Forum |  HardWare.fr | News | Articles | PC | S'identifier | S'inscrire | Shop Recherche
1821 connectés 

 


 Mot :   Pseudo :  
 
 Page :   1  2  3  4  5  6
Auteur Sujet :

"Ecriture d'un roman d'heroic fantasy" - histoire n°2

n°3252477
Davidartis​te
aaah... la vie d'artiste!
Posté le 19-07-2004 à 17:52:25  profilanswer
 

Reprise du message précédent :
raah put**n comme c top!


---------------
http://www.ecrivons.net/index.php
mood
Publicité
Posté le 19-07-2004 à 17:52:25  profilanswer
 

n°3260764
kat'tre
Posté le 20-07-2004 à 14:04:53  profilanswer
 

a quand une suite??


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3262508
Damrod
Posté le 20-07-2004 à 17:43:39  profilanswer
 

ben alors où est notre chapitre quotidien ?? :cry:
on veut la suiiite :bounce:

n°3262522
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 20-07-2004 à 17:45:19  profilanswer
 

Ca arrive, ça arrive, faut le temps de le pondre quand même :D


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3262544
yulara
Byte Hunter
Posté le 20-07-2004 à 17:47:47  profilanswer
 

quoi?  
il est pas ecrit?
mais qu'est-ce que tu fais là alors! allez zou, va bosser! :D


---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3262674
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 20-07-2004 à 17:57:19  profilanswer
 

Vous allez hurler, c'est un chapitre de transition aussi... mais le dernier :D


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3262706
yulara
Byte Hunter
Posté le 20-07-2004 à 18:00:38  profilanswer
 

pas grave, tant qu'on a la suite :o
allez file! :D
 
yulara (qu'est pas du tout accro aux histoires de malhin...)


Message édité par yulara le 20-07-2004 à 18:14:16

---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3269128
foularou
Posté le 21-07-2004 à 10:35:18  profilanswer
 

Up du Mercredi en attendant la suite :p

n°3269173
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 21-07-2004 à 10:41:45  profilanswer
 

Voilà le chapitre 10.
Un nom de ville a été modifié par rapport aux chapitres précédents donc ne vous choquez pas, c'est normal  :D  
 
 
 
 
 
Il est des matins qui n’ont pas la même signification que d’autre. Lorsque Mahlin se réveilla, ce fut pour constater qu’il était encore en vie. Dous n’était pas venu.
 Et s’il n’était pas venu cette nuit, il était fort probable qu’il ne vienne plus. Le Lien était brisé. Il leur suffisait de partir rapidement ; car Longue-Rivière n’était pas vraiment le meilleur endroit pour se cacher de lui. Il serait parti dans la nuit si c’avait été possible. Mais il y avait encore bien trop de choses à faire ici, bien trop de questions à poser. Il bailla. Depuis quand n’avait-il pu paresser au lit ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir, et cela même en était déprimant.
 Ses habits étaient posés sur la chaise, à côté, fraîchement lavés, une vague odeur de myosotis flottant dans les airs. Qui que ce fût qui les ait apportés, il ne s’était pas réveillé. Par les Couleurs, il avait été si fatigué ! Peut-être aurait-il dû suivre les conseils de ses compagnons, après tout. Un peu plus de repos ne lui aurait pas fait de mal. Il haussa les épaules, sortit du lit, et commença à s’habiller avec des gestes maladroits. Il se sentait vaguement nauséeux, mais la sensation ne tarderait pas à passer. Du moins tenait-il debout. Oui. Il sortit d’un pas hésitant.
 
 « Ah, te voilà mon garçon » sourit Erhman en le voyant descendre l’escalier. L’aubergiste, maigre et nerveux, s’agitait de table en table, essuyant avec soin les taches de Te’ssari qui les maculaient. Au vu de la couleur indéfinissable du torchon – il avait dû être blanc, un jour - Mahlin  se demanda si le nettoyage était réellement efficace. « Ma femme s’est absentée pour un moment, elle est allée discuter avec le Bourgmestre. Mais elle m’a bien fait comprendre que tu ne devais pas quitter ta chambre ! Il paraît que tu ne tiens pas debout. »
 « Et pourtant vous me laissez descendre » remarqua Mahlin en lui rendant son sourire. Il s’installa à une table, et un bol d’un gruau fumant fut placé devant lui.
 « Eh, bien sûr, bien sûr ! A ce que je vois, tu arrives à marcher. Et un peu de soleil ne te ferait pas de mal, tu es bien pâlot. Une belle journée, aujourd’hui, pour sûr ! »
 Mahlin ne répondit pas, le nez dans son assiette. Il avait une faim de loup ! Depuis combien de temps ne le nourrissait-on que de soupe ? Les céréales avaient un goût délicieux.
 On était en milieu de matinée, mais les premiers clients arrivaient déjà, fermiers pressés d’aller manger pour retourner aux champs, paysans toujours prêts à boire un verre entre amis. Ils rentraient par petits groupes et Erhman les servait, abandonnant Mahlin à ses pensées. De temps en temps, l’aubergiste lui dédiait un sourire réconfortant. Une fois la bouillie avalée, le jeune homme l’appela.
 « Maître Erhman, ah.. avez-vous vu passer Shani et Aarel ? »
 L’aubergiste termina de poser les verres qu’il tenait à la main puis se retourna.
 « Bien sûr, mon garçon, bien sûr ! Ils sont venus il y a une heure environ, mais ma femme était là, et elle les a empêchés de monter. Tu avais besoin de dormir, il paraît. Ils ont dit qu’ils comprenaient et sont partis. Betingel a essayé de te voir également, mais Maud l’a repoussée aussi. Si tu avais pu voir son expression ! » Erhman s’esclaffa bruyamment. « J’ai bien cru qu’elles allaient se battre »
 « Merci » fit poliment Mahlin. Il ne doutait pas que ce fût très drôle. Mais ce soir, il serait loin. « Je vais les rejoindre. »
 Il profita de ce que l’aubergiste avait le dos tourné pour s’esquiver rapidement. Il fallait vite les trouver. Pourquoi avait-il dormi aussi longtemps ? Tant de temps gâché.
 Il ne fut pas difficile de retrouver Shani : elle était sur la place du village, entourée d’une ribambelle d’enfants riants. Et Toni était avec elle.
 « …et dans quelle main, maintenant ? » faisait-elle, riant elle aussi.
 
 Des petits doigts se tendirent pour montrer sa main gauche ; d’autres sa main droite. Son bras était toujours en écharpe, mais cela ne semblait pas la gêner alors qu’elle remuait les mains. Elle les ouvrit, et les deux étaient vides. Les enfants poussèrent des cris. Shani prit l’air surprise.
 « Eh bien ? elle n’est plus là ? Ce n’est pas normal ! Vous m’avez bien vue la mettre là ? » Un concert de ‘oui’. « Mais je ne comprends pas, où peut-il bien être ? » Elle agita la tête, et le ruban qui maintenait bien sagement son chignon céda. Une cascade de cheveux bruns lui tomba sur les épaules, et un rossignol en sortit en pépiant, puis s’envola. « Il était là ! » fit-elle. « Le coquin ! »
 « Oiseau ! » cria une des gamines, une petite fille qui ne devait pas avoir plus de deux ans. Les enfants se bousculaient pour voir le rossignol, très haut. Bientôt il ne fut plus qu’un point noir, puis il disparut. Toni levait les yeux comme les autres
 « Il est parti ? » demanda un garçonnet en clignant des yeux, cherchant à voir malgré le soleil.
 « Il vit sa vie » sourit Shani en se relevant. Elle aperçut Mahlin et rosit légèrement. « Et je crois que je vais vous laisser vivre la vôtre maintenant ! »
 Des cris de protestation s’élevèrent, mais elle caressa quelques cheveux, embrassa quelques fronts, et ils la laissèrent enfin partir, s’égayant dans la nature. Toni ne bougea pas. Son visage s’était fermé. Comment Mahlin avait-il pu croire un instant apercevoir en lui une âme enfantine ? Ce n’était qu’une brute.
 « Tu es enfin réveillée » fit Shani en venant vers lui, rattachant ses cheveux en marchant. « Dame Maud n’était pas très commode ce matin. »
 « Oui, Erhman me l’a raconté. Dis-moi, je ne savais pas que tu avais de tels talents avec les enfants ! Ils étaient tous fascinés ! »
 Elle balaya ses compliments d’un revers de la main.
 « J’aimerais revenir à l’époque où un oiseau me paraissait magique » fit-elle tristement.
 « Moi aussi » répondit sourdement Toni, derrière elle, comme un écho.
 Mahlin le regarda, puis marcha vers lui d’un pas décidé. Et lui tendit la main.
 « J’ai appris ce que tu as fait pour Shani, les potions que tu as fait venir. Merci beaucoup. Vraiment. »
 Toni le regarda un moment, cherchant des traces de moqueries, puis il se gratta le crâne avec embarras. Il ne s’attendait visiblement pas à cela et cherchait désespérément quoi répondre.
 « Ce n’est rien » fit-il enfin. « Les choses qu’elle fait avec les oiseaux… » Il se tut. Mahlin n’insista pas.
 « Comment va ton bras aujourd’hui ? »
 « Très bien, je n’ai plus mal du tout. Et toi, bien reposé ? »
 « On peut dire ça comme cela. Où est Aarel ? »
 « Il est parti travailler dans la ferme de Jonas. Il est décidé à payer son séjour. Il y avait des bûches à couper. » Elle rit. « Il a l’habitude. »
 « Tu viens ? Allons le chercher. La ferme n’est pas très loin, si je me rappelle bien ? »
 « Je vais vous y emmener » fit brusquement Toni.  
 
