l'Antichrist | Reprise du message précédent :
daniel_levrai a écrit :
oui, mais justement, "nous, autres, Hyperboréens", nous connaissons l'art de l'interprétation, nous faisons une généalogie des valeurs, nous rapportons à chaque fois les valeurs d'une civilisation à une valeur supérieur qui est celle de la qualité de la volonté de puissance. Vil ou noble ? Maître ou esclave ? Volonté de puissance se niant elle-même ou s'affirmant ? La voie qu'ouvre Nietzsche dans la philosophie est de proposer une généalogie axiologique. On parle souvent de perspectivisme. "Qui?" et non "pourquoi" ? Quel est le type de celui qui évalue ? C'est à ce niveau, à mon sens, que se situe toute la richesse de la pensée de Nietzsche. La volonté de puissance correspond à un élément différentiel qui assigne à la force un caractère typologique. Lorsque Nietzsche dit "cette morale est celle de l'esclave", "on reconnait le maître", "le maître est celui qui nomme les choses" etc... ce n'est pas par cynisme mais pour créer des types, qui correspondent à une activité, une passivité, une affirmation ou une négation de la volonté de puissance.
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Au milieu dun tourbillon de messages, plus ou moins intéressants, jai relevé celui-ci parce que, partant de la distinction actif / réactif telle quelle intervient dans louvrage de Deleuze (cf. Nietzsche et la philosophie, chap. II, "Actif et réactif" ), il amène (malgré ses erreurs) une vraie nouveauté dans la discussion : Nietzsche use de la métaphore et des images pour affirmer le pouvoir de son propre langage contre le pouvoir du langage grégaire. Le langage tel que nous le pratiquons (celui des philosophes ou le parler commun) est il compatible avec la pratique de Nietzsche ? Le discours nietzschéen a t-il le pouvoir, la capacité de se poser en modèle, et / ou de résister au langage grégaire ?
Car le risque est grand : la force en effet ne saurait se définir par rapport à la faiblesse : en tant que force, elle ne se réfère quà elle-même, ou à une autre force. Dire "voici le discours grégaire : le grand style, cest le contraire", reviendrait justement à adopter un point de vue... grégaire. Si la critique généalogique est une nécessité pour rompre avec le consensus issu du langage réactif (la volonté de puissance n'est pas seulement ce qui interprète mais ce qui évalue. Interpréter, c'est déterminer la force qui donne un sens à la chose. Evaluer, c'est déterminer la volonté de puissance qui donne à la chose une valeur. cf. Deleuze, Ibidem, 7) "La terminologie de Nietzsche" ), il faut donc inventer un nouveau langage : ce langage nietzschéen sera celui de la polémique ! En aucun cas cette généalogie ne peut être une généalogie "axiologique" ! Nietzsche est le créateur dun style nouveau, qui donne au langage un pouvoir exceptionnel en dehors de tout jugement de valeur : celui dêtre ouvertement lécho de la volonté de puissance qui lanime. Cette volonté de puissance nest pas une volonté de conservation. La volonté de puissance qui trouve à sexprimer librement dans la polémique est proprement volonté dêtre en puissance, dêtre en tension : elle est une volonté daller au devant de la folie et de la mort, elle réclame la contradiction et le déchirement comme sa réalisation la plus haute, la déchirure tragique entre le plus bas (lanimal) et le plus haut (le surhumain).
Pour comprendre le langage de Nietzsche (et partant sa philosophie), il faut alors se livrer à une réflexion sur Astu (et savoir interpréter, justement, le mythe des hyperboréens...) : Nietzsche nest ni un moraliste, ni un révolutionnaire, voilà lastuce ! Car toute révolution est politique, donc morale : ce qui s'y joue, c'est le passage d'une morale à une autre, jamais la remise en cause de la morale en tant que telle. Et la transmutation de toutes les valeurs n'est pas une nouvelle morale, mais une tentative d'organisation immorale d'un groupe humain. De plus, il ne faut jamais oublier que le projet de Nietzsche est avant tout un projet esthétique. C'est le regard qui transmute, et non l'action poïétique. Il s'agit donc avant tout chez Nietzsche d'eu-topoï littéraires, et peut-être finalement seule la transformation du regard et par le regard, compte. Car l'astuce est avant tout une ruse d'écriture (et de lecture) : l'invention d'un système philosophique sans principe où "une multitude d'idées dirige", d'un texte aux mille tours qui est une transgression constante des codes verbaux.
