l'Antichrist | daniel_levrai a écrit :
Citation :
(vous avez manifestement toutes les peines du monde à "vivre" la pensée de Nietzsche, à dépasser le stade théorique de la discussion pour vous engager "physiquement" dans la pensée de léternel retour... laquelle inclut pourtant sa propre affirmation)
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Peut-on reprocher à quelqu'un de ne pas vivre "physiquement" l'Eternel Retour ? Le pire, c'est que c'est exactement la remarque que je lui faisais dans le post, il comprenait l'Eternel Retour comme un concept métaphysique qui a pour rôle de remettre à zero l'état des forces pour les redistribuer de manière aléatoire sur le mode de la volonté de puissance, en oubliant que l'Eternel Retour est une épreuve de la pensée, la pensée la plus haute, un Stimmung qui a force de contrainte sur celui qui la subit au point de lui faire voir et sentir le monde de manière totalement différente. Dans son charabia sur l'absence de finalisme historique, sur le fait que le surhomme peut tout au plus être voulu tout en sachant que le hasard de la résultante des forces dans le monde est indéterminable, c'est justement à ce niveau que la pensée de l'Eternel Retour peut agir sur le devenir de l'homme. Ceux qui pourront vivre cette pensée continueront à vivre, les autres cesseront par eux-mêmes (non pas par le suicide, mais par une obédiance à une philosophie genre bouddiste à attendre le Nirvana) et alors seulement le type d'homme nouveau et affirmatif, non plus cette maladie de peau de la terre, prendra la place de l'homme tel que nous le connaissons. Deleuze a une manière de présenter les choses très intéressante : Au niveau pré-historique, il y a l'homme de type affirmatif, celui qui peut promettre, l'aristocrate. Au niveau historique, l'homme miné par la religion, par les prêtres qui dans leur volonté de prendre le dessus dans la société n'ont pu le faire que par des astuces rhétoriques, des méthodes grégaires, renversant les valeurs de l'ancienne aristocratie par un "non" qui est leur acte créateur, puis le post historique, cette période que Nietzsche appelle de ses voeux, où toute la période historique serait comme un long moment de gestation douloureuse, un mal nécessaire, mais pas au sens du moment négatif de la dialectique hégélienne, plutôt un hasard heureux, sans doute aidé par le philosophie de Nietzsche, mais peut-être pas. Le post-historique est l'entrée du surhomme. (je vois d'ici antichrist "mais jeune homme, toujours aussi confu, pour Nietzsche il ne peut y avoir de direction dans l'histoire, il en a retiré le finalisme, à quoi je répondrai surement ) Pour le reste, oui critique radical, c'est pas faux, immoralisme, polémique, Nietzsche ne semble pas verser dans la complaisance envers le christianisme, pourtant on peut trouver des passages où il devient plus nuancé. Il est comme l'homme voyant une région sinistrée qui est pourtant ému devant le grandiose du ravage démesuré. Je n'ai pas réussi à retrouver le passage où Nietzsche parle avec ce sentiment des catastrophes de la religion chrétienne. Ces passages s'en rapprochent :"Sommes toute, l'idéal ascétique et son culte moral sublime, cette systématisation génial, cynique et très dangereuse de tous les moyens capables de pousser les sentiments à l'excès sous le couvert de buts sacrés, s'est inscrit d'une manière inoubliable et terrible dans toute l'histoire de l'homme;..." (La généalogie de la morale, p 172)
