Elle s'ennuyait, à crier.
Faut dire que sa vie n'était qu'une succession d'échecs, tous plus cuisants les uns que les autres. En virtuose du fiasco, elle persévérait dans la médiocrité.
Aujourd'hui elle s'ennuyait. C'était normalement l'occupation dévouée au mardi mais mardi étant tombé le premier jour du mois, jour réservé à la procrastination, elle avait dû repousser au mercredi. Le mercredi étant le jour du suicide raté, elle aurait au moins pu tenter de faire d'une pierre deux coups et mourir d'ennui, non? Enfin bon, moi j'dis ça, j'dis rien. Mais j't'en fous, le suicide raté était bien une des rares choses qu'elle réussissait
Elle en connaissait un rayon, en manières de casser sa pipe. Gauche, comme sa mère avant elle, et comme la mère de sa mère avant elle. Dans la famille, le suicide raté était une tradition, une sorte de tare congénitale qu'on se retransmettait comme la culotte de cheval ou le strabisme biglouchant. Elle avait naturellement tenté la défenestration, le grand saut dans le vide, mais son vertige latent l'avait conduit à se jeter du haut de la carpette. Elle avait atterri un demi centimètre plus bas, aussi vivante qu'un quart de seconde plus tôt. Elle avait bien entendu essayé de se jeter sous le métro, mais elle avait omis de se renseigner sur les horaires des attentats, en ce jour de juillet 1995. Elle avait du écouter toute la journée le haut-parleur lui nasiller dans les oreilles que pour cause d'incident technique, aucune rame n'était en circulation ce jour et que les postulants au suicide étaient priés d'aller se jeter sous un bus. Ce qu'elle tenta de faire, d'ailleurs. Seulement quand on se couche sur un passage clouté, histoire de ne pas salir sa petite jupe noire, on est soumis au code de la route qui vous donne priorité et interdit - c'est la loi - au bus de venir s'essuyer les pneus sur votre râble.
Et la pendaison, parlons-en de la pendaison. C'était d'un ridicule
Primo, on se pend avec une corde, ça mange pas de pain, c'est une sorte de tradition. Bon là, elle avait choisi de le faire avec un foulard, par pure coquetterie. Admettons. Mais surtout, deuxio : on prend soin de ne pas s'accrocher à un point dont la hauteur est inférieure à la taille du sujet à suicider. Malheureusement, quand on a le vertige on ne s'encombre pas à grimper sur un guéridon pour aller s'embobiner autour du lustre. Elle avait passé trois jours debout dans la penderie (penderie mon cul, oui !), accrochée à la tringle, tuant le temps le veinard en lisant les étiquettes des chemisiers.
Pas facile de s'ennuyer quand on songe déjà à demain. Demain, on est jeudi. Et le jeudi, c'est jour de la déception amoureuse. C'est un peu son jour préféré, le jeudi. Quand elle était gamine, c'était le samedi, son jour préféré, car c'était le jour des frites. C'est un samedi que sa mère avait pour la première fois essayé de passer l'arme à gauche, instaurant la longue tradition familiale du suicide raté. Elle avait surpris son père en train de besogner la voisine dans les renoncules et sa mère, elle y tenait beaucoup à ses renoncules. Elle était rentrée à la maison et était allée se faire couler un bain. Puis, après avoir fumé une dernière cloclope, elle était entrée dans l'eau avec la friteuse sous le bras. Elle se rappelle que son père avait ensuite conseillé à sa mère de brancher la friteuse avant de la plonger dans l'eau, sans quoi c'était aussi inefficace que pouvait l'être une cathédrale en l'an 156 avant Jésus-Christ
Elle se rappelle aussi que ce jour là les frites étaient moins amidonnées que d'habitude, mais qu'elles avaient un goût de savon.