Deux regards convergèrent sur lui. Shani hésita un instant, puis, choisissant ses mots avec soin :
« C’est – vraiment – gentil de ta part… mais si cela ne te dérange pas, nous aurons à parler… entre nous… » Elle soupira. « Tu comprends ? »
Mahlin n’avait jamais été un bon chasseur dans sa jeunesse. Quelque passionné qu’ait pu être son père, il ne pouvait se résoudre à tuer les animaux. Leur expression alors qu’il les traquait, pleine d’incompréhension, avait hanté ses nuits. Il retrouvait la même lueur dans les yeux du fils du Bourgmestre. Ca, et puis autre chose. De la colère ?
« Bien » fit seulement Toni avant de se détourner et de partir à grands pas.
 Shani leva la main comme pour le retenir, puis la laissa retomber. Elle haussa les épaules.
« Viens, Mahlin. Aarel doit nous attendre. »  
Mahlin vint.
C’était le début du printemps, et il n’y avait ici pas de faux-semblants ni de magie quelconque. La nature se débrouillait très bien seule, avec sa patience habituelle, et quelques fleurs hésitantes se montraient ça et là. Les arbres reprenaient de la vigueur. Partout dans les champs, on apercevait des paysans affairés. Les semailles n’attendaient pas.
« Le soleil me manquait » fit Mahlin, s’étirant sous la lumière.
« Tu m’en diras tant.. Pourtant, tu ne sortais pas beaucoup de la bibliothèque, au château » sourit Shani.
 « Disons que rester trois jours au lit m’a appris la valeur d’une promenade » répondit Mahlin d’un ton insouciant.
 L’insouciance ne dura que le temps de grimper la colline. Lorsqu’il vit ce qui s’étalait sous ses yeux, son sourire disparut.
 « Que les Couleurs me protègent ! » murmura-t-il.
 « Qu’est-ce qu’il se passe ? » fit Shani, subitement inquiète. Elle avança jusqu’à lui, puis s’arrêta, saisie.
 
 Du haut de la petite éminence, ils pouvaient voir loin. Assez loin pour, en temps normal, apercevoir la Forêt Hurlante. Mais de forêt il n’y avait pas l’ombre. Et la vue de ce en quoi elle s’était transformée avait de quoi tourner l’estomac le plus solide.
 On ne pouvait voir distinctement les détails d’ici, mais cela suffisait. Tout n’était plus qu’un gigantesque marais, une large pièce d’eau sombre sur lequel la lumière du soleil se réverbérait avec difficulté. Non, ils ne voyaient pas les détails. Mais ils pouvaient imaginer des… des animaux bouger sous la surface, des bulles éclater çà et là. A vrai dire, Mahlin sentait déjà la puanteur des arbres en décomposition accélérée.
 « Que… » commença-t-il, mais Shani l’attrappa par le bras et le détourna du triste spectacle. Elle était pâle.
 « Je ne veux pas savoir que. Ni quoi. Partons. »
 « Mais… »
 « Partons ! »  
La pression était ferme, et il la suivit. Son haussement d’épaules était plus insouciant qu’il se sentait vraiment. La forêt. Dieu du Foyer, que s’était-il passé ici ? Il avait marché à travers les bois alors qu’ils se décomposaient autour de lui, mais jamais il n’aurait pu imaginer que cela se conclurait ainsi. Il frissonna. Auraient-ils été capables de franchir le marais en traversant Shani, si jamais ils s’étaient trop attardés dans le manoir ?
 Il eut une pensée émue pour Aarel. Le géant avait eu raison de le secouer de son apathie. Trois jours passés, et il était toujours en vie. Et cette journée méritait bien que l’on vive. Le soleil, le printemps, et une jolie fille. Non, deux. Il se surprit à fredonner. C’était plutôt flatteur. Il avait beaucoup de choses à oublier.
 « Je vois que la vue du marais t’a mis de bonne humeur » fit Shani, acerbe. Il rit.
 « Non, je pensais à autre chose. C’est une belle journée, tu ne trouves pas ?»
…A votre place et sous la lune
 Que ferait ce cher Galowin ?

 
  Shani se détendit.
 « Oui. Oui, tu dois avoir raison. Je suis un peu fatiguée. Ces derniers jours ont été…épuisants. »
Et qui pourrait lui reprocher
 De les avoir toutes embrassées

 Elle avait effectivement l’air à bout de souffle. Il réalisa alors que cela faisait bien une demi-heure qu’ils marchaient d’un bon pas. Ce n’était pas le genre d’exercice à imposer à une blessée. Ni à un convalescent, mais il se sentait bien mieux depuis qu’il avait commencé la promenade. Néanmoins, il cessa de fredonner.
 « Nous ne devrions pas tarder à arriver » fit-il. « Si je me souviens bien, la ferme de Jonas est celle qui fait le coin de ces deux champs. » Quelques secondes plus tard, il eut une grimace encourageante. « Ca y est, je vois le bâtiment ! »
 « Quand je pense que nous perdons près d’une heure à cause de ce grand idiot » fit Shani, essuyant la sueur qui perlait à son front.
« Il fait ce qu’il estime juste, comme d’habitude ». Mahlin haussa les épaules.  « Je reconnais que ca ne facilite pas les choses. »
« Juste ? Qu’y a-t-il de juste à sarcler la terre ? » fit Shani.
Mahlin haussa les épaules.
« Nous y voilà. Passons par le pré, ce sera plus rapide. Si seulement il n’y avait pas ce mur, je… »
 
Shani enjambait déjà la barrière, prenant bien garde de ne pas déchirer sa robe sur les nombreux clous. Elle avait un bras cassé, était fatiguée, et pourtant ses gestes restaient fluides. Le jeune homme resta un moment les yeux fixés sur la robe qui montait et redescendait alors qu’elle passait une jambe, puis l’autre ;  il sursauta nerveusement alors qu’elle se retournait…
« Je ne t’attendrai pas toute la journée ! »  
…Et la suivit maladroitement. Toute son attention concentrée sur les barbelés si pointus qu’il enjambait, il ne se rendit pas compte que Shani avait stoppé net ; retombant de l’autre côté avec soulagement, il lui rentra dedans. Affolé, il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
« Je… je suis désolé » fit-il, hésitant ; mais Shani semblait avoir à peine remarqué qu’il l’avait bousculée. Elle lui prit le bras.
« Regarde ! » murmura-t-elle.
Il regarda.
 
Derrière la ferme, dans un champ qui leur avait été caché auparavant par la grande bâtisse, deux formes se battaient, arme au poing. L’une était sans conteste possible Aarel. Sa silhouette se dégageait aisément sous le soleil, et il maniait avec fougue la cognée qu’il utilisait habituellement pour couper le bois. Son avdersaire était plus difficile à identifier, mais visiblement il menait la danse, à la manière dont Aarel reculait sans cesse, cédant du terrain et se laissant enfermer dans le petit bosquet d’arbres, derrière lui.
« Aarel ! » cria Mahlin, courant sans hésiter vers son compagnon. Il se sentait encore faible et ne portait aucune arme, mais ce n’était pas une raison pour tergiverser. Peut-être pourrait-il faire appel à la magie ; si seulement il n’avait pas tant mal à la tête. Il fut soulagé de voir Shani courir à ses côtés, moins soulagé lorsqu’elle le dépassa sans effort. Pourvu qu’elle ne se mette pas en danger !
Les deux silhouettes se retournèrent en les voyant arriver, et le combat cessa.  
 
Aarel eut un large sourire et s’avança vers eux.
« Je me demandais quand tu finirais par te lever, Mahlin ! On dirait que vous allez, mieux, tous les deux ? »
Mahlin se contenta de le regarder avec un air d’incompréhension totale. Et puis, lentement, les pièces du puzzle s’assemblèrent. Aarel portait une lourde veste de cuir qui lui recouvrait le torse et les bras ; il avait également des gants. Un casque, de cuir lui aussi, lui couvrait le crâne, et la sueur lui dégoulinait dans les yeux. Il tenait à la main, non la hache que le jeune homme avait appris à connaître, mais une arme d’exercice, à la lame de bois.  
Son adversaire n’était autre que Jeofah le fermier, Jeofah qui avait l’air de tout, sauf d’un fermier en ce moment. Habillé de la même manière que le colosse, c’était un homme d’âge mur ; quelques traces de gris éclaircissaient ses cheveux autrement sombres, et de nombreuses rides lui sillonnaient le visage ; des rides, et une large cicatrice qui partait de son front pour rejoindre son menton, et qui laissait inévitablement penser aux vestiges d’une blessure au sabre ; ou à la hache. Il planta son épée d’entrainement dans le sol, et sortit un large mouchoir de son sac pour s’essuyer le front. Il sourit.
« On peut dire que vous arrivez au bon moment, mes gaillards. Je suis bien trop vieux pour ce genre d’exercice, surtout sous ce soleil ! Vous me donnez une bonne excuse pour faire une pause. Ce diable de gaillard serait près à continuer toute la journée si je lui en donnais l’occasion. » Il hocha la tête. « Tu as du potentiel, mon garçon, c’est certain. Tes coups sont un peu maladroits, et tu te découvres bien trop aisément, mais ce sont là des erreurs de débutant. Je ne prétends pas faire de toi un soldat accompli, mais tu seras au moins capable de ne pas te planter ta hache dans le pied, la prochaine fois que tu t’en serviras. »
« Jamais, je l’espère » grimaça Aarel.  Maintenant qu’ils s’étaient arrêtés, la fatigue le reprenait. Il tituba dans l’ombre d’un grand saule, et dut faire un effort pour que ses doigts gourds laissent échapper l’arme de bois. « Par les huit vents, je suis épuisé ! j’ai l’impression d’avoir couru durant des heures... avec l’un de vous sur le dos ! »
« Cela fait souvent cela, au début » sourit Jeofah. « La plupart des hommes sont incapables de mener un combat de plus de dix minutes sans commencer à fatiguer. Cela se voyait, dans tes derniers mouvements. » Aarel grogna. « Bien, comme je le disais, il est temps de faire une pause. Je suis sûr que vous avez beaucoup de choses à vous dire. » Il cligna de l’oeil. « Je vais chercher une bonne bouteille de Te’ssari, vous m’en direz des nouvelles ! Rien de mieux pour étancher la soif, non, vraiment. Et le nôtre est le meilleur du coin, vous savez ? Oui, je vois qu’Erhmar vous en a déjà parlé. Ce vieux brigand. » Il rit, et riait toujours alors qu’il s’éloignait d’un pas traînant, abandonnant son épée fichée dans le sol.
 