"Mais avec elle [la mauvaise conscience] est apparue la maladie la plus grave et la plus inquiétante, dont l'humanité n'est pas encore guérie, l'homme souffrant de l'homme, de soi-même : conséquence d'une séparation violente avec son passé animal, d'un saut, d'une chute dans un nouvel état, dans de nouvelles conditions d'existence, d'un déclaration de guerre contre les anciens instincts sur lesquels s'étaient appuyés jusqu'alors sa force, son plaisir et ce qu'il avait de redoutable. D'autre part, ajoutons-le tout de suite, avec ce fait d'une âme animale qui se tournait contre elle-même, quelque chose est apparu sur terre de si nouveau, si profon, si inouï, si mystérieux, si contradictoire et si prometteur pour l'avenir que l'aspect de la terre en fut foncièrement changé." (La généalogie de la morale, p 95)
Pour la mort de Dieu, je disais qu'il en existait une dizaine de version différente. Je vais m'expliquer parce que je subodore que l'Antichrist ne comprend pas de quoi je parle. Dire que la mort de Dieu signifie qu'il n'y a plus de finalisme dans l'histoire, c'est faire de Nietzsche un casseur de porte ouverte. Chez Nietzsche, la mort de Dieu prend plusieurs sens, selon le point de vue que Nietzsche désire prendre. Ainsi, on peut lire quelque part (Zarathoustra), que ce sont d'abord les dieux qui sont morts de rire en apprenant qu'il n'y avait qu'un seul Dieu. C'est évidemment (pas si évident que ça, à dire vrai) en relation avec la pluralisme essentielle à la philosophie de Nietzsche. Un Dieu unique, c'est l'unification d'une chose dans son essence, sa définition, qui est une et intemporelle, niant la pluralité des forces concurrantes et la perspective ou l'inteprétation qui cherche à s'emparer de la chose. Hegel compare le pluralisme des premiers pas de la philosophie à l'enfant balbutiant, les sophistes incapables de définir une chose de manière unique. Or, pour Nietzsche, la philosophie atteint sa véritable maturité dans le pluralisme.
Une autre version de la mort de Dieu se trouve dans la généalogie de la morale, la voici : Parlant de l'athéisme comme l'opposition à l'idéal ascétique, N. écrit :" il est bien plutôt l'une des dernières phases de son développement, l'un de ses formes finales et de ses conséquences internes, -il est la catastrophe majestueuse de deux mille ans de discipline en vue du vrai, qui finit par s'interdire le mensonge de la croyance en Dieu. Pour poser la question avec sérieux: qu'est ce qui a remporté la victoire sur le Dieu chrétien ? on trouve la réponse dans mon Gai Savoir, aphorisme 357 "C'est la moralité chrétienne elle-même, la notion de véracité prise dans un sens de plus en plus rigoureux, la subtilité de la conscience chrétienne développée par le confessionnal, traduite et sublimée en conscience scientifique, jusqu'à la netteté intellectuelle à tout prix. [...] Toutes les grandes choses périssent par elles-mêmes, par un acte d'autodestruction [...] C'est ainsi que le christianisme en tant que dogme a été ruiné par sa propre morale, c'est ainsi que le christianisme doit maintenant aller à sa ruine aussi en tant que morale". Ici, c'est la notion de vérité forgée par la discipline chrétienne qui est à l'origine de la mort de Dieu. Une autre manifestation de la mort de Dieu, celle où l'homme renie Dieu car il a trop honte de lui même face à cet être qui le voit toujours, qui l'épie dans le moindre de ses mouvements. Une autre version se retrouve dans l'Antichrist (le livre !), la mort de Dieu est organisé par Paul, pervers qui a falsifié le message de Jesus Christ en transformant une religion au gout bouddiste en religion universelle de la mauvaise conscience et du péché d'avoir tué Dieu que nous ne cessons de payer, dette infinie. Monsieur antichrist, j'aimerais qu'à l'avenir vous vous absteniez de distribuer vos commentaires désagréables. Je n'ai pas à être traité de cette manière par une personne incapable de prendre des notes correctement et ne sachant pas dissocier ce qui vient de son propre travail intellectuel de celui d'un philosophe comme Deleuze. Merci.