Avant de revenir sur le détail de cette position, nous pouvons déjà comprendre pourquoi un discours comme celui de Nietzsche est soit rejeté parce que jugé incompatible avec les valeurs qui fondent la vie en communauté (cf. Comte-Sponville, Ferry), soit réduit à une philosophie "acceptable" (Heidegger). Mais finalement, quelle place pour un discours qui assume ouvertement sa force au sein dun langage qui ne tolère pas dautre pouvoir que le sien ? Si le langage de la philosophie se fonde sur cette logique réactive que la généalogie a dévoilée, est-il possible de faire une lecture philosophique de Nietzsche ? Etant fidèles aux catégories philosophique, ne dénature-t-on pas Nietzsche ? Et si lon entre véritablement dans la pensée de Nietzsche, ne sort-on pas de la philosophie (avec lart) ? La pratique nietzschéenne du langage est un cas-limite.
En quoi consiste la critique généalogique chez Nietzsche ? Elle est une lecture des rapports de forces qui sont à loeuvre sous des états de fait apparemment simples. Faire la généalogie dun jugement de valeur, cest montrer comment les différentes forces qui sont à son origine se sont produites - au sens théâtral - et quel était le conflit dintérêt qui les opposait. Cest ce que dit Foucault : lémergence dont rend compte la généalogie, cest "lentrée en scène des forces ; cest leur irruption, le bond par lequel elles sautent de la coulisse sur le théâtre". Son objet par excellence est le langage courant, en tant quil inscrit en lui les évaluations dominantes. Le recours à létymologie, dans loptique dune généalogie du langage, vise ainsi à montrer quelles forces étaient à lorigine du jugement de valeur qui sest cristallisé dans un mot. Nietzsche, dans ses dernières oeuvres au moins, fait de la philologie une histoire des mots à caractère généalogique. Lorsquil écrit : "Je crois pouvoir interpréter le terme latin bonus comme "le guerrier" : à supposer que jai raison de ramener bonus au terme plus ancien de duonus (comparez bellum duellum - duen-lum où me paraît être contenu ce duonus). Bonus serait donc lhomme de la discorde, du duel (duo), le guerrier : on voit ce qui faisait dans la Rome antique la "bonté" dun homme" (cf. La généalogie de la morale, I), ou même : "Le latin malus (que je place à côté du grec mélas) pourrait avoir caractérisé lhomme du commun comme homme de couleur foncée, surtout comme homme aux cheveux noirs ("hic niger est" ), puisque lindigène pré-aryen du sol italique tranche le plus nettement par sa couleur sur la race blonde des conquérants aryens, devenus ses maîtres", il est clair que son but, en tant que généalogiste, est, se servant de létymologie, dexhiber les conditions du surgissement dun sens, les raisons de lattribution dun nom.
Or, pour Nietzsche, le langage est la traduction métaphorique dans la sphère apollinienne (lapparence) de la "musique dionysiaque", cest-à-dire de la "mélodie originelle des affects". Traduction métaphorique, car il y a par trois fois saut dune sphère à une autre : 1) Excitation nerveuse (= la musique dionysiaque) → image. 2) image → mot. 3) mot →concept. A chaque étape, le langage sarrache un peu plus à son origine purement sensible. Et chaque étape se paie par une réduction du particulier à lidentique, du divers à lun. Le concept, dernière fabrication, est ainsi appelé le "sépulcre des intuitions".
