A PROPOS DU POSSIBLE ET DU VIRTUEL
Comment les différencier ?
Je me posais la question l'autre jour et à y réfléchir un peu, la distinction n'est pas aisée.
Difficulté de la distinction
Par exemple, étant à Paris, il m'est possible d'aller au Louvre.
Alors que c'est impossible si je suis à Londres. Mais depuis Londres, il m'est possible d'aller à Paris.
Bon, mais peut-on dire que la visite au Louvre est une virtualité de la vie à Paris ?
La visite au Louvre est-elle virtuellement contenue dans la vie à Paris ?
Autre exemple : on peut dire que l'arbre est contenu virtuellement dans la graine. C'est à dire que l'arbre est contenu en puissance dans la graine.
En effet, virtuellement = en puissance. Le virtuel est une puissance d'être.
Dès lors qu'il y a graine, il y a possibilité d'un arbre (avec du temps, de l'arrosage, un sol favorable etc. )
Peut-on dire que la graine ouvre la possibilité d'un arbre ? Car sans graine, l'arbre est impossible.
Manifestement, dans l'exemple du Louvre, il vaut mieux employer la notion de possible.
Et dans le second exemple, celui de la graine, la notion de virtuel.
Car lorsqu'on habite à Paris, il est possible d'aller au Louvre (ce n'est pas impossible) et l'arbre est bien contenu virtuellement dans la graine, car la graine a la puissance de devenir arbre.
N'est-ce qu'une question d'emploi langagier, de convention ?
Possible/virtuel - réel/actuel
Une virtualité est une puissance d'être. Virtualité se dit virtus en latin et se rattache au terme de dynamis chez Aristote. Le premier, il parle de l'opposition dynamis / entelechia. Entelechia = caractère de la chose en acte, accomplie. Dynamis = caractère de la chose en puissance.
Ainsi, quand la graine est en acte, l'arbre n'est qu'en puissance. Mais quand l'arbre a poussé, quand il est en acte, il est capable de produire des graines, en puissance. Ainsi acte et puissance se répondent. Mais toujours, dit Aristote, la puissance est subordonnée à l'acte, qui est premier en droit. La puissance part d'un acte et va vers un acte. Il n'y a pas pour Aristote de puissance pure, précédant tout acte. Car le cosmos est un mouvement circulaire uniforme infini, pleinement en acte et il n'y a rien au-delà de cet acte premier.
Donc virtualité = puissance d'être = dynamique.
Le virtuel apporte du dynamisme à ce qui est. Le virtuel va de pair avec l'actuel.
Au contraire, le possible s'oppose au réel. Et il y a moins dans le possible que dans le réel, car ce qui n'est que possible n'est pas complétement réel, seulement de façon imparfaite. Dans la simple possibilité d'aller au Louvre, il y a moins que dans le fait d'y aller effectivement. Car si j'y vais réellement, c'est que j'ai non seulement la possibilité de le faire mais que, de plus, j'use de cette possibilité.
Donc nous voyons que nous pouvons distinguer possible et virtuel indirectement, par leurs contraires respectifs, le réel et l'actuel.
Très bien, mais dans ce cas, nous devons en venir à différencier réel et actuel...
L'actuel est le caractère de la chose en acte, produite, complète, achevée. Ainsi d'un arbre qui a poussé, d'un animal adulte, d'une machine qui fonctionne bien ou d'un maçon en train de travailler : il est maçon en acte, en train de faire le travail qu'il a appris.
Ce qui est actuel, c'est ce qui se passe en ce moment, ce qui est en train de se faire. C'est ce dont on parle, c'est l'actualité, ce qui fait l'évènement.
Réel vient du latin res, la chose. Est réel ce qui est. La chaise devant moi est réelle, c'est une chose qui existe bel et bien. Cet arbre est réel : je peux taper contre son tronc, ce n'est pas une illusion. Ou encore, la détresse de cette personne est réelle : elle a vraiment besoin d'être aidée.