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Bon, avant de revenir sur le texte de rahsaan, il me semblait opportun, pour répondre complètement à daniel_levrai, dapporter deux approfondissements à mon précédent message, et la réponse que je viens de lire me conforte dans lidée que cela savère vraiment nécessaire. Avant les critiques, je tiens quand même à remercier leffort dexplication et de clarification : cest la première fois (il me semble...) et cela mérite dêtre souligné (à quels sacrifices ne faut-il pas consentir pour pousser les gens à faire de la philosophie !!!). Maintenant, pour parler brutalement, je vous reproche justement, depuis le début, de vous complaire dans un "pluralisme" dont vous affublez le malheureux Nietzsche malgré lui pour mieux laisser libre cours à votre vision "romantique" de sa philosophie (cest un défaut que je constate souvent chez les débutants). Concrètement et dit simplement, vous ne comprenez pas vraiment Nietzsche parce que vous raisonnez "par petits bouts", de façon atomistique, vous allez chercher des aphorismes qui illustrent des bribes dinterprétations, des intuitions éparses (qui parfois trahisent la pensée de l'auteur, mais plus souvent encore font vous contredire ou pire, vous poussent à vous adapter au fur et à mesure aux propos de l'interlocuteur, à la va-vite et sans cohérence), en perdant complètement de vue lessentiel, le caractère systématique de sa pensée (qui est celui de tout philosophe). Cest très exactement ce que vous faites avec le thème du "surhomme" et surtout avec la "mort de Dieu".
Interprétation romantique, disais-je : oui, parce que vous restez à lévidence focalisé sur les variations de tons dun texte souvent exalté ou imprécatoire ("Il est comme lhomme voyant une région sinistrée qui est pourtant ému devant le grandiose du ravage démesuré" ), par lambivalence des notions abordées ("on peut trouver des passages où il devient plus nuancé" ), par le langage essentiellement métaphorique qui laisse ouverte toutes les interprétations ("se sont dabord les Dieux qui sont morts de rire..." ), et surtout par le thème, "nietzschéen" par excellence, de lhomme dexception, lindividu solitaire, ignoré de la masse ignare, de la populace asservie à la soupe démocratique. Vous commettez une erreur fondamentale (souvent constatée chez les étudiants) qui est de confondre les "hommes supérieurs", ces individualités exceptionnelles, libérés de la morale (de type kantienne) et dont lapparition témoigne de la bonne santé de la culture des peuples, mais que Nietzsche considèrent pourtant comme des "désespérés", des "ratés", et le "surhomme", lenfant quattend Zarathoustra, lequel nest plus, à proprement parler, un "type" dhomme (dont on pourrait constater l'existence), mais, je le répète, la direction indéterminée et indéterminable qui donne du sens au devenir humain.
Vous avez raison de distinguer lidée du "surhomme" du terme inéluctable dun mouvement dialectique de type hégélien, ce qui serait le confondre avec "lhomme" et revenir à un idéal chrétien lui-même expression de la longue histoire de la décadence. Vous avez raison de distinguer le surhomme de laristocrate des temps "pré-historiques", le "fauve blond" des peuples barbares dont le mode daction, selon le schème créancier / débiteur que Nietzsche pose comme une constante universelle, est la vengeance comme restitution dune puissance déséquilibrée ou entamée. Mais vous avez grand tort de suivre aveuglément Deleuze dans sa théorisation de lhomme supérieur, qui fait du surhomme un de ces hommes supérieurs, dégouté du nihilisme dans lequel il se sait lui-même englué ou le place comme son successeur direct : lenfant de Zarathoustra doit "quitter sa caverne", non comme un "lion" (un maître), ni comme un "chameau" ou un "mouton" (des esclaves), ni même et peut-être surtout comme un "oiseau des mers" ("Alcyon" au chant fabuleux), mais comme la "vache multicolore", lanimal versatile dune démocratie encore à inventer.