Mahlin le suivit des yeux un instant, puis reporta son attention sur le colosse.
« Tu apprends à te battre, toi ? » fit-il, amusé et incrédule. Shani, derrière lui, n’avait pas l’air moins surprise.
Aarel se gratta la tête avant de répondre, l’air mal à l’aise.
« Oui… ces derniers temps, j’allais souvent rendre visite à Jeofah lorsque nous étions en ville. Ce n’était pas trop dur de vous fausser compagnie, vous étiez souvent occupés par vos problèmes sentimentaux. »
« Des problèmes… » commença Shani.
« Ce n’est pas… » fit Mahlin.
C’était au tour d’Aarel de paraître goguenard.
« Peu importe. Toujours est-il que vous avez rarement remarqué mon absence ; ou bien je suppose que vous avez imaginé n’importe quoi. Une heure par ci, une heure par là, je ne me suis pas tellement entrainé, mais j’ai fait ce que j’ai pu. »
« Il y a tant de choses à savoir pour manier une hache ? » demanda Mahlin. « Après tout, cela ne doit pas être bien compliqué… du moment qu’on arrive à la soulever, je veux dire » ajouta-t-il hâtivement devant le regard calculateur du géant.
« Ne dis pas cela. C’est ce que je pensais aussi, mais il y a pourtant beaucoup à apprendre. »
« Et tu te débrouilles bien, désormais ? » s’enquit Shani.
Aarel haussa les épaules.
« Tu as entendu Jeofah. Je ne me plante plus la hache dans le pied, et j’arrive à me mettre en garde correctement. C’est déjà ça. C’est plus que j’espérais compte tenu du peu de temps que j’ai passé avec lui. Mais ce n’est certainement pas suffisant. »
Ils restèrent un instant silencieux.
« Je ne savais pas que Jeofah savait se battre » murmura finalement Mahlin, regardant nerveusement vers la large ferme, derrière eux.  
« Moi non plus » renchérit Shani. « Mais maintenant que je le sais, c’est vrai qu’il en a la posture. »
« La posture ? »
« Il se tient toujours très droit, malgré les années qu’il a dû passer à sarcler la terre. Et ses yeux sont durs, même lorsqu’il a l’air content. »
« Ses yeux ? »
« On peut voir beaucoup de choses, dans les yeux de quelqu’un » sourit Shani. Mahlin baissa rapidement les siens sous son regard scrutateur. Il crut l’entendre rire doucement.  
« C’était un soldat » grommela Aarel. Il remua nerveusement lorsque les deux le regardèrent, attendant la suite. « Il a participé à de nombreuses campagnes dans les armées de Ghondan, du moins c’est ce que j’ai cru comprendre. Il s’est battu contre Az lors de la Guerre Fratricide, puis a été démobilisé lorsque la paix est revenue. Avec le peu d’argent qu’il avait mis de côté, il s’est acheté une ferme dans la région, loin des combats. Il ne se passe jamais rien ici. » Il grimaça. « C’est ce qu’il pense, en tout cas. »
« Comment sais-tu tout cela ? »
« Offre-lui une bouteille de Te’ssari et il te racontera tout, ses combats, ses hauts faits, ses victoires. Il ira peut-être jusqu’à te montrer ses cicatrices, qui sait ? En tout cas, je peux dire qu’il sait se servir de son épée. Croyez-moi. »
Mahlin le croyait. L’épée d’entraînement que Jeofah avait plantée dans le sol était faite de fines lamelles de bois réunies en un curieux bouquet. Elle était conçue pour ne pas être mortelle, mais ça ne la rendait pas inoffensive. De nombreuses marques rouges striaient le torse d’Aarel, preuve de son incapacité à arrêter les coups. Visiblement, c’était douloureux. Il gémit en se baissant, agrippant sa tunique sur le sol.
« Il ne t’a pas raté » murmura Shani en suivant du doigt le contour d’une marque. « Je me demande bien pourquoi tu veux apprendre à te battre. »
 
Aarel cligna des yeux..
« Comment ça, pourquoi je veux apprendre ? Mais… c’est… c’est nécessaire, c’est important, tu ne penses pas ? Surtout désormais que nous sommes sur les routes, plus ou moins pourchassés, sans trop savoir où aller. C’est important. » Il hocha fermement la tête.
« Mais tu as commencé à t’entraîner avant même que le maître ne meure » fit valoir Mahlin. « Quel intérêt de savoir manier la hache lorsque l’on est destiné à être un mage ? Lorsque l’on peut faire bouillir le sang d’un ennemi de l’intérieur ? » Il hésita sous le regard de Shani. « Ce n’est qu’un exemple, bien entendu. »
« Bien entendu… » murmura la jeune fille. Elle avait l’air un peu perturbée. Par les Couleurs, pourquoi avait-il choisi une comparaison aussi imagée ? Mais déjà Aarel répondait.
« Parce que la magie est lente, voilà pourquoi ! A quoi a servi toute la science de Barel contre le poignard de son ennemi ? Il aurait aussi bien pu être un paysan plutôt qu’un mage, pour ce que cela lui a servi. S’il avait été capable de dévier le coup, peut-être serait-il encore vivant à l’heure qu’il est ! »
Ce n’était que trop vrai ; même si Mahlin se retint de faire remarquer qu’aucun homme au monde n’aurait pu agir assez rapidement pour contrer cette dague.  
« Mais il est mort » fit Shani calmement. « Au lieu de discuter de ta hache, Aarel, nous devrions peut-être réfléchir à ce que nous allons faire maintenant. »
« Fuir » fit aussitôt Mahlin. « Nous ne pouvons nous permettre de… »
« Voici Jeofah » coupa Aarel.
En effet, le soldat revenait de son pas traînant, deux bouteilles à la main. Sitôt que les regards se tournèrent vers lui, il leur sourit et les héla.
« Je n’ai pas été trop long ? Impossible de mettre la main sur ces satanées bouteilles ! A croire que ma femme les cache… Pourtant, elle sait que je suis raisonnable sur ce chapitre, elle le sait ! Aaah, que les Vents m’emportent, boire après l’entraînement, ça ne fait jamais de mal. C’est la recette des guerriers !. Tiens, gamin, bois donc un peu de ça ! » Il parlait, et ce faisant il lança habilement une des deux bouteilles à Mahlin, qui la rattrappa d’un geste du poignet. « Joli mouvement ; belle coordination. Ton cas n’est pas si désespéré, on dirait. Je suis sûr qu’on pourrait faire de toi un escrimeur passable ! »
« Merci, maître Jeofah » fit Mahlin en fronçant les sourcils. Gamin, vraiment ? « Merci, mais non. »
 
Il déboucha la bouteille et but une gorgée. Le goût était plus fruité que ce à quoi il s’attendait ; bien qu’il ne sache pas vraiment à quoi il s’était attendu. Cela lui faisait penser, vaguement, au jus d’orange qu’il avait l’habitude de boire, étant enfant. Vaguement. Et puis la chaleur explosa dans son ventre, et il se mit à tousser.
« C’est la première fois que tu bois du Te’ssari, n’est-ce pas ? » demanda Jeofah, tête inclinée vers la gauche, l’air amusé. « Oui, je m’en doutais. Même les fermiers les plus endurcis ne boivent pas aussi vite ! Et les Vents savent qu’ils ont de la pratique, dans ce village. »
 Du Te’ssari ? Mahlin avait le ventre en feu. Comment pouvait-on boire cela à longueur de journée ? Il toussa et cracha.
 « Vous devriez vous en servir pour dégraisser les portes » parvint-il enfin à articuler.
 « Certains y ont pensé » sourit le fermier « mais le métal n’est pas assez solide. Bien, si tu as fini avec la bouteille, fais-la passer. Tu n’es pas le seul à vouloir boire, ici ! »
 Shani déclina poliment l’invite, mais Aarel prit une gorgée avec une sombre détermination. Son visage ne changea pas d’expression alors qu’il rendait la flasque à Jeofah.
 « Vous voulez aussi apprendre à vous battre ? » fit le fermier après s’être désaltéré. Désaltéré ! « Cela me fait plaisir d’apprendre un peu à des jeunes comme vous ; ca me rappelle mes campagnes. Les jeunes du village ne m’ont jamais rien demandé, à croire que cela ne les intéresse pas. Dieu du Foyer, je me rappelle mon enfance, j’aurais donné n’importe quoi pour manier une épée ! » Il hocha tristement la tête. « Les temps changent, mes enfants, les temps changent. »
 Il y eut un silence, mais Mahlin avait enfin récupéré de sa quinte de toux.
 « Ca serait avec plaisir, mais je crains que nous ne devions partir rapidement. Nous… » Il s’interrompit au coup de coude de Shani.
 Les yeux de l’homme s’étaient arrondis.
 « Partir ? Partir d’ici ? Mais où voulez-vous aller, mes enfants ? » Il s’assombrit. « J’ai entendu parler de ce qui est arrivé, bien entendu. Tout le monde est au courant, ici. Pauvre Seigneur Khorr. Je ne comprends pas pourquoi ces mages ont fait cela. Détruire la forêt, détruire votre château. Ils devaient certainement avoir une rais_ » il s’interrompit, réalisant ce qu’il impliquait. « Je veux dire… personne ne comprendra jamais les motivations des mages. Pas moi, du moins. Ils sont trop étranges, si vous voyez ce que je veux dire. » Shani hocha la tête comme si, elle aussi, comprenait. « Je ne veux pas dire du mal d’eux, je suis un bon citoyen de l’Empire, vous savez. J’ai versé mon sang pour eux, dans certaines batailles, et je serais prêt à le faire de nouveau. Mais je trouve que certains se comportent vraiment de manière étrange. A croire qu’ils se pensent au-dessus de toutes les lois, au-dessus de toute éthique… » Il s’interrompit pour boire de nouveau, s’essuya la bouche, et reprit avant que quiconque ait pu l’interrompre. « Parfois, je me demande si cela vaut vraiment la peine de les tolérer. »
 Aarel, qui était resté jusque là les yeux dans le vague, sursauta nerveusement. Il n’avait pas besoin de les regarder pour savoir que Mahlin et Shani étaient aussi mal à l’aise.
 « Sans eux, nous ne pourrions nous défendre lors du retour du Maudit. Seule la magie peut le vaincre, vous le savez bien ! Les mages nous ont sauvé il y a mille ans, et ils nous sauveront de nouveau à Son retour. »
 
 C’était la base de la catéchèse, les prières que l’on enseignait aux enfants en bas âge, le précepte jamais remis en cause.
Ils vivent dans la Lumière de la Connaissance et affronteront le Maudit à sa sortie de la tombe. Car Sa mort jamais n’est définitive, mais toujours il trouvera les Mages sur son chemin.Gloire aux Mages, protecteurs de la Vie, protecteurs de l’Honneur, protecteurs de l’Humanité. Puissent-ils à jamais nous libérer de l’Ombre.
Inconsciemment, tous firent le signe des Mages, dessinant de l’index une courbe dans les airs. Ce signue, universellement connu, était censé représenter l’Arc-En-Ciel dont les mages tiraient leur pouvoir. Puisse la Courbe briller sur toi était une bénédiction fréquente.
Jeofah les regarda se signer avec un air sombre, et il se gratta machinalement la barbe.
« Oubliez ce que j’ai dit. Je ne suis qu’un vieux soldat fatigué, qui n’a encore jamais rencontré le Maudit, mais qui a fait plus de rencontres que nécessaires avec des Sorciers de mauvaise humeur. A mon âge, on préfère les faits concrets à une hypothétique menace. »
Mahlin fronça les sourcils. Hypothétique menace ? Il n’y avait rien d’hypothétique là-dedans, le retour du Déchu était clairement prophétisé. Sans qu’il n’y prenne garde, les paroles du Barde, en cette journée – cela semblait faire si longtemps – lui revinrent à l’esprit. Et le Marcheur des Ombres s’enfuit, vaincu, panser ses blessures qui ne saignaient pas. Un jour, il reviendra, pour étendre son empire sur le Monde. Mais les Mages seront là pour nous protéger, comme ils le font depuis le commencement des temps. Ils le vaincront.
 
