclés à J + 2. Désormais, les sociétés de gestion devront débourser dès J + 1 cet argent qu'elles ne détiennent pas encore et se constituer des coussins de liquidité pour y faire face. Cet argent mobilisé a un coût. Par ailleurs, les sociétés de gestion qui empruntent pour investir - une pratique courante pour les fonds cotés (ETF) - auront moins de temps pour rappeler les titres empruntés, puisqu'il faudra débourser de l'argent un jour plus tôt. Ce décalage de trésorerie nécessitera aussi des réserves supplémentaires de cash.
Les équipes déplacées
Pour pouvoir valider leur transaction et effectuer leur change dans la foulée de leur passage d'ordre en toute fin de journée en Europe, les sociétés de gestion du Vieux Continent ont plusieurs solutions, toutes coûteuses : faire travailler plus tard leurs équipes en Europe, les déplacer aux Etats-Unis, ou externaliser leur table de trading auprès d'un autre asset manager présent aux Etats-Unis. Les grands groupes comme Amundi , Natixis IM, AXA IM ou BNPP AM ont déjà des équipes sur place, qui seront probablement renforcées dans les prochains mois pour répondre à ce nouvel enjeu. Mais elles ont dû, comme tous, améliorer et reparamétrer leurs outils technologiques pour s'adapter à ce changement, ce qui a engendré des frais supplémentaires. « Outre la technologie, la documentation juridique est à mettre à jour sur les sites Internet », note David Taieb, directeur des investissements cotés de Sienna IM.
Un risque accru sur le marché des changes
La réglementation encourage les acteurs de marché à utiliser un mécanisme de compensation sur les opérations de change, assuré par le CLS (Continuous link settlement, détenu par les grandes banques internationales). Lorsque les opérations se dénouent, il peut y avoir un décalage dans la livraison des devises, que le CLS compense. « Or une grande partie des opérations de change, qui se feront en fin de journée aux Etats-Unis, ne pourront plus passer sur cette plateforme dans les temps ; cette assurance ne pourra donc plus être activée, tout en restant une charge pour les asset managers », explique Inès de Trémiolles.
Ces derniers devront donc trouver des solutions de substitution pour éviter les décalages de paiement de devises, comme se constituer des réserves de liquidité en dollars. Il faut en effet à tout prix éviter de se retrouver dans une situation de défaillance de règlement, qui ternirait l'image du gérant. « Le CLS ne fera aucun changement quant aux horaires limites de règlement des opérations sur devises », regrette Myriam Dana-Thomae, directrice et chef de pôle des métiers transverses à l'AFG. Le CLS a fait savoir début avril qu'il ne changerait pas les délais opérationnels, notamment en raison de la nécessité de modifier la réglementation. Mais le plus grand système mondial de règlement de devises se dit prêt à revoir son jugement dans les mois qui viennent, avec une mise à jour prévue en juin et septembre.
L'Efama s'alarme aussi du risque systémique lié à l'absence du filet de sécurité du CLS. 40 % des opérations de change ne passeraient plus par le CLS. « Dans une journée normale, les montants [qui ne seront plus couverts] s'élèveront à 50-70 milliards de dollars, et des centaines de milliards dans une séance très volatile », déplore l'Efama. L'association rappelle l'épisode de la banque Herstatt, fermée en plein après-midi en 1974 : nombre de banques américaines n'avaient pas reçu de deutsche marks en échange de dollars, provoquant un arrêt temporaire du système mondial de compensation.
Les raisons cachées du changement
A l'heure de la digitalisation, un raccourcissement du délai de règlement-livraison peut sembler légitime. Le temps du T + 3, avant 2017, remonte à l'ère des courriers et des fax pour réconcilier les opérations. Il est aussi vrai que ce délai plus court réduit les risques associés au règlement-livraison. « Des transactions effectuées par Lehman Brothers en 2008 n'ont jamais été concrétisées ; il y a désormais un risque de défaut de la contrepartie plus court », explique un spécialiste. Mais une raison moins avouable peut relever d'une stratégie protectionniste de la part des Etats-Unis. Les opérations de change liées aux transactions devront désormais s'effectuer en fin d'après-midi aux Etats-Unis et dans la soirée en Europe. La liquidité va donc s'améliorer à ces heures-là. Une façon de rapatrier une partie des volumes du marché des changes de Londres, première place mondiale aujourd'hui, à New York, où le gros des opérations et les équipes se développeront.