Car, vous ne comprenez pas que "le surhomme est le sens de la terre" (cf. Ainsi parlait Zarathoustra, Des trois métamorphoses). Sur ce point, Deleuze est dépassé : "Lhomme est une corde tendue entre lanimal et le surhumain". Cette déclaration cruciale, Zarathoustra a choisi de la faire aux habitants de "la ville en lisière de forêt". Comme pour toutes les villes - réelles ou fictives - que lon croise dans loeuvre de Nietzsche, il sagit là une métaphore politique : cest limage dun groupe humain et de son organisation. Quest-ce que lhomme ? Quels rapports entretient-il avec lanimal et avec le Surhumain ? Nietzsche pourrait-il souscrire à la définition aristotélicienne de lhomme comme "animal politique" ? Compte tenu de la phrase de Zarathoustra citée plus haut, poser cette question revient en fait à vérifier léquation : "lanimal politique est une corde tendue entre la bête et le Surhumain". Elle signifierait que pour Nietzsche, cest la politique qui relie la bête au Surhumain : on a déjà beaucoup disserté sur cette définition de la politique comme "Grande Politique", qui établit les conditions selon lesquelles lhomme, qui est fait pour être dépassé par le surhumain, pourra lêtre effectivement. Mais cette équation nest vraie que si elle ne contredit pas lexigence fondamentale de la Grande Politique : il faut que lhomme se délivre du ressentiment quil nourrit contre lanimal, cest-à-dire contre le corps, qui est indissociable du ressentiment contre le devenir. Le surhomme na donc rien à voir avec ces utopistes rêvant de lapparition dune espèce biologiquement nouvelle, ni avec une idée directrice ou "régulatrice" déterminant un idéal individuel : au-delà de ces "heureux hasards", dont nous parle effectivement Nietzsche dans LAntéchrist (cf. §. 3 et 4) et qui appartiennent encore au type de lhomme supérieur, il reste à vouloir une politique reposant, non sur léducation des masses, mais sur une sélection, sur un dressage de forces, de volonté de puissance capable de produire les types les plus élevés de lhumanité. Et cette éducation doit passer par des processus dincorporation ne laissant aucune place au principe dégalité fondé sur le dualisme de la "nature" et de la "culture", du corps et de lesprit.
En effet, des premiers textes, dinspiration schopenhauérienne, consacrés à la vision apollinienne, jusquaux aphorismes de 1881 en lesquels sinscrit la révélation doù naîtra le Zarathoustra, Nietzsche na jamais cessé de mettre en relation le dynamisme de la vie avec la puissance imaginante. Simplement, il a découvert peu à peu, en renaturalisant lhomme, que la fonction créatrice de limagination nest pas le propre de notre espèce. La vie tout entière "imagine", cest-à-dire produit des schèmes guidant son évolution ascendante, des images-projets qui mettent en uvre des processus physico-chimiques encore inconnus à son époque (et que nous commençons à peine à découvrir) rapprochant peu à peu lanimal actuel de limage à laquelle il veut sidentifier. Créer limage du Surhomme, cest donc se réinscrire dans le jeu de la vie, cest rejoindre les forces affirmatives de la vie dans ce quelles ont de créateur, cest se relier à lénergie cosmique (Nietzsche précurseur de Bergson...). Un fragment non publié de 1882 nous propose cette étrange formule : "Le libre esprit en tant que lhomme le plus religieux quil y ait au monde." Quest la religion du libre esprit sinon le mythe du surhomme donnant sens à la Terre et reliant à nouveau lindividu savant au cosmos ? Les derniers écrits de Nietzsche, même si la violence de leur ton les éloigne du sens religieux qui a marqué lensemble de loeuvre, recèlent encore de nombreuses formulations qui font écho à ce sentiment. Nous pouvons lire dans la seconde dissertation de La Généalogie de la Morale : "Pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut briser un sanctuaire : cest la loi" ? "Eriger un sanctuaire" : trois mots qui résument merveilleusement ce qui est en jeu dans la création de limage du Surhumain ; image religieuse qui échappera inévitablement à son créateur, image qui engendrera une piété dont nul ne saurait dessiner exactement les contours. Peut-on jamais prévoir ce quabriteront les murs dun sanctuaire ? Nous sommes bien loin de votre "mort de Dieu", même si tout cela na plus rien à voir avec le christianisme...