Lorsqu’il était enfant, avant d’être enlevé par Barel, Mahlin avait souvent rêvé de devenir un sorcier, de se servir de ses pouvoirs pour corriger les injustices et, peut-être, se dresser face au Déchu dans la Bataille Finale. Même après avoir vu comment certains mages se comportaient, comme ce fou orgueilleux vêtu de blanc, ou cet assassin en toge violette, il  ne pouvait imaginer une seule seconde que le monde se passât des mages. Lorsque le Déchu reviendrait, ce serait leur sang qui coulerait pour protéger celui du fermier qui, devant lui, prenait sa troisième gorgée de Te’ssari. Il grinça des dents.
« La menace est réelle » fit Shani d’une voix douce, résumant le sentiment général. Elle parvenait, d’une manière ou d’une autre, à prendre un ton gentiment réprobateur tout en mettant les gens à l’aise. « et les mages sacrifieront un jour leur vie pour vous. Peut-être cela devrait-il excuser nombre de leurs débordements ? »
Jeofah grogna sourdement.
« Si tu le dis, fillette… si tu le dis. » Shani se tenait soudain le dos bien droit, certainement vexée de se faire appeler ainsi. « Tout ce que je vois, c’est une forêt magnifique réduite à l’état de marécage. »
Il n’y avait rien à répondre à cela. Même assis sur le sol, ils profitaient du point de vue, et le marais s’étendait à l’horizon, une longue tache foncée qui reproduisait exactement la forme de ce qui avait été un bois. Les jeunes gens s’enfoncèrent dans un silence inconfortable, et le fermier secoua la tête.
« Voilà que je me laisse emporter, et que je vous rappelle des souvenirs douloureux. Ma femme a raison, lorsqu’elle dit que je ne fais jamais attention à ce que je dis. Même si je suis surpris que vous respectiez encore les mages après ce qu’ils vous ont fait. »
Mahlin eut un rire sans joie ; respecter les mages ? Qu’aurait dit Jeofah s’il avait su qu’eux-mêmes en étaient.
« Nous ne pouvons blâmer tout l’Ordre pour les actions d’une poignée d’entre eux. Il y a des brebis galeuses dans tout troupeau. Mais j’entends bien me venger.»
Deux regards surpris – non trois – se tournèrent vers lui, mais il ne desserra pas les poings. Les mots lui étaient venus naturellement à l’esprit, et ils sonnaient vrai. D’une manière ou d’une autre, Dous allait payer. Comment, il ne le savait pas encore. Mais ce mage avait commis l’erreur de les laisser en vie, et il n’allait pas tarder à le regretter.  
 
Il sentit le goût du sang dans sa bouche, et ne se rendit qu’alors compte qu’il se mordait la lèvre avec force.
« Ce sont des pensées qu’il vaut mieux ne pas avoir, mon garçon » fit tristement Jeofah. « Et quand bien même tu les avais, garde-les pour toi. Je ne suis qu’un vieillard qui ne veut de mal à personne, mais nombreux sont les gens qui te dénonceraient comme traître à l’empire pour avoir simplement mentionné cette idée. » La bouteille de Te’ssari était presque vide à présent. « Les mages ont tout pouvoir, ici. »
« Connaissiez-vous bien le seigneur Khorr ? » fit soudain Aarel.
Tous se tournèrent vers lui, surpris par le brusque changement de sujet. Mais son regard ne cilla pas.
Jeofah hésita, regardant avec convoitise le fond de la bouteille.
 « Connaître est un bien grand mot, mon garçon. Personne ici ne le connaissait vraiment, vous savez. Il ne venait pas très souvent au village, et ce n’était pas le genre de noble qui se mêle avec le peuple, si vous voyez ce que je veux dire. Conscient de sa position et de sa fortune, même s’il ne paraissait pas dédaigneux. Il faudrait que vous demandiez à d’autres habitants de Longue-Rivière. Pour ma part, depuis huit ans que je suis ici, je n’ai dû le voir que quatre ou cinq fois. Il faut dire que les travaux des champs, ça occupe. »
 « Mais il était déjà installé ici lorsque vous avez acheté votre ferme ? » demanda Aarel.
 « Eh bien, oui, pourquoi me demandez-vous ça ? Vous devriez le connaître mieux que moi, après tout, vous viviez chez lui. » Ses yeux s’étrécirent. « Mais j’y pense, maintenant qu’il est mort, vous n’avez plus d’endroit où aller,  n’est-ce pas ? C’est l’inconvénient de vivre en ermite. Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous vouliez partir. Pour aller où ? Je suis prêt à parier que vous n’avez pas même l’argent pour survivre une ou deux semaines sur les routes. » Personne ne broncha. Mahlin savait qu’ils possédaient sans aucun doute de quoi acheter la ferme de Jeofah, et de nombreux bijoux à côté. « Je n’arrive pas à vous imaginer réduits à mendier, surtout la petite. » Il n’allait certainement pas réussir à entrer dans les bonnes grâce de la jeune fille s’il continuait ainsi, à voir le crispement de ses lèvres. « Je ne sais pas si quelqu’un vous a déjà parlé de ça, mais je suis sûr que nous pourrions vous trouver du travail dans les différentes fermes ! Moi-même, j’aurais probablement besoin de quelqu’un au moment des moissons, et je connais quelques amis qui se plaignent continuellement du manque de bras. Je suis sûr que vous pourriez convenir. »
 
 La bouteille était désormais vide. Comment l’homme parvenait à parler aussi aisément après tout ce qu’il avait bu, Mahlin se le demandait bien. Il consulta ses compagnons du regard, mais sa décision était déjà prise. Si eux voulaient rester ici, grand bien leur fasse. Pour sa part, il avait d’autres projets.
 « Nous connaissons un ami du seigneur Khorr, à Cardiv. Il pourra certainement nous reprendre à son service. Je pense que nous avons assez d’argent pour survivre jusque là. Mais votre proposition nous touche beaucoup. »
 « Et je ne suis pas une gamine » grommela Shani, trop doucement pour que Jeofah l’entende.
 Le fermier secoua la tête.
 « Puisque votre décision est prise, je ne tâcherai pas de la changer. Je sais cependant que quelques-uns vont vous regretter, par ici » Etait-ce un sourire ironique, qu’il cherchait à cacher ? « Réfléchissez bien à tout cela ! Pour ma part, il faut que je m’occupe de mes champs. » Il se leva avec souplesse, et dégaine son épée pour saluer le groupe. Une vraie épée, de bon acier, même si elle semblait quelque peu émoussée. Il parut sur le point de rajouter quelque chose, mais finalement partit à grands pas. Ce ne fut que quelques mètres plus loin qu’il se retourna, le visage sérieux. « Et rappelez-vous, quoi que les mages vous aient fait, la vengeance n’est jamais une solution. A trop se rapprocher du feu, on se brûle. »
 Il repartit, murmurant dans sa barbe. Les trois se regardèrent, perplexes.
 « Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » commença Mahlin.
 « Qu’est-ce que tu as voulu dire ? » coupa Aarel. « Qu’est-ce que c’est que ces histoires de vengeance, et d’ami à Cardiv ? »
 « Sans compter que tu décides pour nous. Peut-être ai-je envie de rester ici, après tout » renchérit Shani.
 Mahlin leur fit face sans frémir.
 « Je ne vous oblige à rien. Mais cela me paraît mal indiqué de rester ici alors que Dous nous recherche. Mieux vaut être le chasseur que le chassé, et… »
 « Je ne suis toujours pas convaincu qu’il veuille nous tuer » musa Aarel. « Si telle était son intention, nous serions morts depuis longtemps. Nous ne sommes probablement pas assez important pour qu’il porte son attention sur nous. »
 « Probablement ? Probablement ? Tu es prêt à risquer ta vie sur une simple chance ? »
 Aarel le regarda, obstiné, mais Shani intervint. Calme, douce Shani, qui parvenait toujours à se faire entendre, même lorsqu’elle disait des bêtises. Non qu’elle en dise souvent. Et certainement pas en ce moment.
 « Je pense en effet que nous devrions partir le plus rapidement possible. Nous n’avons que trop traîné par ici. Il faudrait… »
 « Et pour aller où ? C’est bien beau de dire à Jeofah que nous connaissons du monde à Cardiv, mais c’est faux ! »
 « Nous avons de l’or » observa Mahlin, confiant. « Assez pour nous permettre de nous loger et de survivre le temps de… »
 « Le temps de quoi ? C’est bien là le problème. As-tu la moindre idée d’où nous pourrions aller ? »
 « Sheol semble être un bon choix » murmura Shani. Assez bas pour que les deux prêtent l’oreille. Ils sursautèrent de concert.
 « Sheol ? Mais que veux-tu que nous fassions là-bas ? » protesta Mahlin
 « C’est l’endroit que semblait redouter Maître Khorr » renchérit Aarel.
 « Dous doit se trouver à Sheol, lui aussi ; ou bien y retourner de temps en temps. Le fait est que nous risquons beaucoup plus de le rencontrer là-bas qu’ailleurs. C’est ridicule ! » continua Mahlin.
 Shani ne se laissa pas démonter pour autant. Elle se troublait rarement lorsque sa décision était prise.
 « Sheol est aussi la ville de l’Université. J’ai pour ma part l’intention de reprendre ma formation, même si cela veut dire repartir de zéro. » Elle balaya d’un geste les objections de ses compagnons. « Et nous sommes certainement capables de nous déguiser assez bien pour qu’on ne nous découvre pas. »
 « Shani, sois raisonnable » argumenta Mahlin. « Dous a sûrement dû faire un rapport – comment ne le ferait-il pas, avec autant de morts – et il est probable qu’il n’a pas raconté la vérité. Qui sait s’il n’a pas donné nos descriptions et nous a chargés des pires crimes ? »
 « Ce serait bien de lui » acquiesca Aarel. Ses poings se serrèrent.
 « J’aimerais reprendre mes études autant que toi, Shani. Mais je crois vraiment que ce serait se jeter dans la gueule du loup. »
 Mahlin se surprit à regretter la deuxième bouteille de Te’ssari, que Jeofah avait emmené avec lui. Il aurait bien eu besoin d’un petit remontant. Sûrement, s’il buvait prudemment, cela ne pouvait lui faire de mal.
 Shani, les bras autour des jambes, le regardait intensément.
 « N’est-ce pas toi qui parlait de vengeance il n’y a pas cinq minutes ? Où est passé ton courage ? Tu… »
 « Il y a une différence entre courage et folie » coupa-t-il, les dents serrées. « De plus, tu l’as peut-être oublié, mais je… je… » Mais je suis un mage noir, que les Couleurs me pardonnent ! « Qui donc pourra m’enseigner, moi ? Je ne pourrai certainement pas aller à l’Université. » Il réussit à rire, un rire qui ressemblait à un coassement. « Vous avez entendu le Maître ? N’importe quel mage me tuera sans hésiter s’il sait ce que je suis » Mais comment fais-je pour parler aussi calmement de ma propre mort ? Je dois être devenu complètement fou ! « Et tu veux que nous nous rendions dans la seule ville où ils pullulent ? Sans moi ! »
 « Il n’a pas tort » fit valoir Aarel. Le géant s’était laissé choir sur le sol, et s’appuyait désormais sur le tronc de l’arbre, tapotant de l’index le manche de sa hache. « J’ai bien l’impression que tu cherches à mettre la main dans un nid de guêpe, Shani. »
 La jeune fille n’était pas prête à abandonner la partie.
 « Vous n’êtes pas curieux de connaître la raison du meurtre de notre maître ? Moi, je le suis. Je n’aime pas du tout être pourchassée pour des raisons que je ne connais pas, et j’entends bien comprendre ! Avec, ou sans vous ! »
 Les deux garçons se regardèrent. Mahlin se gratta la tête.
 « Maître Khorr a bien dit que je pouvais utiliser l’Arc-En-Ciel à travers le Noir. Je pourrai peut-être faire illusion… »
 
