Le visage dAlfred demeurait impassible. Ses yeux clairs ne cillaient pas, sa bouche ne tremblait pas ; il restait immobile, les mains croisées derrière son dos, le regard perdu dans la contemplation de la lune. Encore absorbé par la réflexion, il entendit non-loin des voix résonner, et, accompagné dune bourrasque de vent, il se tourna vers lentrée grouillante de personnes du théâtre. Ses pupilles brillaient dun éclat résolu.
Michel sortait à linstant. Il souriait et brandissait un papier devant lui. « Art » de Yasmina Réza pouvait-on lire. Jouant des coudes pour se frayer un chemin dans la foule compacte, il se remémora chaque instant de la pièce de théâtre. Du pur bonheur. Depuis le temps quil attendait cette pièce, quil tremblait rien quà lidée daller y assister, quil cochait les jours sur son calendrier, sa patience navait été quaccrue et maintenant il se sentait combler, comme abandonner au paradis. Il jubilait encore quand, avisant son ami sous un lampadaire, il se mit en marche. Son pas était déterminé. « Alors ? » fit-il en souriant.
Alfred lui dédia une moue maussade et lorgna dun mauvais il le prospectus que tenait Michel.
« Comme je my attendais
rien dextraordinaire » répondit-il, las.
Michel parut outragé. Ses mains se crispèrent sur son morceau de papier et il devint soudain grave. Toute sorte de bonne humeur ou de satisfaction avait désormais déserté son visage. « Comment peux-tu dire une chose pareil ? Comment je peux dire une chose comme ça ? Cest très simple : aucun des ingrédients qui font une pièce joliment jouée ou au moins convenable, car je ne demande pas la perfection tu me connais, et bien aucun dentre eux nétaient présent
Et quels sont ces ingrédients daprès toi ? le coupa Michel une pointe de nervosité dans la voix.
Si tu veux que je te les énumères tous ça va nous prendre un bon bout de temps, alors autant retourner chez toi et discuter autour dun verre.
Non, non, non. Nous avons bien le temps ici. Il ne fait pas froid, il ny a pas trop de monde, tu peux mexpliquer pourquoi tu nas pas aimé cette pièce.
Pas aimé, mais tu rigoles
! Jai détesté ! Franchement, tu as déjà vu une représentation aussi dépourvue de sentiments, démotion, de passion ? Moi non, jusquà ce soir malheureusement, et jaurai bien aimé ne jamais connaître cette malchance. Vraiment, les acteurs frôlaient le ridicules dans leurs rôles ! »
Michel commençait imperceptiblement à simpatienter. Ses lèvres tremblaient, et il sentit une bouffée dair chaud lui parcourir léchine. Son corps bouillonnaient, et il était en proie à une véritable lutte intérieur pour ne pas céder trop tôt à lénervement. Son cur battait plus vite, et il ferma les yeux un instant. Lentement ses pulsations cardiaques se calmèrent et finir par saccorder à la rythmique de sa respiration. « Personnellement, jai trouvé cette interprétation remarquable. Les acteurs ont très bien gérés leurs personnages. Jy ait retrouvé toutes les mimiques du livre, toutes les expressions que je mimaginaient, toutes les répliques dans le ton juste
Non, les acteurs on indéniablement du talent, ne ten déplaises. Alfred haussa les épaules en souriant. « Soit, continua t-il sobrement. Et quas-tu pensé des décors ? Extraordinaire aussi, non ? Très bon, acquiesça Michel, ils correspondent totalement avec lidée que je men faisait. Glacials, comme les relations détériorées des trois infortunés protagonistes.
Mais bien sûr
Une telle platitude na dautre égale dans le monde du théâtre ! Là, je dois dire quils ont vraiment fait fort ! Déjà de médiocres acteurs ensuite un metteur en scène sans une once dhabileté
cest un miracle davoir réunis une telle brochette pour une seule pièce ! Tu crois quils ont passé une annonce dans un journal ? « Cherche metteur en scène amateur et acteurs sans talent »
Tu nas aucune idée de ce que tu dis, ces trois acteurs sont connus et reconnus dans le monde du théâtre et même du cinéma.
Je ne te contredis pas sur ce fait, mais ces films ont été à mes yeux des navets pitoyables
Si tu veux mon avis, ils cherchent la médiocrité !
Comment peux-tu être aussi dur ? Comment peux-tu être aussi bornés ? Mais pas du tout, je ne suis ni dur, ni borné, ni même un cur de pierre si tu pensais à ça, mais mon jugement est celui-ci, il est peut-être sévère, mais il est le plus honnête du monde, se justifia Alfred, le plus franc que je puisse te dire. Après si tu préfères mentendre dire que cette pièce de théâtre ma plu, que les acteurs étaient divinement exceptionnels, les décors dun génie sans égal, et tous ce que tu veux, jen suis aussi capable ! Mais tu tadresseras là quelquun de vicieux, misérable, méprisable et sans jugement propre à lui même
Je ten pris Alfred, arrête moi ces sermons, jai passé lâge de tentendre parler ainsi. Je puis tout à fait comprendre que tu nas pas apprécié cette pièce, mais il y a quand même des degrés dans la réprobation. Nous avons ensemble vu des dizaines de pièces, nous sommes en quelque sorte des connaisseurs, nous pouvons nous accordés sur certains points en tant que spectateurs avisés que nous sommes, or ici, toutes nos opinions divergent. Il y a quelque chose danormal là-dessus, tu ne trouves pas ?
