Elle sennuyait, à crier.
Le Prince Malko regarda lheure au cadran lumineux de sa montre-bracelet, tandis que le DC10 amorçait dans un bourdonnement oppressant sa descente sur Adis Abebba ; il était 20H15.
Lorsque leurs regards se croisèrent, elle lue dans ses yeux la promesse dun bonheur infini.
Tous ces hameçons à lecteurs traînaient, éparpillés autour du clavier, sans quelle puisse se décider à en jeter un à lécran. Elle pensa à Albert. Dehors, le Mémorial des Utopies Polytechniciennes rythmait le paysage de ses arches mornes réveillées par quelques tags.
Hermétique à la poésie de cette cathédrale en béton, elle se concentrait sur les pieds du monsieur entre deux âges installé en vis-à-vis. Ils étaient chaussés de quelque chose évoquant dassez loin la production dun bottier de luxe, plus malfaçon que contrefaçon. Alors quelle détaillait les chaussettes blanches, un « Dîpapaa » résonna dans le compartiment. Obéissant à linjonction, le monsieur sefforça, autant que faire se peut, dexpliquer au garçonnet assis à côté de lui ce quétait le turbotrain de lingénieur Bertin et sa voie expérimentale, car cétait elle.
Pendant que la voix paternelle se perdait dans des explications dont la fausseté échappait à tout le compartiment, elle se mit à pincer avec ses mains le velours de la banquette. Comme pour se persuader quelle était bien dans le train Corail 3621 à destination de Limoges et plus ensardinée dans cette rame de la ligne 6. Elle avait cru y rester bloquée tellement de temps, mais les portes navaient pas dû demeurer closes plus de cinq minutes alors que le métro stationnait à quai. Un chien blotti dans le cabas dune dame sétait essayé à traverser alors que le métro arrivait. Personne navait rien senti. Forcément. Une rame de métro. Un chien. Un chihuahua en plus. Mais le conducteur avait eu la mauvaise idée de sortir de sa cabine avant de libérer les passagers, et avait reçu une boite de scrabble à la figure puis subi une attaque à la baguette tradition aux céréales par la maîtresse de la défunte Mirza. Il lui avait bien fallu quelques minutes pour calmer la veuve éplorée et penser à ouvrir les portes.
Elle avait préféré sortir Place dItalie, où elle aurait bien crié « Mon royaume pour un taxi ». Ça ne mange pas de pain mais il faut un peu daudace ou de crédibilité. Elle était timide et ne portait pas de diadème : personne ne se serait arrêté. Elle avait dévalé le Boulevard de lHôpital et le bruit des roulettes de son bagage avait réveillé un clochard couché sur le trottoir. Maintenant, elle profitait de la place réservée en bord de fenêtre, et surtout de la petite table rabattante sur laquelle elle avait posé son Mac. Une idée, vite. Fichue nouvelle. Pourquoi aussi avoir accepté ?
Peut-être parce que cétait la première fois quelle était aussi bien payée, pour un travail presquamusant. Peut-être aussi parce quEric lavait invitée à discuter de la proposition au Fumoir, et quelle ne savait pas résister aux fauteuils Club et à la vue sur Saint Germain l'Auxerrois. Elle avait oublié le tohu-bohu de la rue de Rivoli lorsquil lui montra le numéro zéro de Nous Quatre, le magazine des romances partagées.
« Lépoque est au crossover, je prends le roman photo et la nouvelle rose qui sont en plein revival, léchangisme est banal mais ce public na pas de presse fashion, je mixe les deux et je crée un truc super trendy-underground » sécoutait Eric. Elle sétait inquiétée de létroitesse du créneau, à quoi il avait répondu que toutes les niches devaient être occupées, et les plus petites faciles à tenir chaudes. Son acolyte, qui jusquici ne sétait intéressé quà la petite jupe noire quelle portait ce samedi, était parti dun grand rire révélant une dentition déditeur.