 Il fronça les sourcils. Cela risquait d’être dangereux. Pire, suicidaire. Mais cela faisait déjà quelques jours qu’une pensée obscure le titillait, une idée furtive qui ne voulait pas s’en aller quels que fussent ses efforts. C’était ridicule, et pourtant…
La magie noire était peut-être hors-la-loi; cependant le maître était capable de s’en servir, tout en se faisant passer pour un mage vert.  
Si lui y était parvenu, pourquoi pas d’autres ?
Il serait surprenant que Mahlin soit le seul être humain capable de voir le Noir. Il devait forcément y en avoir d’autres. D’autres individus, tels le maître, assez habiles pour dissimuler leur secret et se faire passer pour d’autres. Oui…
Plus il y pensait, plus cela paraissait évident.
Et si vraiment il était, lui, un mage noir… alors peut-être la meilleure chose à faire, dans son état actuel, était-il de se mettre en contact avec ses semblables, et…
Il cligna des yeux.
« ...fait, Mahlin ? »
Aarel lui parlait. Perdu dans ses pensées, il n’avait rien entendu, et il esquissa une grimace contrite.
« Je.. je pensais à autre chose. Je crois que, finalement, Sheol est une aussi bonne destination qu’une autre. »
Quel meilleur endroit pour chercher ses semblables qu’à l’Université ?
« Pardon ? » Aarel ouvrit des yeux longs et, de saisissement, cessa d’astiquer sa hache. « Qu’est-ce qui te fait changer d’avis ainsi ? Tu le disais toi-même, c’est mettre la main dans un nid de guêpes ! »
« Nous pouvons aller ailleurs, si tu veux » fit Shani après un temps de réflexion. « Au moins le temps de nous faire oublier. Il sera toujours temps de reprendre nos études lorsque nous serons certains que Dous ne pense plus à nous. Nous avons assez d’argent pour survivre pendant ce temps. »
Mahlin haussa les épaules. Il hésita à leur parler de ses intentions, mais une méfiance instinctive l’arrêta.
« Non, vous aviez raison. J’ai, moi aussi, envie d’apprendre la magie. Nous savons désormais que nous avons du potentiel, à nous de l’exploiter ! Ce sera impossible sans maître. Et, plus que tout, je tiens à me venger de Dous.»
C’était vrai aussi.
« Ne sois pas ridicule » le rabroua Shani. « Quand bien même tu pourrais l’affronter, tu sais très bien que tu es trop inexpérimenté. Tu te ferais tuer ! »
« C’est bien pour cela qu’il faut que je suive l’enseignement de l’Université ! Que nous le suivions. »
Aarel le regarda longuement, puis finit par hocher la tête.
« Très bien. Si tu tiens à mourir, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai. Sheol, donc ? »
Mahlin attendit le hochement de tête de Shani, puis :
« Partons le plus tôt possible. Il vaut toujours mieux être le chasseur que le chassé »
Shani le rattrapa après quelques pas, et ils marchèrent un instant en silence, côté à côte. Aarel, derrière eux, fila vers la ferme faire ses adieux au vieux fermier.
« Tu as changé » fit finalement Shani. « Tu es plus… moins… indécis qu’avant. »
« Nous changeons tous »


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3269479
foularou
Posté le 21-07-2004 à 11:20:24  profilanswer
 

Merci pour cette suite, rien a redire, vivement le 11:)

mood
Publicité
Posté le 21-07-2004 à 11:20:24  profilanswer
 

n°3270099
yulara
Byte Hunter
Posté le 21-07-2004 à 12:25:45  profilanswer
 

bah malhin il se souvient de son passé maintenant?
 
roh pis c'est pas grave, ce que je veux c'est la suite :bounce:


---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3270971
foularou
Posté le 21-07-2004 à 14:08:45  profilanswer
 

En effet depuis les deux derniers chapitres c'est ce qu'il semble, dans le 9 il a des souvenirs de sa jeunesse et la ces rêves?  

n°3271124
kat'tre
Posté le 21-07-2004 à 14:22:19  profilanswer
 

vraiment bien mais l'important....c'est la suite!!!!!


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3274579
Davidartis​te
aaah... la vie d'artiste!
Posté le 21-07-2004 à 19:47:00  profilanswer
 

j'ai une petite question qui n'a rien à faire ici ou presque mais bon... ça vous choque des couverts dans une taverne médiévale?


---------------
http://www.ecrivons.net/index.php
n°3274583
Davidartis​te
aaah... la vie d'artiste!
Posté le 21-07-2004 à 19:47:19  profilanswer
 

dsl pour le dernier message ma petite grenouille bleue...


---------------
http://www.ecrivons.net/index.php
n°3274616
daviso
En 2005, j'enlève le bas
Posté le 21-07-2004 à 19:51:23  profilanswer
 

Mais mais mais... c'est du Noir noir noir ça !
Eh la Grenouille, tu t'y remets sans prévenir?


---------------
DaViSo http://daviso.free.fr
n°3278806
deidril
French Geek Society Member
Posté le 22-07-2004 à 11:01:29  profilanswer
 

Grenouille a écrit :

Auraient-ils été capables de franchir le marais en traversant Shani, ...


 
Traverser Shani ? Ca veut dire quoi ça ?  :heink:  
 

Grenouille a écrit :


Toute son attention concentrée sur les barbelés si pointus  


 
Des barbelés ? Un mur de ronces plutôt ?
 

Grenouille a écrit :


« La plupart des hommes sont incapables de mener un combat de plus de dix minutes sans commencer à fatiguer.  


 
Ca me rapelle mes premiers combatd'escrime. Deux minutes et j'étais mort de fatigue, alors dix ...
 

Grenouille a écrit :


 De nombreuses marques rouges striaient le torse d’Aarel, preuve de son incapacité à arrêter les coups.


 
Des bleus plus probablement que des traces de sang non ? Ca me parait bizarre qu'une épée de bois puisse saigner quelqu'un, à moins que ca soit un des sabre de Kojiro :)
 
Le style devient plus clair, les phrases mieux construites ,je trouve l'ensemble de plus en plus agréable à lire.
 
A propos du Déchu, c'est l'Ennemi qu'on attend de trouver dans tout bon livre de med fan. Vieux motard que j'aimais mais je l'aurais inséré dans l'histoire dès le prologue, d'une manière plus traditionnelle. Enfin bref, c'est bien tout cà :)
 
Tout au début tu avais fait quelque remarques sur la mievrerie de ton récit. Je comprend maintenant après l'apparition de Beltingel de quoi tu veut parler. Pour l'instant je ne trouve pas ça plus 'mièvre' que Eddings. J attend de voir la situation évoluer pour juger de l'aspect sentimental de l'histoire. Un petit trio amoureux c'est toujours sympa et efficace.
 
Voilà :) Allez, la suite :)
 :bounce:  :bounce:  :bounce:  :bounce:  :bounce:


Message édité par deidril le 22-07-2004 à 11:06:27
n°3279503
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 22-07-2004 à 12:21:50  profilanswer
 

Deidril a écrit :

Traverser Shani ? Ca veut dire quoi ça ?  :heink:


 
Ca veut dire "transportant" quand on écrit trop vite et qu'on ne se relit pas  :lol:  
 
Et non, il est hors de question que vous fassiez quoi que ce soit à ma jolie Shani, ma femme parfaite à mwa  :D  
 
 

Deidril a écrit :


Des barbelés ? Un mur de ronces plutôt ?