Si le concept nest quune construction humaine, donc complexe et superficielle, comment en est-on venu à croire quil était "la simple vue des choses qui se présentent à notre esprit" (cf. Pascal) ? Cest parce que la nécessité de vivre ensemble impose 1) une base de communication certaine, et 2) que le groupe en tant que tel se protège de lirruption chaotique du nouveau, du déstabilisant, du contradictoire. Ce sont ces impératifs qui sont à lorigine des catégories logiques, des lois, des taxinomies et, généralement, de tout ce qui conjure le nouveau en le comparant à du déjà vu. Voilà pourquoi la communauté est un troupeau : parce quelle existe à cause de la peur de lautre qui anime chacun de ses membres. Cette peur qui est au fondement de la vie en groupe, Nietzsche lappelle "la volonté réactive".
Pourquoi un si grossier subterfuge na-t-il pas sauté aux yeux du premier esprit critique venu ? Pourquoi a-t-il fallu attendre linvention de la généalogie ? Cest parce quavec la grammaire, les catégories logiques et les concepts se sont logé au plus profond de notre manière de parler, donc déterminent notre manière de penser. On ne pense quen termes de sujet, de verbe, dattribut... Par là, la présence de ces catégories fait comme une tache noire, et échappe aux esprits les plus fins : nous raisonnons daprès la routine grammaticale : "penser est une action, toute action suppose un sujet qui laccomplit, par conséquent..." (cf. Par-delà bien et mal, § 17) De même, le concept de Dieu se trouve également déduit de la métaphysique implicite de la langue. Cest pourquoi : "Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire." (cf. Crépuscule des idoles, La "raison" dans la philosophie, §.5). Bref, le langage que nous parlons porte inscrit au plus profond de ses codes la peur, limpuissance et le ressentiment. Mais parce que dans le langage se joue lunité de la communauté, il sagit de réduire les déviances. A ce titre, le langage, même né de limpuissance, est un lieu de pouvoir, au moins en tant quil est une contrainte (cf. les très "nietzschéennes" analyses de Foucault dans lordre du discours).
Quon me permette ici dintroduire, malgré le hors-sujet flagrant, une réflexion sur le pouvoir chez Foucault pour que nous puissions mieux nous rendre compte de ce quune telle pensée doit à Nietzsche.
Comme chez Nietzsche, le pouvoir pour Foucault est un rapport de forces, ou plutôt tout rapport de forces est un rapport de pouvoir. Le pouvoir n'est pas une forme (ex. : la forme-Etat), et le rapport de forces n'est pas entre deux formes. La force n'est jamais singulière mais toujours en rapport avec d'autres forces, si bien que toute force est dans sa définition même rapport et pouvoir. La force n'a pas d'autre sujet ni d'autre objet que la force. La violence nest quun concomitant ou un conséquent de la force, mais non un constituant, car la violence porte sur des corps, des objets ou des êtres déterminés dont elle détruit ou change la forme, alors que la force n'a pour objet que d'autres forces. Elle est pur rapport. Les catégories de pouvoir sont : inciter, induire, détourner, limiter, rendre facile / difficile... De fait, le pouvoir n'est pas essentiellement répressif (puisquil incite, suscite
), il passe par les dominés autant que par les dominants (puisqu'il passe par toutes les forces en rapport). L'exercice du pouvoir est un affect puisque la force se définit elle-même comme pouvoir d'affecter d'autres forces. Affects actifs : inciter, susciter, produire ; affects réactifs : être incité, être suscité, être déterminé à produire. Affects actifs et réactifs sont des vis-à-vis obligatoires. La force affectée a une capacité de résistance. Chaque force implique des rapports de pouvoir car elle peut affecter et être affectée. Le pouvoir d'être affecté est la matière de la force, le pouvoir d'affecter est la fonction de la force. Mais tout cela est saisit hors d'un rapport concret : le panoptique est la pure fonction d'imposer une tâche ou une conduite quelconque à une multiplicité d'individus quelconques. On ne se préoccupe ni de la tâche imposée, ni à qui on l'impose. Le panoptique s'applique à tout, il est donc une catégorie de pouvoir, une pure fonction disciplinaire. Foucault le nommera diagramme, fonction "qu'on doit détacher de tout usage spécifique", comme de toute substance spécifiée. Une autre fonction émerge : gérer et contrôler la vie dans une multiplicité quelconque à condition que la multiplicité soit