On pourrait dire que le réel est de l'ordre du constat, plat et idiot, comme un constat d'accident. Voilà c'est comme ça et pas autrement. C'est réel, que ça nous plaise ou non, on n'y peut rien. Le réel, dit Lacan si je ne me trompe pas, c'est ce qui cogne.
Il n'y a donc pas dans le mot réel de connotation de puissance, de plénitude, de perfection, comme dans actuel.
Virtuel et réel
En quoi cette distinction entre réel et actuel nous aide t-elle à comprendre la distinction de leurs opposés, possible et virtuel ?
C'est ici l'occasion de rappeler une confusion déjà dénoncée sur ce topic : le virtuel ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel.
Si bien que l'opposition monde réel / monde virtuel (Internet, les jeux online etc.) n'est peut-être pas si pertinente qu'on croit. C'est à dire que ce qui est virtuel n'est pas nécessairement irréel.
(Car ce qu'on redoute des nerdz obsédés par les jeux en réseau, c'est leur perte de contact avec la réalité. C'est donc un processus d'enfermement autiste, de fuite devant le réel, dans un monde de fantasme, un monde irréel. En tant que tel, on ne reproche pas au virtuel sa puissance propre (créer d'autres mondes) mais qu'il fasse perdre pied avec ce monde-ci, le monde réel. )
Le possible et le réel
Nous avons pu cerner précisément ce qu'est le virtuel. Est-ce le cas pour le possible ?
A vrai dire, il semble que nous n'ayons pu le cerner aussi précisément. Et ce que dit Bergson dans la Pensée et le Mouvant ne fera rien pour nous redonner confiance en la notion de possible.
Dans le texte intitulé le possible et le réel, Bergson nous dit en effet que, contrairement à la croyance commune, il n'y a pas moins, mais plus dans le possible que dans le réel.
Qu'est-ce à dire ? Comme je le disais plus haut, n'est-ce pas vrai que le réel est plus que le possible, qu'il est justement un possible qui est venu se réaliser ? Donc que le réel est le possible + son effectuation ?
Dans ce cas, pourquoi Bergson dit-il au contraire qu'il y a plus dans le possible que dans le réel ?
Parce que le possible est une notion illusoire et l'illusion dont il découle est celle-ci : nous imaginons que le réel provient d'un ensemble de possibles et qu'il en effectue un tout en rendant les autres impossibles. Par exemple, si j'ai le choix entre quatre chemins, je vais en choisir un. Et une fois que j'aurai choisi, je m'imaginerai que 4 chemins étaient possibles, que j'en ai choisi un et que les 3 autres me sont donc maintenant impossibles à emprunter.
Illusion rétrospective, dit Bergson. C'est toujours après coup que nous nous référons au possible, toujours quand l'action a eu lieu. Et ce qui vient en dernier, l'idée de possible, nous la mettons en imagination au début, si bien que nous imaginons que le réel découle du possible.
Mais non : il y a plus dans le possible que dans le réel, car il y a le réel + l'acte de l'esprit consistant à faire découler ce réel d'un possible.
Bergson dit que si nous nous replaçons dans le flux intensif, qualitatif, imprévisible de l'existence, et pas dans une reconstruction a posteriori de ce réel, c'est à dire dans ce que notre auteur appelle la durée, alors nous verrons que le réel est une création continue, qui ne fait pas découler le réel d'un possible déjà donné, mais transforme au contraire ce qui est, sans que ce qui vient après ne puisse être déduit entièrement de ce qui vient avant.
Si le réel découlait vraiment du possible, il n'y aurait jamais ni imprévu, ni nouveauté dans la vie. Or c'est à la pensée d'exprimer ce qui est mouvant, changeant, qualitatif, intensif.