 
Oh le bel anachronisme. Tu as tout à fait raison.
 

Deidril a écrit :


Ca me rapelle mes premiers combatd'escrime. Deux minutes et j'étais mort de fatigue, alors dix ...


 
Idem, mais bon le masque y était pour beaucoup, je transpirais comme un porc là-dessous  :lol:  
 
 

Deidril a écrit :


Des bleus plus probablement que des traces de sang non ? Ca me parait bizarre qu'une épée de bois puisse saigner quelqu'un, à moins que ca soit un des sabre de Kojiro :)


 
Je ne parlais pas de sang mais de zébrures, la peau tuméfiée quoi. Un peu comme un coup de fouet.
 
 
 

Deidril a écrit :


A propos du Déchu, c'est l'Ennemi qu'on attend de trouver dans tout bon livre de med fan. Vieux motard que j'aimais mais je l'aurais inséré dans l'histoire dès le prologue, d'une manière plus traditionnelle. Enfin bref, c'est bien tout cà :)


 
Bah le Déchu est mentionné dans le chapitre III, hein ;)
 
 

Deidril a écrit :


Tout au début tu avais fait quelque remarques sur la mievrerie de ton récit. Je comprend maintenant après l'apparition de Beltingel de quoi tu veut parler. Pour l'instant je ne trouve pas ça plus 'mièvre' que Eddings. J attend de voir la situation évoluer pour juger de l'aspect sentimental de l'histoire. Un petit trio amoureux c'est toujours sympa et efficace.


 
Question d'ailleurs: les deux filles ne font pas trop potiches ? On voit bien leur caractère différent ? Elles sont bien toutes les deux attirantes ? Elles donnent envie de mieux les connaître ?


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3279714
Davidartis​te
aaah... la vie d'artiste!
Posté le 22-07-2004 à 12:38:58  profilanswer
 

elles donnent envie de les voir nues dans la boue en combat de catch... non sérieux, il faut les voir en compétitions sur un truc de ton choix, et montrer quelques coups de gârces. ça s'est terrible (je sais pas si tu vois ce que je veux dire qui arrive parfois à nos femmes, celles de la société actuelle lol)


---------------
http://www.ecrivons.net/index.php
n°3279769
Profil sup​primé
Posté le 22-07-2004 à 12:43:50  answer
 

Désolé grenouille, je t'emprunte ton auditoire et ton fan club momentanément !!!
 
Je voudrais préciser que si vous aimez les livres et l'écriture, j'ai ouvert un forum auquel vous êtes conviés à participer ( :D je sui un admin très cruel)
 
www.forum-ecriture.forumactif.com
 
(je précie que j'ai l'autorisation de la modération de parler de cela ;)Merci à vous d'ailleurs ;)Gordon Shummway, ça y est j'ai posté mes 3 fois, j'arrete !!)


Message édité par Profil supprimé le 22-07-2004 à 12:45:15
n°3279887
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 22-07-2004 à 12:55:03  profilanswer
 

Le chapitre 11 est en route et si tout se passe bien, il va faire beaucoup de bruit :D


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3280165
yulara
Byte Hunter
Posté le 22-07-2004 à 13:22:25  profilanswer
 

t1 deja que c'est penible d'attendre la suite, en plus, il fait des effets d'annonces :(
 
la suite :bounce: la suite :bounce:


---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3280510
foularou
Posté le 22-07-2004 à 14:02:05  profilanswer
 

lol yulara manque plus que les roulements de tambours

n°3280531
kat'tre
Posté le 22-07-2004 à 14:04:26  profilanswer
 

Grenouille Bleue a écrit :

Le chapitre 11 est en route et si tout se passe bien, il va faire beaucoup de bruit :D


 
que de cruauté envers nous pauvres lecteurs !


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3280892
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 22-07-2004 à 14:41:43  profilanswer
 

Attention, c'est parti !
 
Chapitre XI
 
 « Dépêche-toi, ma fille, les clients n’attendent pas ! »
 Betingel retint l’imprécation qui lui montait aux lèvres et continua à pétrir la pâte à la même vitesse. Elle ne pouvait pas faire mieux. Elle n’avait jamais envisagé de devoir faire ainsi la cuisine pour les nombreux clients qui se pressaient au Fil de l’Eau en fin de matinée.
 Voilà où elle se retrouvait. Aimez un homme, et il se débrouillera pour vous rendre la vie impossible. Elle grimaça en regardant ses avant-bras maculés de farine. Un simple petit repas préparé pour Mahlin l’avait faite remarquer par dame Maud et reléguée aux cuisines. Comme s’ils avaient vraiment besoin d’aide. Elle pesta de nouveau, et la farine la fit tousser. Pourquoi se retrouvait-elle dans cette situation ?
 Du moins était-elle plus proche de lui, maintenant. Si seulement il voulait bien se donner la peine de rester à l’auberge, plutôt que de gambader les Couleurs savaient où. Il ferait bien mieux de garder le lit, dans l’état où il était. Même Pietr le lui avait conseillé. Il n’en avait fait qu’à sa tête. Une tête de mule.
 
 Elle se morigéna de nouveau de l’attention qu’elle lui portait. Cela n’avait rien d’amour, après tout. Ce n’était pas comme s’il était beau, ou riche, ou puissant. Il était même plutôt quelconque. Alors pourquoi soupirait-elle comme une imbécile dès qu’il la regardait ? Le contraire eût été plus normal.
 Cela devait être ça. Ca ne pouvait être que ça. Il représentait un défi, rien de plus. Quelqu’un qui avait eu le front de la jeter dans la rivière lorsqu’elle s’était montrée insupportable.  
 Non qu’elle ait vraiment été insupportable. L’animal n’avait aucune patience ! Elle pensait qu’il aurait ri à ses plaisanteries innocentes. Les insectes, dans sa cape, il les avait d’ailleurs supportés sans rien dire. Pourquoi avait-il fini par s’énerver après qu’elle eut discrètement épicé sa soupe lorsque dame Maud ne regardait pas ? Ce n’était pas si méchant, après tout ! Et ce n’était pas non plus qu’elle s’acharnait sur lui. Pas plus que les autres. Peut-être un peu plus. Mais comment résister au plaisir de le tourmenter ?
 
 Et voilà qu’il l’avait prise dans ses bras. Elle se souvenait de ce moment, de son cœur battant, et puis soudain du froid, et de l’eau dans sa bouche, et de ses mouvements désordonnés alors qu’elle cherchait désespérément à reprendre pied.
 Du moins avait-il eu assez de bon sens pour ne pas faire cela devant des témoins. A se demander comment l’histoire avait pu se répandre. Il avait dû s’en vanter, certainement. Cela ne pouvait être parce qu’elle était rentrée chez elle en pleurant, trempée de la tête aux pieds, rugissant qu’il le lui paierait.
 « Alors, ce pain, il vient ? » s’impatienta dame Maud, mettant brutalement un terme aux rêveries de la jeune fille. « Je comprends que tu veuilles apprendre à cuisiner, mais tu ne m’as pas l’air très motivée aujourd’hui. Je te rappelle que notre ancien apprenti est parti aux champs, car nous pensions que tu serais capable de le remplacer, au moins pour un temps. Je me rends compte que j’ai eu tort de te faire confiance ! »
 
 Betingel sursauta, nerveuse. La pâte à pain, dans ses mains, était filasse de l’avoir pétrie trop longtemps. Depuis combien de temps rêvassait-elle ainsi ? Elle s’empressa de hocher la tête avec un sourire crispé, s’inclinant et assurant qu’elle allait tâcher de s’appliquer désormais, et que le pain n’allait pas tarder à être prêt, et qu’elle était vraiment désolée, et que voilà, le pain était dans le four, et qu’il serait prêt dans quelques minutes, et qu’elle était encore désolée. Lorsqu’elle releva la tête, dame Maud était partie. Elle put enfin se permettre de sucer le pouce qu’elle venait de se brûler en enfournant trop rapidement le pain.
 Malgré ses résolutions, elle ne tarda pas à se remettre à soupirer. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne paraissait pas vraiment empressé et ne répondait pas à ses avances. Si seulement il avait bien voulu rester allongé à se reposer, comme il était censé le faire, elle aurait pu le materner et le soigner de telle manière qu’il n’aurait pas eu d’autre choix que de réagir. La tendresse, voilà ce qui marcherait avec lui, décida-t-elle avec satisfaction, frappant violemment un nouveau pain de farine.
 
 Shani pouvait se révéler un problème. Betingel n’avait pas vraiment l’impression qu’il y ait quoi que ce soit entre ces deux là, mais elle n’avait pas été sans remarquer la beauté de la jeune fille. De plus, ils se quittaient rarement. Elle était prête à parier qu’ils étaient ensembles en ce moment. D’un autre côté, elle avait vu Toni s’intéresser à Shani de très près. Si jamais…
 Ouvrant le four, elle se brûla de nouveau, et poussa un petit cri.
 « Mahlin, tu n’as pas intérêt à m’être infidèle après tout ce que tu me fais faire. Tu…»  
 Elle s’interrompit alors que la porte de la cuisine s’ouvrait avec force, claquant brutalement contre le mur.
 