nombreuse (population) et l'espace étendu ou ouvert. Les deux fonctions pures dans les sociétés modernes seront lanatomo-politique et la bio-politique, et les deux matières nues seront un corps quelconque et une population quelconque. Le diagramme sera répartition des pouvoirs d'affecter et d'être affecté, c'est la présentation des rapports de force propres à une formation. Le diagramme est aussi le brassage des pures fonctions non-formalisées et des pures matières non-formées. Entre pouvoir et savoir, il y a une différence de nature, une hétérogénéité, mais il y a aussi présupposition réciproque et capture mutuelle, et il y a primat de l'un sur l'autre. Hétérogénéité car le savoir est relation de formes et le pouvoir rapport de forces. Le Savoir passe par des formes, et est donc segmentarisé, alors que le pouvoir passe par des points singuliers qui marquent l'application d'une force, ou l'action / réaction d'une force par rapport à d'autres, c'est à dire un "affect" comme "état de pouvoir toujours local et instable". Le diagramme est donc aussi émission de singularités. A la fois locaux, instables et diffus, les rapports de pouvoir n'émanent pas d'un point central, d'un foyer unique de souveraineté, mais vont à chaque instant "d'un point à un autre" dans un champ de forces. C'est pourquoi ils ne sont pas localisables dans telle ou telle instance. Foucault dira que le pouvoir renvoie à une micro-physique, où "micro" ne veut pas dire miniature, mais où il s'agit d'un domaine nouveau, un nouveau type de relations, une dimension de pensée irréductible au savoir : liaisons mobiles et non-localisables. Le savoir chez Foucault est stratifié, le pouvoir est stratégique ou non-stratifié. Les sciences de l'homme ne sont pas séparables des rapports de pouvoir qui les rendent possibles. Il ne faut pas dire que les sciences de l'homme découlent de la prison, mais qu'elles supposent le diagramme de forces dont la prison dépend elle-même. De même les rapports de forces resteraient presque virtuels (en tout cas non-sus) s'ils ne s'effectuaient dans des relations stratifiées qui composent des savoirs. On a un complexe pouvoir-savoir qui lie le diagramme à l'archive. Les rapports de pouvoir sont des différentiels et déterminent des singularités (affects). L'actualisation qui les stabilise, les stratifie, est une intégration qui consiste à les aligner, à tracer une "ligne de force générale". Il n'y a pas d'intégration globale mais une multiplicité d'intégrations partielles. Les facteurs intégrants, les agents de stratification, constituent des institutions : Etat, Famille, Religion, Production, Marché, Morale, Art... Les institutions ne sont pas des essences mais des pratiques qui n'expliquent pas le pouvoir (puisqu'elles en supposent les rapports et se contentent de les fixer, sous une fonction reproductrice et non productrice) : il n'y a pas d'Etat mais une étatisation. Pour chaque formation historique il faudra se demander ce qui revient à chaque institution existant sur cette strate, c'est à dire quels rapports de pouvoir elle intègre, quels rapports elle entretient avec d'autres institutions. Si la forme-Etat a capturé tant de rapports de pouvoir dans nos formations historiques, ce n'est pas parce qu'ils en dérivent mais c'est parce qu'une opération d'étatisation continue s'est produite dans l'ordre judiciaire, familial, sexuel, économique etc... visant à une intégration globale. LEtat n'est pas source des rapports de pouvoir mais les présuppose. Le gouvernement est premier par rapport à lEtat, si on entend par gouvernement le pouvoir d'affecter sous tous ses aspects. Le caractère le plus général de l'institution (Etat ou autre) consiste à organiser les rapports supposés de pouvoir-gouvernement (rapports moléculaires ou micro-physique) autour d'une instance molaire (le souverain, la loi, le père, l'argent, le Dieu, le sexe (selon les différentes institutions). Une institution a nécessairement deux pôles ou deux éléments : des appareils et des règles : elle organise des champs de visibilité et des régimes d'énoncés. L'actualisation n'intègre qu'en créant aussi un système de différenciation formelle. Dans chaque formation, une forme de réceptivité constitue le visible et une forme de spontanéité constitue l'énonçable. Ces deux formes ne coïncident pas avec, mais dérivent du pouvoir d'être affecté (réceptivité) et du pouvoir d'affecter (spontanéité). Il ne faut pas confondre les catégories affectives du pouvoir (inciter, susciter...) et les catégories formelles de savoir (éduquer, soigner...), qui passent par voir / parler et qui actualisent les premières. Selon les institutions, les visibilités et les énoncés atteindront des seuils qui les rendent politiques, économiques, esthétiques. Les rapports de forces déterminent des points singuliers (un diagramme est toujours une émission de singularités). Entre ces points il y a une régularité (mot voulant dire : la courbe unissant entre eux des points singuliers). L'énoncé est la courbe qui unit des points singuliers, c'est à dire qui actualise des rapports de force. Mais les points singuliers eux-mêmes, avec leurs rapports de force, n'étaient pas déjà un énoncé. Le visible va intégrer les points singuliers sous forme de tableaux. Donc le tableau-description et la courbe-énoncé sont les deux puissances hétérogènes de formalisation, d'intégration. Il y a primat du pouvoir sur le savoir car, sans les rapports de pouvoir, les relations de savoir ne pourraient rien intégrer. Mais, réciproquement, les rapports de pouvoir non intégrés seraient évanouissants : d'où la présupposition réciproque. Le pouvoir, considéré de manière abstraite, ne parle pas et ne voit pas : il s'exerce seulement à partir de points innombrables. Ne parlant ni ne voyant lui-même, le pouvoir fait voir et parler (c'est la manière dont les points seront liés en courbes et vus en tableaux qui fait les différentes institutions). Si les rapports de pouvoir impliquent des relations de savoir, en revanche celles-ci présupposent ceux-là. Si le pouvoir n'est pas simple violence, c'est non seulement parce qu'il passe par des catégories qui expriment le rapport de la force avec la force, mais aussi parce que, par rapport au savoir, il produit de la vérité en tant qu'il fait voir et parler. On pourrait croire que le diagramme est lié aux sociétés modernes, mais en fait chaque formation historique stratifiée renvoie à un diagramme de forces comme à son dehors. Il y a diagramme dans nos sociétés qui veulent contrôler une population ou gérer la vie, mais il y avait aussi diagramme lorsque le but était de prélever ou de décider de la mort (autres sociétés). Le diagramme se distingue des strates. Seule la formation stratifiée lui donne une stabilité qu'il n'a pas par lui-même (il est instable, agité). Il y a un devenir des forces qui double l'histoire. Dès lors le diagramme, comme ensemble des rapports de forces, n'est pas un lieu mais un non-lieu : ce n'est plus un lieu que par les mutations. Le diagramme communique avec la formation stratifiée qui le fixe, mais il communique aussi avec les autres états instables de diagramme. C'est pourquoi le diagramme est toujours en dehors des strates. Les forces du dehors (dehors différent d'extérieur, qui est une forme) nous disent que ce n'est jamais le composé historique et stratifié qui se transforme, mais ce sont les forces composantes, quand elles entrent en rapport avec d'autres forces issues du dehors (stratégies). Pouvoir d'affecter ou d'être affecté, le pouvoir est rempli de façon variable, suivant les forces en rapport. Le diagramme comme détermination d'un ensemble de rapports de forces n'épuise jamais la force, qui peut entrer sous d'autres rapports et d'autres compositions. A côté des singularités de pouvoir, dans un diagramme, se développent des singularités de résistance qui tendent à rendre le changement possible. Ainsi, un champ social résiste, et même résiste plus qu'il ne stratégise. Pour Foucault, l'universel et l'éternel sont des effets globaux qui viennent de certaines répartitions des singularités, dans telle formation historique et sous tel processus de formalisation. Sous l'universel, il y a le jeu du singulier. L'universel est donc toujours postérieur. Quand le diagramme de pouvoir abandonne le modèle de souveraineté pour fournir un modèle disciplinaire, quand il devient bio-pouvoir, bio-politique des populations, prise en charge de la vie, c'est la vie qui surgit comme nouvel objet du pouvoir. Alors le droit renonce au droit de mort du souverain, mais il laisse faire des génocides car l'ennemi n'est plus juridique mais est infection. Quand le pouvoir prend la vie pour objet, les forces de résistance sont aussi des forces de vie et se retournent contre le pouvoir. Quand le pouvoir devient bio-pouvoir, la résistance devient pouvoir de la vie, pouvoir vital qui ne se laisse pas arrêter aux espèces, aux chemins et aux milieux de tel ou tel diagramme.