Pendant quils dégustaient un râble de lièvre au paprika, elle feuilletait le sommaire du Nous Quatre. Parmi dautres plus anodins, divers titres accrochaient :
Deux paroissiennes pas folles de la messe ;
Les aventures de Merlin lemmancheur ;
Sévèrement corrigés par les surs Bescherelle
Eric lavait rassurée. Quelque chose de léger. Voilà. Gazeux même. Le roman photo et la nouvelle rose en étaient à lère glaciaire, il voulait une sublimation du genre.
La sarabande des serveurs marquait larrivée de la pêche Melba quand lhomme aux belles canines prit la parole. Novice dans le milieu, enfant dostréiculteurs, fortune faite dans la fabrication des prothèses mammaires, il était lun des deux commanditaires du magazine. Il avait tenu à rencontrer en compagnie dEric chacun des collaborateurs du premier numéro, même les pigistes. Tandis quil parlait de vendre bon an mal an cinquante mille exemplaires par mois, elle essayait de fuir son regard, le même que celui de son fils devant la boîte de lego tant désirée. Tout ceci la mettait mal à laise. Comme Albert, Eric était un virtuose de la pêche, mais les poissons quil sortait le nourrissaient bien un an, voire deux en comptant la durée de la liquidation judiciaire. Et ils passaient souvent larme à gauche lorsquon les remettait à la rivière.
« La vie ma apprit quà force de volonté tout est possible », conclu la grosse prise, en lui tendant un exemplaire du numéro zéro, quelle glissa dans son réticule en vinyle.
Elle ne pouvait pas le sortir devant tout le compartiment. Et le père sétait tu. Elle chercha linspiration dans les feuillages. Le train traversait la forêt de Sologne. Le panier en plastique posée au pied du garçon sagita. Un chat angora montra une patte à travers un des jours. Le train ralentit. La cage bougeait toujours. Elle semblait se déplacer en direction dun sac en toile beige.
« - Il doit être excité par ma robe » intervint le monsieur assis à sa droite, un cinquantenaire joufflu qui somnolait depuis la gare dAusterlitz.
Le public de Nous Quatre est peut-être plus large que je ne le pense, se dit-elle in petto.
« - Cest un vrai lapin sur ma robe, et cela attire aussi ma chatte », poursuivit-il.
Le trublion entreprit de se présenter :
« - Je suis avocat
À Vierzon
Je rentre de Paris où jétais pour une affaire ubuesque de bon au porteur
des intérêts journaliers sans computation des années bissextiles
Mon adversaire a fait carpette
» conclu-t-il avec un sourire triomphant.
Elle le regardait avec un air consterné.
« -Il y a ma robe davocat dans ce sac en toile, et la fourrure est en lapin, pas en synthétique
chaque fois que je ramène ma robe chez moi, ma chatte essaie de lagripper
Mais je ne changerai pas pour du synthétique je préfère mille fois le lapin
dailleurs je le fais moi-même
- Vous avez fait votre robe vous-même ? »
Pourquoi lavait elle relancé ? Inconsciemment, elle devait attendre quil lâche une phrase linspirant.
« -Non non, pas la robe, mais la fourrure sur lépitoge oui », précisa-t-il en ouvrant son sac pour révéler une robe dont la laine noire élimée contrastait avec un col amidonné luisant et une fourrure de givre cotonneux.
« - jai préparé la peau de lapin et ma femme la cousue
jhabite en forêt au nord de Vierzon
Chaudenéant
on pratique la cuniculture pour se distraire
- la cuniquoi ?
- la cuniculture, lélevage des lapins
Cest du latin
Cunilus
Dailleurs, en ancien français, on appelait le lapin connil
jaime beaucoup les lapins
enfin leur fourrure
regardez ! »
Il sortit dun baise en ville brun une paire de gants en fourrure noire et blanche. Les doigts, très longs, finissaient en pointe.
« - Vous avez taillés les doigts comme des oreilles de lapin ?!