L'illusion du possible
Dès lors, Bergson disqualifie la notion de possible et la remplace par celle de virtuel. Car s'il est illusoire de penser que le réel découle du possible, en revanche il est juste de dire que l'actuel provient du virtuel. Est inscrite dans la durée cette transformation de la graine en arbre ; de même le processus par lequel un apprenti va devenir maçon, alors qu'il ne l'est que virtuellement au début, ou encore le processus par lequel une chenille devient papillon.
Ainsi, en suivant Bergson, il est assez simple de distinguer le possible du virtuel : c'est que le premier est une construction illusoire de l'esprit, tandis que le second exprime vraiment les puissances à l'oeuvre dans la nature et la vie.
D'où provient exactement l'illusion du possible ?
De ce que l'homme, avant de penser le monde ou le contempler, doit au quotidien, se nourrir, travailler, se loger, bref agir. Or, l'homme est un être de conscience, c'est à dire que les choses ne se présentent pas toutes faites à lui. Il a au contraire à faire des choix, à faire les choses. Il peut ainsi imaginer plusieurs directions à suivre, de façon à délibérer puis à choisir celle qu'il estime la meilleure parmi celles qu'il envisage.
Mais parmi celle qu'il envisage, pas parmi celles qui existent réellement !
Le possible n'est pas une puissance propre des choses, mais provient de la puissance de l'esprit à concevoir des directions d'actions. Ce qui signifie que la délibération avant l'action s'applique bien aux choses mais aussi que croire que le possible imaginé par l'esprit se trouve aussi dans les choses est illusoire. Et parce que l'homme choisit et imprime ainsi un mouvement libre aux choses, il en vient à s'imaginer que la nature aussi choisit parmi des possibles (illusion déjà dénoncée par Spinoza, dans l'appendice d'Ethique I).
Il n'y a qu'avec l'homme que l'élan vital est parvenu à la conscience de soi et qu'il peut donc authentiquement créer une action libre, réfléchie et introduire ainsi volontairement du nouveau dans les choses. Au contraire, plus cet élan est inconscient, plus il est mécanique. Les fourmis n'ont socialement aucune virtualité : leur modèle d'organisation se répète mécaniquement et chaque individu est semblable à tous les autres et accomplit sa tâche mécaniquement. Au contraire, dans l'espèce humaine, il n'y a que des individus, tous doués de conscience. Si bien que l'homme peut vivre sous une grande diversité de formes de sociétés.
Il n'y a pas de ce point de vue de différence radicale entre l'homme et les êtres naturels : ils sont tous des produits de l'élan vital, qui tend à intensifier ses virtualités et à s'exprimer avec de plus en plus d'intensité. Seulement, c'est avec l'homme que l'élan vital accomplit le plus adéquatement sa puissance propre.
La notion de possible perd ainsi toute pertinence au profit de celle de virtuel.
La position bergsonienne est donc que l'homme est un produit de la vie et qu'en lui, elle trouve à réaliser au plus haut point ses puissances d'être. L'homme est ainsi pensé comme produit de la nature.
Réalité et possibilité
Or cette thèse trouve une opposition radicale dans la philosophie de Heidegger, qui pense au contraire qu'en aucun cas le mode d'être de l'homme ne peut se comprendre à partir du mode d'être des étants naturels. On sait que Heidegger ne parle pas de l'homme mais du Dasein, c'est à dire ce que j'ai à être, à assumer parce que j'existe. Le Dasein n'est pas un être naturel, simplement là, subsistant et vivant, mais il existe, c'est à dire qu'il a toujours à décider de son mode d'être. Autrement dit, il n'est jamais déterminé pour de bon à être tel ou tel étant mais il est toujours hors de ces déterminations, dans lesquelles il peut pourtant provisoirement vivre.