 Quatre hommes entrèrent à la queu-leu-leu, l’air sûrs d’eux, comme s’ils avaient une bonne raison de se trouver ainsi dans la cuisine de l’auberge, et entendaient bien le montrer. Ils étaient tous armés, de longues épées à l’aspect inquiétant qui battaient à leur côté. Leurs habits semblaient usés et fatigués, des vêtements pratiques mais maculés par la poussière d’un long voyage. On pouvait distinguer, sous le pli du tissu, les mailles de l’armure. Leur attitude n’était pas vraiment menaçante, mais ils n’avaient pas non plus l’air amicaux ; loin de là.  Qui qu’ils soient, c’étaient des étrangers ; et ils n’avaient rien à faire dans cette cuisine ! Betingel recula lentement vers la porte du fond.
 « Qui êtes-vous et que faites-vous là ? » demanda-t-elle, impérieuse. Du moins cherchait-elle à le paraître, alors que la peur la prenait aux tripes. Que ferait dame Maud dans une telle situation ? Sans aucun doute, elle les aurait déjà jetés à la porte sans un regard pour leurs épées. Oui, mais voilà. Betingel n’était pas dame Maud, et sa voix tremblait, quelle que soit la contenance qu’elle se donnait.
 Du reste, les quatre hommes ne s’arrêtèrent pas pour autant. Ils n’avancèrent pas plus vite non plus, se contentant d’entourer la jeune fille. Betingel recula jusqu’à ce qu’elle sente le bois de la porte derrière elle. Sa main chercha la poignée.
 « Qui êtes-vous ? » fit-elle de nouveau, d’une voix misérable. Où étaient tous les gens du village, pourquoi personne n’accourait-il ?
 Elle eut un moment de vertige, puis se retrouva sur le sol, médusée. Il lui fallut un instant pour que sa tête cesse de tourner, et que sa vision s’éclaircisse. Puis la douleur explosa en elle, comme la compréhension. On venait de la frapper. D’un poing ganté de fer.
 « C’est à nous de poser les questions, ici » fit un des hommes.
 « Ce n’est pas une raison pour blesser les jeunes filles, Gebb » sourit un autre. « Tu n’as vraiment aucune manière ». Cet homme ne semblait pas habillé différement des autres, hormis un pendentif à moitié caché par les replis de son surcot. Mais il y avait en lui quelque chose qui évoquait irrésistiblement le chef du groupe. La tranquille assurance qu’affichaient ces inconnus se transformait chez lui en une calme certitude de son autorité ; et ses manières doucereuses n’avaient rien de rassurantes. On sentait le vernis, et la brutalité à peine dissimulée. Il s’accroupit pour se trouver à son niveau, et lui prit la tête entre les mains.
« Mri’l… » protesta Gebb
« Silence ! » Une pause, puis : « Ravissante ».
 
 Betingel se sentait de plus en plus terrifiée. Sa bouche s’ouvrit sans qu’aucun son n’en sorte. Elle tenta de reculer, de se remettre debout, mais les mains de l’homme ne lui laissaient aucune liberté, l’obligeant à rester ainsi assise, les yeux dans les siens.
 « N’aie pas peur » fit-il. « Nous ne sommes pas violents »
 « Sauf quand les circonstances l’exigent » gronda le dénommé Gebb.
 « Sauf quand les circonstances l’exigent » concéda Mri’l. « Mais nous n’aurons pas à nous montrer désagréables, n’est-ce pas ? Quel est ton nom, jeune fille ? »
 Betingel ne se sentait pas particulièrement courageuse, pour l’instant. Il valait mieux obéir, et essayer de comprendre plus tard. Elle répondit.
 « Un joli nom. Eh bien, Betingel, tu dois être au courant de toutes les allées et venues, dans ce village. Tu es à l’auberge, après tout. » Il fronça les sourcils. « Je recherche trois jeunes gens, de ton âge, peut-être un peu plus vieux.  Aux dernières nouvelles, ils seraient dans le coin. » Betingel se rendit vaguement compte qu’elle retenait sa respiration. « Deux garçons, et une fille. L’un d’eux est de taille normale, cheveux bruns ; l’autre est un géant. Et la fille a des cheveux longs, noirs. Ca te dit quelque chose ? »
 
 Betingel resta muette. Malgré tous ses efforts, elle commença à pleurer.
 « Tu ferais mieux de parler, fillette. Tu ne peux pas les avoir manqués. Dans un village aussi perdu,  les étrangers sont rares. Alors ? »
 Qu’est-ce que Mahlin avait bien pu faire pour se retrouver chassé ainsi ? Et pourquoi avait-elle eu l’idée saugrenue de s’attacher à lui ? le garçon ne lui amenait que des ennuis.
 « Ils… » commença-t-elle.
 « Je t’écoute » fit l’homme qui semblait être le chef du groupe, d’un ton bienveillant. Mais son sourire, qui se voulait encourageant, montrait un peu trop de dents, et ses yeux étaient durs. Betingel ne put réprimer un frisson en réalisant que cet homme avait certainement déjà tué, et que rien n’allait l’empêcher de la torturer si jamais elle ne répondait pas. Ou si la réponse ne le satisfaisait pas.
 « Je les connais » fit-elle enfin.
 Ce n’était pas la peine de nier. Ils semblaient bien informés. Et, amour ou pas amour, elle n’allait certainement pas se laisser couper la gorge pour les beaux yeux d’un garçon. Elle se demanda même comment elle avait bien pu penser cacher des choses à ces tueurs. Ils ne pouvaient être autre chose que des tueurs. Elle avait toujours mal à la mâchoire, là où on l’avait frappée.
 « C’est bien » murmura l’homme. « Nous progressons. Où sont-ils ? »
 « Je…je ne sais pas exactement, mais… » commença-t-elle.
 Et puis la porte de la cuisine s’ouvrit de nouveau, et Aarel entra.
 « Je me demande où… » était-il en train de dire à des invisibles interlocuteurs, derrière lui. Puis il regarda devant lui et ouvrit la bouche.
 
 Un instant, les quatre hommes entouraient Betingel. L’autre, ils étaient debout, épées en main. Betingel eut à peine le temps de sentir les doigts de M’ril quitter son cou que déjà tous bondissaient vers le géant.
 « Je les veux vivants ! » hurla l’homme au pendentif, mais son épée était aussi menaçante que celle des autres. Il y eut un thunk sourd alors que la lame heurtait le chambranle de la porte ; Aarel s’était jeté de côté.
 Betingel eut le temps d’apercevoir Mahlin et Shani, bouche bées derrière leur ami, avant que la porte se referme brutalement au nez des quatre hommes, comme sous l’effet d’un soudain courant d’air. Une seconde après, on entendit le bruit de la barre qui se mettait en place.
 « Mahlin ! » hurla-t-elle, sans vraiment savoir ce qu’elle voulait dire.
 Les guerriers ne lui accordèrent pas un regard et, sans se concerter, se jetèrent de tout leur poids sur la porte. Le bois vola en éclats. Trois d’entre eux se précipitèrent dehors. Le dernier avança vers elle, et la dernière chose qu’elle vit fut sa botte, avant qu’il n’y ait plus que du noir.
 
 Mahlin courait comme il n’avait jamais couru. Il n’avait jamais été très sportif, mais il savait lorsque sa vie était en jeu. Je les veux vivants. Ha ! Si Aarel n’avait pas réagi aussi vite, il aurait eu la tête coupée. Ces gens-là avaient de bien étranges manières, qui qu’ils soient.
 La porte n’allait certainement pas les retenir longtemps. Le bruit qu’il avait entendu, il y avait quelques secondes ; ils avaient dû d’ores et déjà la défoncer. Mais qui étaient ces ils ? Il décida de garder cette question pour plus tard, et tourna au coin de la rue. Des bruits de course se faisaient entendre derrière lui. Où étaient Shani et Aarel ? Tous avaient couru dans une direction différente, sans réfléchir, sur le fait de la panique. Mais peut-être était-ce mieux comme cela. Au moins leurs poursuivants allaient-ils devoir diviser leurs efforts.
 
 Il n’avait pas eu le temps de voir ni de comprendre grand chose avant qu’Aarel n’utilise instinctivement ses Pouvoirs pour fermer la porte. Cela ne pouvait qu’être ça. Personne ne l’avait touchée, et pourtant elle s’était refermée violemment. Shani avait été bien trop surprise pour faire quoi que ce fût, il fallait donc que ce soit Aarel. Le géant était plein de ressources.  
 Ce qu’il avait compris, en revanche, c’étaient que quatre hommes les poursuivaient, et n’avaient pas les meilleures intentions du monde. Puisqu’ils s’étaient séparés, leurs poursuivants devraient certainement faire de même. Cela voulait dire que chacun d’eux devrait semer un adversaire ; et le malchanceux du groupe devrait en fuir deux.
 Il tourna de nouveau au coin de l’étable, devant lui. Pas besoin de se retourner pour comprendre ce que signifiait cet écho, derrière lui. Avec sa chance habituelle, c’était lui qui se retrouvait poursuivi par deux hommes. Une voix dans son cerveau lui murmura que c’était une bonne chose, que Shani et Aarel auraient de meilleures chances de fuir. Une autre voix grinça qu’il ferait peut-être mieux de se soucier de sa propre peau. Il commençait déjà à haleter, et les bruits de bottes se rapprochaient, pour autant qu’il pût en juger. Vraiment pas son jour. Et qui pouvaient bien être ces guerriers ?
 
 Aarel courait sans se retourner, de longues foulées qui creusaient petit à petit la distance. L’homme, derrière lui, était peut-être un bon coureur, mais il n’avait certainement pas passé son enfance dans les steppes, à…
 Manquant de s’arrêter entre deux enjambées, le géant fronça les sourcils. Les steppes. Pourquoi pensait-il à des steppes, tout d'un coup ? C’était comme si un nuage lui obscurcissait l’esprit. Ses souvenirs enfouis s'effilochaient doucement, comme des lambeaux de brume qu'il ne parvenait pas à accrocher. Oui, il y avait bien des steppes, quelque part…
 Aarel était un garçon pratique. Ce n’était pas la peine de s’encombrer l’esprit avec des futilités alors qu’il courait pour sa vie. Peu importait ce qu’avait dit l’homme qui semblait commander, son poursuivant avait tiré son épée, et on ne savait jamais ce qui pouvait se passer dans de telles situations. C’était bien pour sa vie qu’il fuyait.  
Sans s’arrêter de courir, il passa la main sur la lame de sa hache. Serait-il capable de s’en servir ? Ce ne serait pas la même chose, frapper un être humain. Rien ne l’avait encore préparé à cela. Si cela n’avait pas handicapé sa fuite, il aurait haussé les épaules. S’il devait se soucier de la vie de quelqu’un, autant penser à la sienne. Si jamais il décidait de combattre, il aurait en face de lui un guerrier expérimenté. Il réprima un frisson en sentant les brûlures de l’épée d’entraînement, sur son torse, l’élancer. Si cela avait été une vraie lame, il serait mort au premier coup. Non, il n’avait décidément pas le niveau pour combattre.
Grinçant les dents de frustration, il continua à courir.  
 