- Mais précisément, ce sont des oreilles de lapin ! »
Il se rengorgeait.
« -Cest une de mes pièces maîtresses, très difficile à réaliser
, les oreilles ne sont pas toujours de la bonne longueur
Il ma fallut huit lapins russes
Pour réaliser les auriculaires, jai dû tuer un lapereau de quelques semaines, et bien, croyez moi, ça été dur
Dame oui ! »
Le père contemplait ses pieds après sêtre assuré que fiston, les écouteurs dun baladeur sur des oreilles bien trop petites pour quon y découpe même une mitaine, était isolé de ce monde où les lapins ne parlent pas, ne portent pas de redingote et finissent leur vie en gant comme de vulgaires chevreaux.
Elle le dévisageait avec ses grands yeux romanesques et myopes. Le serial-cunicucideur continuait son monologue.
« -vraiment, ça été une rude affaire, jai eu peur que lanimal file dans la futaie qui entoure la maison, mais il sétait caché dans le plus large des tuyaux de mon carillon tubulaire. Jai dû jouer une partie de la Symphonie fantastique de Berlioz pour len déloger
Puis je lai étranglé avec un carré hermès que j'avais offert à ma femme pour nos fiançailles.
- Votre femme ! Heu
. ça ne la pas gênée ?
- Pourquoi ?! Je navais pas ma matraque sous la main et cétait la meilleure façon de le tuer en gardant les oreilles en bon état
Dailleurs je suis sûr quaprès ces péripéties ce foulard a une valeur sentimentale encore plus grande pour elle » conclu-t-il.
On arrivait à Vierzon. Le robin des bois y descendit, suivi du père et du fils.
Le saint esprit fit glisser la porte du compartiment, où elle était restée seule, alors que le train sébranlait en direction du sud.
Il navait pas pris la forme de la colombe habituelle, mais celle dun octogénaire au corps sec dont le visage était mangé par une barbe et une tignasse jaunies. Il sassit en face, posa contre la fenêtre sa veste kaki à laquelle il manquait deux boutons et qui nétait lavée que par la pluie. Il y appuya son visage, les yeux dans le vague.
Ils filaient au milieu des champs. Elle cherchait toujours lIdée. Un pique-nique dominical qui se termine en partouze au milieu des maïs ? Non. Du réchauffé, vraiment. Elle croisa le regard du saint esprit. Il la jaugeait avec bienveillance. Elle pensa à ce vieux maître dhôtel qui habitait à Cachan elle le croisait souvent au Franprix après avoir vécu quarante ans dans une chambre de bonne Place de la Concorde. Des aventures dans un palace, entre un couple de riches italiens et des membres du personnel ? Inutile quEric la sollicite pour écrire de pareilles platitudes, nimporte quel littératron devrait y parvenir.
Alors que lon traversait Issoudun, le saint esprit se mit à fredonner.
Rita donne moi ton cur
Ou je prends celui dta sur
Celle qui fait des nouilles au beurre
Et quaime tant montrer sa fleur.
Rita voie ces renoncules
Ne fait pas ta tête de mule
Emmène moi sulmonticule
Cueillir lamour avec Hercule.
Rita mes rhododendrons
Ne sont pas ceux dun chapon ;
Plus goûteux que des tendrons
Ils tattendent sous lédredon.
Elle sentit quil la décortiquait avec insistance. Elle baissa les yeux. Le vieux bandait comme un pendu.
Rita avant qu' jcasse ma pipe
Je veux qu' tu membrasses la lippe.
Comment ça jsuis pas ton type ?
Depuis quand tas des principes ?
Rita je te conte fleurette
Préfères-tu que je te fouette ?
Ne fait pas ta mauvaise tête
Et glisse là pour voir la bête.
Elle réfléchit tout haut :
« -Je vais prendre mon mac et aller au bar.
-Grand bien vous fasse Mdame ! » opina le saint esprit. « Va donc eh, gérontophobe ! », grommela-t-il alors quelle sortait dans le couloir.