Demain elle a prévu d'aller se faire conter fleurette par une espèce de brute épaisse, un de ces types hermétiques à la douceur et au romantisme, qu'elle a rencontré au bal de l'Amicale des Amis de la Pétanque en Treize Points du Boulodrome de Saint-Paul-Pied-de-Poule. On ne peut pas vraiment dire que ce soit ses dons de danseur qui lui aient tapé dans l'il, vu qu'il sarabande comme un pendu. Imaginons un routier bulgare qui aurait été élevé par des ours nazis dans les steppes mongoles et qui tenterait de s'adonner au boogie-woogie, non vraiment, ça confine à la malfaçon. En fait, ce qui l'avait attirée chez le gaillard, c'était cette franchise, cette simplicité, ce côté "pas du genre à chier dans l'ventilo", comme il disait dans un grand rire goguenard
Il l'avait ramenée chez lui, dans une maison sans architecture mais avec des jardinières aux fenêtres, ce qui laissait craindre la présence d'une femme dans les lieux. Elle lui avait d'ailleurs demandé:
- Dois-je craindre la présence d'une femme dans les lieux?
- Dame oui! Y'a maman qu'est là qui vit avec moi. A m'fait du manger pis a m' recoud mes affaires. Avant, c'était un peu comme ma femme, j'y f'sais des câlins pis des péripéties dans les fesses. Grand bien lui fasse, surtout depuis que ma lapine Paprika s'est faite écrabouiller par l'estafette du garde-champêtre. Mais maintenant, a l'est trop vieille, pis a l'est hémiplégique des deux cotés, pis a s'fait dessus sans arrêt, qu'on dirait un sémaphore au milieu d'un océan de pisse. C'est pas que j'suis gérontophobe, hein, mais c'est plutôt que pour aller lui bouturer le rhododendron, faut avoir son diplôme d'ostréiculteur, si tu vois qu'est-ce que j'veux dire!
Elle avait essayé autant que faire se peut de ne surtout pas voir ce qu'est-ce qu'il voulait dire mais elle savait bien qu'il allait lui falloir une bonne dose de sublimation pour accepter la suite qui se ferait sûrement en position verticale contre un mur.
Il l'avait emmenée dans une chambre qui sentait le bouc mouillé et un peu mort au milieu de laquelle il y avait un lit dont les draps ne devaient être lavés que les années bissextiles. Elle avait réfléchi à l'endroit qui serait le plus potable pour se faire dévergonder et, à force de volonté, avait conclu que le mieux c'était dans la chatte, en bonne paroissienne qu'elle était. La suite fut délectable, malheureusement je ne peux pas la dire (et c'est regrettable, ça nous aurait fait rire un peu), mais un gorille ne s'y serait pas pris autrement pour tenter de monter à califourchon sur un chihuahua. Délectable, n'est-il pas?
Bon an, mal an, elle avait dû reconnaître que c'était quand même un rude cadet, pour ce qui était de la bagatelle. Elle s'était fait crapahuter comme rarement et elle aurait bien donner son royaume contre une deuxième salve de mortier. La vieille devait amèrement regretter d'avoir troqué son statut d'incestueuse d'enfants pour celui d'incontinente atlantique. Malheureusement, à la manière dont il s'astiquait les outils de jardin dans les rideaux, elle avait compris que, si elle voulait encore un tour de tohu-bohu, elle en serait quitte, en rentrant chez elle, à s'auto-congratuler le chat angora avec un objet tubulaire de type cucurbitacée.
Mais là, a priori, il avait envie de poésie, de romantisme, de légèreté, de prose alambiquée, de papillons dans un champ de fleurs, bref, ça risquait de donner dans l'ubuesque.
- Rita, qu'il avait commencé, donne-moi ta sur. Rita, donne-moi ta main. Rita, donne-moi ton cur. Rita, nous partons demain.
Allons bon, v'là autre chose.