La "re-naturalisation" de lhomme signifie donc, dune part, quaprès une longue période durant laquelle lêtre humain a cru séloigner de la nature ou sopposer à elle, il retrouvera un sentiment cosmique qui le réconciliera avec lunivers ; dautre part, que la conscience, qui nous donne limpression dêtre face au monde, nest quune étape de notre évolution, et que le surhomme atteindra une "innocence" ou une non-conscience qui, sans la moindre régression, donnera à celui qui en bénéficiera une plénitude aujourdhui difficilement concevable. Lincorporation de latome humain au groupe est depuis longtemps (et sans doute depuis toujours) effectuée. Si le philosophe a raison de supposer que lindividu est une réalité postérieure et supérieure au groupe, quel que soit la taille de ce groupe, ce nest pas avec dautres atomes que la conscience individuelle doit fusionner, mais avec la nature. Alors que la conscience naïve nous éloigne de la nature par ses fantasmagories idéalistes, lhyper-conscience des libres esprits, en se réappropriant les projections religieuses archaïques et en dé-divinisant la nature, contribue à replonger lindividu dans lunivers, à re-naturaliser lhomme. A condition quil se réapproprie aussi les projections de la science pour en faire le décor dun nouveau jeu. La science, hyper-conscience de lindividu qui à la force de briser ses anciennes idoles, naura de sens que si elle incorpore le surhumain a la nature : si, au contraire, elle éloigne toujours davantage lhomme de lunivers en engendrant une sorte d"homme théorique", asymptotique, un être contemplant froidement un univers-spectacle, elle naura été que le dernier acte dune pièce absurde. Chez lesprit libre, la conscience fait signe à la fois vers le passé dune unité déjà accomplie et vers le futur dune incorporation attendue.
Quoi quil en soit, le surhomme reste fondamentalement, au-delà du mythe, une figure de lhomme politique. Je vais devoir reprendre des passages déjà cités. Nietzsche, qui sait lire derrière les mots, voit très bien les implications idéologiques cachées de l'emploi du mot "politique". Qui dit politique dit morale. Ainsi, l'animal politique existe, mais c'est l'humain "trop humain", dressé (par la morale) à vivre en paix avec ses congénères. La morale est cet ensemble de règles, explicites ou non, qui consistent à empêcher que les forces antisociales et entropiques (l'individu, l'irrationnel, le devenir) ne ruinent l'ordre du groupe. Du coup, l'animal politique, produit moral, est un animal grégaire : il n'est pas l'homme que réclame Nietzsche, une "corde tendue entre l'animal et le surhumain". Mais, comme déjà dit, Nietzsche ne propose nullement comme alternative au troupeau un retour à l'animalité sauvage et à la barbarie irrationnelle. Nietzsche sait trop bien à quel point cette sauvagerie-là est elle-même une fiction inventée par l'esprit grégaire comme son envers et son double obscur. S'il utilise beaucoup d'images comme celles de la "brute blonde", c'est en tant que marteau, pour détruire la morale dominante. Il ne propose pas que l'homme régresse au singe et au tigre, mais au contraire qu'il vise le Surhumain. Or, le Surhumain est le produit d'une organisation, l'ultime qualité émergente de l'humanité : il ne peut advenir que là où des hommes sont assemblés et forment un tout organisé, et l'individualiste forcené est aussi loin du surhumain que le socialiste qui ne vit que par le groupe dont il fait partie. Le problème est que les motifs du rassemblement des hommes, historiquement, barrent la route au Surhumain. D'où la question cruciale : peut-il exister un type d'organisation des rapports humains qui ne soit pas moral ? C'est ce que Nietzsche cherche à travers l'utopie des Iles Fortunées. Il examine les sociétés passées, présentes, réelles ou possibles à laune de ce double critère : leur rapport à la nature (la