Anormal, certes, mais depuis tout à lheure tu mattaques et réprimandes toutes mes pensées, mes convictions, aussi cruelles soient-elles. Avoues que pour moi, Alfred, ton ami et ton collègue de boulot, cest énervant ! »
Michel ne répondit dabords pas. Il se contenta dun vague signe de tête et scruta les environs. La rue était maintenant vide, aucune individu ne traînait, aucune voiture ne circulait. Tout était incroyablement sombre. Même la lumière qui émanait des lampadaires semblait voilée. « As-tu seulement lu « Art » ? Je commence vraiment à en douter.
Michel, bien sûr que je lai lu. Je lai même feuilleté avant de venir pour me remettre parfaitement dans la contexte. Jarrivai positif pour passer un agréable moment, crois-moi, cette pièce étant un véritable chef duvre de Yasmina Réza, mais dès les premières répliques, jai été déçu, vraiment très déçu.
Tu as donc préféré ta lectures à cette représentation ? chuchota Michel, incrédule.
Et bien je oui. La plume de Yasmina Reza est vraiment excellente ! Tous ressort dans le texte : les sentiments, les émotions, la lente et douloureuse chute en enfer
Vraiment, ce texte est très bon, le style imagé nous plonge rapidement dans lhistoire, et à moins de savoir vraiment bien nager, on reste en immersion jusquà la dernière phrase ! Adapter cette pièce avec si peu de dextérité, cest massacrer luvre de lécrivain, cest anéantir des mois de travail acharné. Jaurai bien aimé voir la tête de lauteur en voyant cette tuerie, ajouta Alfred, sarcastique. Je suis complètement à lopposé de ta vision des choses, répliqua platement Michel. La lecture je lavais affectionné, du moins assez pour que cette représentation me séduise et quelle chance de mêtre déplacé ! Quelle chance ! Je laurai raté que je men maudirai tous les jours. Contrairement à toi, cette pièce ma aidé à comprendre certains points qui restaient obscurs pour moi, comme la personnalité de Serge que je narrivais pas totalement à cerner, et dautres choses encore. Grâce à ce spectacle tout cest éclairci, et cest avec plaisir que je relirai la pièce, même si je sais que ce que jy trouverai ne sera jamais aussi jouissif.
Mais que me chantes-tu là ? Attends (Alfred tira dune de ses poches un petit livre. Cétait « Art ») Je lai emmené. Je savais bien quil me faudrait le ressortir tôt ou tard. (Il farfouilla un moment, tournant les pages à une vitesse folle, puis il pointa son doigt sur une page) Regarde ça ! Ha ! Limmense réplique de Serge. Tiens, jétais sûr que tu allais men parler de celle-là. Un pressentiment peut-être, articula Michel dune voix doucereuse. Eh bien quoi ? Quest-ce qui ne tas pas plus dans ce passage ?
Je nai strictement rien compris quand monsieur Pierre Arditi, que je ne cherche pas à rabaisser que nous soyons bien daccord, la énoncé. Sa voix tremblait tellement, il était à un tel point sous pression à la moindre idée de rater une phrase, quil en a complètement oublié dy mettre les sentiments et le comportement. Enfin, bref, sur le livre jai tout compris, je pouvais même relire le passage plusieurs fois si le besoin sen faisait ressentir, or là, impossible de comprendre. »
Michel hocha lentement la tête. Il lorgna un moment le livre avec mépris puis ordonna à son ami de le ranger, ce quil fit aussitôt. Chose faite, il restèrent un moment immobile à se fixer, et ce fut dune voix crispée que Michel reprit :
« Cest sûr que si on le fait exprès, on peut ne rien comprendre à toutes les pièces du monde. Ca, moi aussi jen suis parfaitement capable, alors ce que je voudrai Alfred, cest que nous arrêtions de nous disputer sur ce sujet puéril, et que nous rentrions. Cest la seule chose que nous devrions faire à cet instant. La discussion ne nous mènera de toute façon nulle part car nos avis différent trop. Nous narriverons quà nous disputer pendant encore des heures, puis nous rentrerons chacun de notre côté un ami en moins. Alors si tu veux bien, cessons de nous affronter et rentrons boire un bon café, daccord ? » Bien que Michel chercha à le cacher, sa voix trahissait un grand émoi et Alfred le remarqua fort bien. Observant son ami avec sympathie il se mit à rire. Dabord doucement, il devint vite puissant et résonna tel un tambour dans la rue silencieuse. Michel légèrement surpris du subit éclat de rire de son ami le toisa un instant perplexe, mais rapidement la contagion le gagna et il rit comme un enfant, souriant et flanquant de grandes tapes dans le dos de son collègue. Finalement, il se serrèrent la main avec entrain une fois calmé.
Et puis de toute façon, je nai pas envie que cette discussion aie plus loin ! Nous nous sommes assez défoulés pour ce soir. Allez, rentrons, jai soif ! Et moi donc ! Sattrapant alors par les épaules, ils déambulèrent dans la rue vide et redevenue silencieuse, sattaquant inconsciemment à des dizaines dautres sujets de discussions tout aussi virulents !
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