Et cette opposition de Heidegger entre Dasein et étant naturel trouve en partie son fondement dans ce refus de l'élimination de la notion de possible. S'il est bien vrai, dit Heidegger, que la plupart du temps, le Dasein se comporte comme un être naturel, un être qui travaille, se soucie de l'étant, de soi, des autres et de son monde ambiant, pour autant cette vie est impropre par rapport à la caractérisation la plus authentique du Dasein, qui est qualifié par Heidegger de "configurateur de monde".
Qu'est-ce que cela signifie ?
Le virtuel est une puissance d'être naturel, nous l'avons vu. Or, si en son fond, l'existence du Dasein est sans commune mesure avec la vie naturelle, alors le virtuel est impropre à qualifier le mode d'être authentique du Dasein.
La plupart du temps, le Dasein vit dans un monde qu'il n'a pas choisi, c'est la facticité. Le monde où il vit (cette ville, cette famille, cette rue, ces voisins...) s'impose à lui comme un fait dont il doit tenir compte sans pouvoir le changer. Donc il doit, au quotidien, vivre dans un monde que d'autres ont créé et où d'autres ont vécu avant lui, si bien qu'il doit régler sa vie sur des possibles pré-déterminés. Ainsi, je ne choisis par les arrêts de ma ligne de bus ni les sens interdits, ni la couleur du bâtiment où je travaille etc.
Mais le Dasein peut aussi ne pas s'en tenir à des possibles pré-determinés et parvenir lui aussi à configurer ses propres possibles, en saisissant authentiquement son existence et en choisissant ce qu'il aura à être, bref en changeant la configuration de ce qui lui est possible.
Ainsi Bergson a raison de dire que, pour les êtres naturels (y compris l'homme), le possible n'a pas de sens et seul compte le virtuel.
Mais pour l'homme comme Dasein authentique, la réalité des choses de ce monde n'est que néant par rapport à son pouvoir-être le plus authentique, qui est de configurer un monde, de configurer des possibles.
Ainsi la science moderne, initiée par Newton et Galilée transforme t-elle radicalement notre rapport au tout de la nature et à la nature en tant que tel : non plus une nature dépositaire des signes de la création divine (nature médiévale), mais une nature rationalisée, "un livre écrit en langage mathématique" dont l'homme pourra se rendre "comme maître et possesseur" (Descartes) --> nature des sciences physico-mathématique.
Le Dasein, configurateur de monde, en tant qu'il détermine son rapport possible à la nature comme tout et en tant que nature.
Certes, la plupart du temps, le Dasein n'existe pas selon ses possibles les plus hauts. Il n'en demeure pas moins que, selon une idée phénoménologique qui va de Husserl à Heidegger, le possible excède toujours en droit le réel. Parce qu'aucune vie ne saurait épuiser les possibles qui sont les miens : la mort me prend toujours alors que j'aurai pu faire d'autres choses. On dit couramment : tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. On pourrait dire : tant qu'il y a de l'existence, il y a du possible. Je peux toujours faire d'autres choses. La mort ne vient pas quand j'ai épuisé mes virtualités, quand je suis au bout de mes possibles. Quand je meurs, c'est toujours trop tôt. Il me restait des choses à faire.
Quand Miles Davis est mort, fin 1991, il avait encore des projets pleins ses tiroirs. Aurait-il vécu qu'il aurait continué. Et même sans être Miles Davis, n'importe qui peut toujours faire plus, tant qu'il n'est pas mort.
Conclusion
C'est ainsi qu'on peut comprendre le couple virtuel / possible : d'abord en distinguant soigneusement les deux termes ; puis en les opposant radicalement. Enfin, en comprenant les virtualités comme des productions de la vie et la possibilité comme le caractère le plus haut de l'existence.
Plus radical peut-être que les virtualités est ce choix libre sur les possibles que l'on se donne.
Peut-être ya t-il quelque chose de cette idée dans ces célèbres vers d'une ode de Pindare :
N'aspire pas, ô mon âme, à la vie immortelle
Mais explore le champ des possibles.

Message édité par rahsaan le 28-07-2006 à 02:49:03