forêt et la montagne) et la comparaison avec lutopie des Iles Fortunées. L'aristocratie, qui construit sur une certaine idée de la hauteur, contribue certainement à l'avènement du surhumain. Mais elle ne sait pas rire, et refoule hors de l'espace civique l'animalité dionysiaque. Ces deux éléments sont repris par le cynique, qui est le premier à comprendre que la véritable surhumanité se trouve dans la transfiguration de l'animal et non dans son refoulement. Mais l'isolement rend fou, ou méchant, à la longue. Et, qui plus est, il éloigne du Surhumain, qui ne peut naître qu'en société. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la démocratie moderne soit le régime le plus apte à en assurer la venue, bien au contraire : toute idée de hauteur y est abandonnée au profit de l'idée réductrice d'égalité (qui n'est qu'une égalité de calcul, mercantile et rationalisatrice). Et c'est là, dans ce régime nihiliste, que s'épanouit l'homme "trop humain", l'animal grégaire qui se dit et se fait politique pour se défendre des agressions de la nature, pour rejeter le cynique autant que l'aristocrate. Par conséquent, ce n'est certes pas en tant qu'animal politique que l'homme peut parvenir au surhumain. Mais peut-être, en revanche, en tant qu'animal astucieux. Astu, c'est la ville, mais simplement conçue comme lieu géographique dépouillé de toute référence à la loi, à la citoyenneté, bref comme une polis apolitique. Astu, c'est la Vache multicolore, qui est aussi une forme de démocratie. C'est une démocratie aristocratique et cynique, qui organise de manière subtile les rapports entre des individus solitaires, et entre la nature sauvage et les plus hauts aspects de la civilisation (l'art). Et tandis que les Iles Fortunées sont une utopie alcyonienne, où l'effort et le tragique n'existent pas, la Vache multicolore est un projet historique, une alternative possible à la démocratie moderne.
Pris dans votre logique romantique, vous avez beau parler de la mort de Dieu au pluriel ou expliquer "le sens" de la pensée de léternel retour, vous restez à lextérieur, les mots ne sont pour vous que des coquilles vides et ainsi, vous ne pouvez faire autrement que révéler votre propre volonté de puissance nihiliste et votre culture "historique" avide de changement (bref, dans la terminologie de Nietzsche, vous êtes lun de ces - trop - nombreux "ratés" de lhistoire !). Ce qui est symptomatique dans la partie de votre réponse consacrée à la pluralité des versions de la mort de Dieu, cest que même en revenant aux textes, vous êtes contraint de répéter mon propos : antichristianisme ne signifie pas athéisme ce qui signifie bien que la critique de Nietzsche va au-delà de lambivalence du point de vue : elle est fondamentalement une critique du nihilisme sous toutes ses formes, celui-là même qui s'exprime dans la pensée du "surhomme" comme cet homme supérieur au sens chrétien ! Ainsi, en loccurrence, cest vous qui ne comprenez pas le sens du mot "radical" appliqué à lantichristianisme de Nietzsche : rapportée à lévolution de la volonté de puissance, à la multiplicité de ses ramifications et de ses configurations, cet antichristianisme ne dépend pas dune idéologie du progrès, ce qui en ferait encore une interprétation théologique, mais constitue létude généalogique dune chute ou dune décadence généralisée, accumulée tout au long de lhistoire, lanalyse du développement ininterrompu du "nihilisme" à travers les âges et les cultures, cest-à-dire lhistoire très ancienne et tragique dune dépréciation de la vie et des idéaux forgés pour masquer cette dépréciation. Les expressions multiples du nihilisme sont toujours porteuses dune énergie physique considérable, cest-à-dire "réelle", matériellement quantitative (la force opérante tend à laccroissement qui sera puissance, ce qui fait que la valeur nest autre que le quantum le plus élevé