Elle passa devant les toilettes. Se repeigner. Elle appuya sur la poignée graisseuse et la porte souvrit dun coup sous leffet des mouvements du train. Accroupi la tête au dessus de la cuvette, un contrôleur semblait très absorbé. Elle aurait pu juger quil réparait la chasse deau, bien que ce ne soit pas sa tâche, mais un détail lui interdit de tirer une telle conclusion. A califourchon sur la lunette, une demoiselle dont les cuisse enserraient la tête coiffée de la casquette SNCF jouait du tam-tam sur ce couvre chef.
Elle referma la porte en regrettant davoir composté son billet et chercha la voiture bar quelle ne trouva pas, son Mac toujours sous le bras. « Un voyage sous le signe du Cuni, décidément ». Elle cogitait en revenant le plus lentement possible vers sa place. Dehors, des panneaux indiquaient la gare de Châteauroux et le vieillard était sur la plateforme, attendant louverture des portières.
Enfin seule. Le train roulait plus lentement à lapproche de La Souterraine. Sur la départementale que longeait la voie, un cortège de voitures, tulle au vent et klaxon en liberté. Un jeune homme émergea du toit ouvrant de lune delle et fit mine de déboucher une bouteille de champagne. Un autre sassit sur le rebord de la portière dont la vitre était baissée. Il saluait les visages des passagers quon devinait derrière le verre sale. Il senhardit et leur fit un geste obscène alors que la route séloignait. Elle regarda sa montre. Elle les avait bien prévenu quelle ne serait là quaprès midi. Quelle idée de se marier dans le Limousin, aussi
Ce court week-end sera tout de même loccasion de revoir Albert et Ninon. Michel aussi, qui déprimait depuis quAnnick lavait quitté. On ira jouer au boulodrome, on plantera des pins devant léglise et la mairie, on défilera dans le vieux village et personne ne fera de bras dhonneur.
En sétirant, elle jeta un il à sa valise. La bosse faite par la friteuse lui donnait lallure dune grande plaine juste troublée par un synclinal.
Cétait de sa faute aussi. Ninon lavait prévenu, la liste avait déjà bien rétréci. Il était convenu que les cadeaux étaient emportés et descendus à Limoges. Quand elle sétait rendue dans la boutique, lundi, il ne restait plus que la friteuse et des verres en cristal à trois cent euros lunité. On ne peut pas offrir un verre seul. De toute façon, même un seul, elle naurait pas pu. On ne lui avait pas encore payé ses huit dernières piges. Elle avait acheté la friteuse.
On approchait de Limoges. Dressée sur une colline, une tour à moitié ruinée les saluait de ses créneaux et mâchicoulis subsistant sur la partie ouest. Elle vit une toile dHubert Robert, cette salle du Louvre, le gardien rencontré au détour dun vernissage et qui semblait sorti dun Titien.
Elle repensa à ce repas au Fumoir, dans un fauteuil, adossée aux pavillons bordant la Cour carrée.
Elle avait son titre.
Partie carrée au Louvre.
Une exposition temporaire. Un dimanche pluvieux. Le cocktail. Un discours interminable. Un jeune gardien et une conservatrice approchant la quarantaine
Un pompier affecté au Louvre. Voilà, le pompier, un repère, le clin d'oeil aux habitués. Et lamie de la conservatrice, une jeune restauratrice à peine sortie de lécole dAvignon.
Restait cette première phrase. Elle était incapable de rédiger sans avoir son accroche.
Bien, le titre et la trame étaient là. Elle pouvait attendre lundi pour débuter lécriture.
Non. Assez de procrastination.
Une phrase dAlbert lui revint en tête : « Moi jdis ça jdis rien, mais un bon hameçon doit ferrer sans piquer les lèvres ».
Le QWERTY claqua comme un piano mort. Sur lécran, on lisait : « Les dimanches étaient monotones. On ne recevait jamais personne. »