Il est temps de le dire ouvertement, les "types" auxquels se confronte Nietzsche ne sont que des constructions rhétoriques, et non des jugements de valeur (ou alors vous retombez dans le langage grégaire...). Nietzsche soppose à une figure représentative, presque à une caricature. Ainsi de Schopenhauer et Wagner : "En gros, de même quon saisit une occasion par les cheveux, je saisissais par les cheveux deux personnages typiques, déjà célèbres, et qui pourtant navaient pas encore été bien analysés, afin dexprimer quelque chose, afin davoir sous la main quelques formules, signes, moyens dexpression de plus" (cf. Ecce Homo, Les "Inactuelles" ). Avec ce procédé rhétorique, Nietzsche se rapproche de Montaigne, qui construit dans ses écrits une "série de relations dialogiques" (Bakhtine) avec les penseurs quil cite, et surtout de Pascal, qui lui aussi cherche à représenter les thèses les plus caractéristiques des "personnages" quil construit. Mais alors que chez Montaigne ce procédé est celui dun sceptique - "puisque je ne sais rien, je préfère laisser parler les autres" -, et que pour Pascal il nest quune arme destinée à suppléer les manques de la méthode géométrique, chez Nietzsche la même démarche acquiert une autre dimension : tous ces types sont comme les personnages dune fiction, cest-à-dire des types possibles, que Nietzsche teste par la polémique, comme un romancier qui teste des possibilités daction ou de pensée à travers les personnages quil crée. Cest dire que la vérité pour Nietzsche nest jamais au bout du chemin, mais elle est le chemin lui-même. Comme le dit Jaspers, elle nest pas un au-delà du langage, mais limpulsion animant toute forme de langage. Les chemins en question (dont parle Zarathoustra) sont les vérités propres à chaque type de penseur, leur discours, leur pratique du langage. Et la polémique est la confrontation avec ces penseurs, qui teste la validité de leur pensée. Elle est lépine dorsale dune "philosophie à coups de marteau".
Dèslors, la bonne question nest pas "pourquoi ?", ni même "qui ?", mais "où ?" : la typologie ne concerne pas seulement et pas dabord les individus, mais tout corps où se déroule des rapports de force. Le corps est donc un paradigme organisationnel. C'est un lieu stratégique, à la fois topos littéraire et point de convergence de nombreux thèmes fondamentaux de la pensée de Nietzsche. Notamment, le rapport problématique animal / humain / surhumain se noue et se dénoue dans le réseau métaphorique de lespace et de son environnement (la ville avec lanimal grégaire, le philosophe, lhomme du logos, la montagne avec laigle, le serpent et surtout lours, la forêt avec le barbare, "la brute blonde", le lion homérique, mais aussi le Saint qui, semblable à Zarathoustra, éprouve le dégoût des hommes, les îles fortunées, le pays des hyper-boréens, patrie de lAntéchrist, le sage qui dépasse lhumanité parce quil lassume dun bout à lautre : de lanimal à lhomme supérieur, de la forêt à la montagne, et enfin la ville appelée "La Vache multicolore" (Die bunte Kuh) avec l'homme démocratique, cet homme versatile, ce type actif d'adaptation, qui transforme la nature en art).
Tout cela demandera un (long) développement : dès que possible... |