de puissance quun homme puisse sincorporer), mais elles renvoient toutes au renversement de la logique de la dette, et de la vengeance quelle entraine, en une logique du ressentiment, comme vengeance sublimée. La généalogie de Nietzsche remonte à larchè et découvre ce qui était recouvert, cest-à-dire lhistoire réelle de la pratique et du sens, pose les questions de la provenance. Ainsi, le nihilisme, avec ses formes multiples, correspond à la victoire, à la résurrection des esclaves et se trouve au principe même de la morale, celle-là même dont le "vieux" Kant cherchera à formaliser le fondement en définissant la valeur comme expression de la loi morale universelle, c'est-à-dire à partir de la pureté de l'intention. Comme histoire du ressentiment, le nihilisme est au fondement du socratisme, du platonisme, du kantisme, etc..., du christianisme donc, y compris celui, non-avoué, des "libres-penseurs", des "démocrates", des "socialistes", tous ceux qui croient au "progrès"... Le nihilisme est partout, il est co-extensif à toute activité humaine, à toutes les formes de culture... C'est donc dans l'optique d'une physique de la puissance qu'il faut aborder les "évaluations " de Nietzsche : "Les jugements de valeur de l'aristocratie guerrière ont pour condition une corporéité puissante, une santé florissante, riche, débordante, avec tout ce qui contribue à l'entretenir, la guerre, l'aventure, la chasse, la danse, les jeux de combat et en général tout ce qui contient en soi d'activité robuste, libre et joyeuse." A la vengeance physique de ces guerriers, Nietzsche oppose la vengeance par l'intellect de l'évaluation sacerdotale, qu'il attribue au peuple des Juifs asservis par les Romains (cf. Généalogie de la morale, 1ère dissertation, VII). L'amour chrétien a été le produit de la vengeance par transfert des Juifs contre les Romains. Ainsi le ressentiment devint-il créateur, en tant qu'il accomplit une "vengeance imaginaire" en se retournant en son contraire. Il faut voir que la haine rentrée, dont l'action directe serait la vengeance, s'est transformée, par une alchimie des sentiments, en un amour chrétien, qui est le fruit élaboré du ressentiment, c'est-à-dire de l'action directe impossible. A la capacité d'oubli, force de l'âme, se mêle la capacité de promettre, de contracter et, par là, de s'évaluer soi-même, mais comme l'effet d'un travail de souffrances : "Ce ne fut jamais sans supplices, sans martyres ni sans sacrifices, que l'homme jugea nécessaire de se créer une mémoire". Or, le rapport contractuel le plus ancien est, nous dit Nietzsche, le rapport créancier / débiteur, fondé sur "l'idée que tout dommage doit avoir de quelque façon son équivalent et doit pouvoir être réellement compensé, fût-ce même par une douteur infligée à son auteur". Et tout ce que, depuis, on a appelé "faute", "conscience", "devoir", repose sur cette obligation de la promesse et sur ce nécessaire accompagnement de la cruauté. Telle est l'origine de la plus haute moralité. Alors que désormais la souffrance révolte, on l'admet cependant encore si on lui attribue un sens religieux, selon une logique ancienne des sentiments qui professe : "Tout mal est justifié, dont la vue édifie un dieu" : le "spectateur" divin est le créancier envers qui l'homme paie ses dettes de souffrance et qui se complaît dans la scopie du sacrifice. Le christianisme renversa cette logique en faisant du créancier le rédempteur : "Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer la dette de l'homme, Dieu se faisant payer lui-même par lui-même, Dieu comme étant le seul qui puisse racheter ce qui pour l'homme méme est devenu irrémissible - le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (le croirait-on?), par amour de son débiteur !..." Message édité par l'Antichrist le 11-09-2006 à 05:42:00
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