- Oui enfin là, vois-tu, pour ma sur, faut que je demande à son mari, parce que c'est lui qui gère son planning. Je crois qu'il avait planifié de s'en servir pendant environ 65-70 ans. Mais peut-être qu'après, elle sera disponible. Pis aussi, faut laisser un chèque de caution ou un bon au porteur, enfin faut donner des gages, quoi. Nan parce que, faut le comprendre, les mecs lui prennent sa femme, il a beau leur dire qu'elle s'appelle Reviens, des fois il peut rester des dix ans, des quinze ans, des vingt ans sans la revoir ! Pis bon, après, pour te donner ma main et mon cur, je ne suis pas très chaude, hein. Déjà, j'ai pas ma carte de don d'organes et puis quoi, ils peuvent encore me servir. Et si je te les donne, je ne suis pas sûre de retrouver les mêmes, ou alors en import, mais faut aller sur des sites chinois qui t'installent des cookies et des tas de saloperies et tu te retrouves avec ton ordi qui rame, sans trop savoir pourquoi. Et la hotline de Free, merci bien!! Et puis partir demain, nan, c'est vraiment pas possible. Faut me prévenir au moins quinze jours à l'avance, qu'on part demain. Le vendredi c'est ma journée projets foireux et demain j'ai rendez-vous avec mon banquier pour lui présenter mon projet de cuvette de chiotte à mâchicoulis, invention de ma pomme qui permettra aux femmes de pouvoir plus facilement pisser à côté, parce que bon, y'a pas de raisons que ce soit réservé aux hommes, tu comprends ?
Une poule ayant trouvé un cure-dents aurait eu un air plus inspiré que lui
- Ecoute, je vais devoir prendre congé.
De nouveau, tête de l'homme de Cro-magnon qui aurait inventé le camping-gaz avant d'avoir inventé le feu.
- Faut que j'm'en va, si tu préfères. J'vas reviendre jeudi en huit, vers c'tantôt.
- Bon bah d'accord. On se tient au courant, je t'enverras un télégramme.
- Oui voilà, tu regarderas dans ton annuaire, y'a mes coordonnées dans les Pages Jaunies.
Finalement, elle l'avait rappelé elle-même dès le lendemain matin, empressée qu'elle était de connaître à nouveau l'orgasme ursidé. Ils devaient se retrouver demain, mais elle connaissait la théorie du lapin et elle n'était pas sûre de pouvoir jouer à lapine. Le seul homme qui avait honoré un rendez-vous s'était trompé de date et aussi de fille, mais tous les autres avaient toujours su redoubler d'ingéniosité pour s'excuser après coup de ne pas être venus. On lui avait donné du "désolé, mais j'ai dessoulé depuis", du "c'est pas la peine, je me suis déjà branlé ce matin", du "j'ai pas pu venir, j'avais interro de maths". Puis il y avait eu ce garçon qui s'était excusé car il se mariait l'après-midi même, à Provins, et que ça faisait beaucoup de route pour si peu et que sa femme, chiante comme elle était, risquait de râler si il n'était pas là pour la nuit de noces
Amasser autant de lapins, c'est de la cuniculture, mais à titre non lucratif, donc on n'est pas obligé de prendre un numéro de registre du commerce et d'en passer par un tas de tracasseries administratives qui vous font perdre un temps fou alors qu'on pourrait tout aussi bien utiliser ce temps à ne rien faire, par exemple.
Mais pour l'heure, à force de cogiter, elle arrivait à ne plus s'ennuyer et ça, c'était ennuyeux. Etait-ce un signe annonciateur, le début d'une nouvelle ère? Allons bon, elle ne s'ennuyait pas le jour où il fallait s'emmerder ferme, l'ami pétanqueur n'avait toujours pas décommandé la partie de pattes en l'air et son banquier allait sûrement lui concéder le prêt des 20 nécessaires à l'achat du marteau et du burin pour mâchicouler sa cuvette de chiottes. Mince, vlà t-y pas qu'elle reprenait confiance en elle, que la chance semblait de nouveau lui sourire, que la vie, bordel de merde, LA VIE l'invitait à sa table, lui payait des bières et la traitait comme une vieille copine!!
Pleine d'espoir et d'optimisme, la joie de vivre étincelant dans ses yeux, elle se mit à rêver qu'elle réussissait son prochain suicide