 Shani bondit à l’intérieur de la maison et referma la porte du même mouvement. Il y eut un choc sourd. Malgré son bras cassé, il ne lui fallut que quelques secondes pour mettre en place la lourde barre de bois. La peur pouvait, parfois, être un aiguillon efficace. Déjà, elle entendait frapper, et il ne faudrait pas longtemps pour que son poursuivant décide d’enfoncer ses défenses. Sans hésiter, elle agrippa la lourde commode, dans le coin de la pièce et lentement, très lentement – comment un meuble pouvait-il être aussi lourd ? – le positionna contre la porte. Il lui faudrait du temps pour passer au travers de tout cela, si même il y arrivait. Elle doutait qu’il y parvienne, seul. Ils ne seraient pas trop de quatre pour cela ; avec un peu de chance, cela permettrait à Mahlin et Aarel de s’enfuir.
 Elle ferma les yeux. Un peu de répit, c’était tout ce qu’elle demandait. Les Couleurs étaient là, à portée de main. Elle avait bien moins de connaissances que Mahlin sur ce sujet, et probablement moins qu’Aarel, également. Après tout, il avait bien réussi à refermer, sans la toucher, la porte au nez de ces brutes, en ne réagissant que par réflexe. Elle n’aurait jamais fait cela.  
 Mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’en était pas capable. Respirant lentement, tachant de calmer les battements de son cœur et d’ignorer le constant martèlement à la porte, elle plongea dans l’Arc-En-Ciel.
 
 Les bruits de course se rapprochaient indéniablement. Mahlin ne pouvait se cacher plus longtemps la vérité ; tôt ou tard, il finirait par se faire rattraper. Déjà, il se sentait prêt à cracher ses poumons, et les nombreux détours qu’il avait fait n’avaient trompé personne. Pourquoi n’y avait-il personne dans les rues ? Il n’allait tout de même pas se faire tuer ainsi, sans comprendre, sans…
 L’écurie se profilait à l’horizon, et avec elle les odeurs de foin et de crottin de cheval. Sans réfléchir plus avant, il se rua à l’intérieur, manquant glisser sur la paille humide. Si seulement il parvenait à atteindre une monture, peut-être…
 Une forme sombre sortit de l’ombre, brandissant un bâton.
 
 Aarel se plaqua contre le sol, derrière le buisson, tachant de maîtriser sa respiration. Sa poitrine montait et descendait rapidement, et la sueur perlait à son front. Une bonne part était due à la course effrénée, mais la peur y était également pour quelque chose. Il l’avait semé. Il l’avait sûrement semé. Il n’y avait plus un bruit, plus rien ne bougeait. Ses longues jambes l’avaient finalement sauvé, là où l’acier n’aurait pas pu.
 Il attendit, comptant lentement jusqu’à cent, patientant jusqu’à ce que son pouls retrouve un battement normal. Où étaient les autres ? Shani, Mahlin ?
 Il se releva lentement. Que ça lui plaise ou non, il allait devoir retourner au village. Il ne pouvait laisser ses amis derrière lui. Avec un soupir, il sortit sa hache, et l’examina au clair de lune…
 … et eut juste le temps de l’incliner pour dévier le premier coup d’épée.
 
 
 Bleu. Tout était Bleu autour d’elle. Sous un ciel azuré, l’herbe avait des reflets turquoise. Le Vent battait la plaine avec force, s’enroulant autour d’elle, faisant voler ses cheveux bleus sur ses épaules bleues. Chaque caresse faisait frissonner sa peau, et à chaque frisson elle sentait le Pouvoir l’envahir. Elle aurait pu rester ici toute sa vie. Elle pouvait… Shani ! l’extase la remplit, et elle se retint pour ne pas hurler. Jamais elle n’avait… Shani ! Cet endroit embaumait le calme et… Shani !
 Le ciel, le vent, la plaine, tout disparut. Désorientée, elle ouvrit les yeux. Ce qu’elle vit, d’abord, ce fut des mains. De grandes mains, posées sur ses épaules. Puis elle sentit qu’on la secouait, et lentement, sortit de sa torpeur. Enfin, elle se rendit compte que les mains appartenaient à quelqu’un qu’elle connaissait. Il lui fallut un moment pour mettre un nom sur ce visage. Le Pouvoir coulait en elle.
 « Toni… » murmura-t-elle.
 Le garçon la secouait sans ménagement, l’angoisse peinte sur son visage.
 « Shani ! Shani ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que… »
 Les coups avaient cessé, à la porte. La commode avait rempli son office. Elle cilla.
 « Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fais ici ? »
 Toni recula d’un pas et la lâcha, désorienté.
 « Comment ça, ce que je fais ici ? C’est ma maison ! Et peux-tu me dire qui essaie de défoncer ma porte ? »
 Shani inclina la tête. Le Pouvoir continuait à bouilloner. Sa maison ? Elle promena un regard vide sur les tentures, contre le mur. Les chaises, la lourde table de chêne poli. Oui ; elle s’était inconsciemment réfugiée chez lui. Un bon choix. Elle entendit comme dans un rêve les pas du Bourgmestre, Tybal, qui descendait l’escalier, attiré par le bruit. A la différence de son fils, c’était un homme de caractère, solide et volontaire. Son regard alors qu’il descendait était comme un ciel d’orage. Shani poussa un soupir. Elle était en sécurité. Les coups, à la porte, avaient cessé.  
 « Shani ! Qu’est-ce qu’il se passe, ici ? » demanda Tybal, les traits sévères. Il était en robe de chambre, une vieille épée en main, et son regard parcourut la pièce à la recherche du problème. Tout problème avait sa solution, et il entendait bien comprendre ce qu’il se passait.
 Ce fut à ce moment que la fenêtre vola en éclats.
 
 Mahlin se jeta de côté en poussant un cri de désespoir. Il était perdu.
 On entendit le claquement d’un briquet à silex, puis une flamme jaillit, et une torche se mit à répandre sa lumière dans l’écurie.
 « Mahlin ? Qu’est-ce que tu fais là ? »
 Le jeune homme cligna des yeux sous la brusque lumière, avant de comprendre. Le garçon d’écurie. Comment s’appelait-il, encore ? Stan. C’était bien ça, Stan. Un gamin d’une quinzaine d’années, au regard vif. Mahlin avait oublié qu’il passait son temps ici, soignant les chevaux durant la journée, les surveillant pendant la nuit. Dans un coin d’une stalle, une pile de couvertures délimitaient son lit, dans la lumière pâle de la torche qu’il venait d’allumer.
« Il me faut un cheval ! » siffla le jeune homme, ouvrant au hasard un des box. Il y avait là toutes sortes de chevaux, la plupart étant de bons gros animaux de labour que les paysans abandonnaient ici pour la nuit, plutôt que de les loger dans leur ferme.
 « Hey ! » protesta Stan juste avant que les deux guerriers ne pénètrent à leur tour dans l’écurie. Il alla pour se tourner vers eux, mais un poing ganté de fer le frappa à la mâchoire.  
 
 Aarel se jeta en arrière, faisant porter le poids du corps sur une jambe, puis l’autre, alors qu’il battait en retraite dans les buissons. L’homme devant lui le pressait sans répit, des mouvements rapides et efficaces. Il ne devait pour l’instant sa vie qu’à l’obscurité. La lune avait disparu depuis longtemps derrière des nuages d’orage, et il savait pouvoir compter sur sa bonne vision nocturne, à la différence de son adversaire. Mais cela ne ferait aucune différence sur le long terme. Même ainsi, même en ne faisant que se défendre, il sentait son bras gauche l’élancer, là où l’épée avait mordu une minute auparavant. Une large estafilade courait sur sa poitrine.
Les deux lames s’entrechoquèrent de nouveau, et l’homme se fendit avec un cri de victoire…
 …mais déjà Aarel avait tourné les talons et fuyait de nouveau.
 
 L’homme atterrit dans la pièce avec les débris de verre, visiblement inaffecté par les quelques gouttes de sang qui perlaient sur son visage. Il dégaina son épée en un geste plein d’aisance, et avança vers Shani. Le pendentif, sur sa tunique, luisait d’un éclat mat dans la lueur des chandelles.
 « Tu aurais pu penser aux fenêtres, petite » fit-il d’un ton doucereux. « C’est toi que l’on appelle Shani ? »
 « Puis-je savoir ce que vous faites chez moi ? » demanda Tybal, impassible. Il finit de descendre l’escalier, et se plaça devant l’intrus. « En tant que bourgmestre de Longue-Rivière, je vous somme de vous expliquer. »
 L’homme haussa les épaules.
 « Bourgmestre, eh ? Il n’y a rien à expliquer. Cette fille est recherchée pour meurtre. Si vous la protégez, vous devenez aussi coupables qu’elle. Livrez-la moi. »
 Shani resta un instant paralysée. Meutre ? Mais que diable se passait-il ?
 Tybal ne se laissa pas démonter pour autant. Son travail de bourgmestre consistait principalement à arbitrer des querelles entre paysans belliqueux, et il n’entendait pas se laisser impressionner par un jeune spadassin à l’expression arrogante.
 « Jusqu’à preuve du contraire, cette petite est innocente. J’aimerais savoir pourquoi… »
 Tybal s’interrompit. Jamais, dans ses négociations, on ne lui avait planté trois pouces d’acier dans le ventre. Il essaya de reprendre sa respiration, de dire quelque chose, mais déjà il tombait. Le sang éclaboussa la robe de Shani.
 
  Stan s'effondra comme une masse et la torche glissa de ses doigts gourds. Mahlin ne prit pas le temps de regarder en arrière - il savait déjà ce qu’il verrait. Réprimant un glapissement de terreur, il entreprit de détacher le cheval. Il était habillé en noir. Avec un peu de chance, ils ne le verraient pas avant qu’il soit trop tard.
 « Ou est passé ce salopard ? » entendit-il grommeler à quelques pas de lui. La réponse vint de plus loin. Visiblement, ils s’étaient séparés pour fouiller l’écurie. Ils ne mettraient pas longtemps à arriver dans ce box. Il remercia sa présence d’esprit qui lui avait fait fermer la porte, et s’acharna de plus belle sur le nœud.
 
Aarel courait comme il n’avait jamais couru, et son poursuivant fut bientôt englouti par l’obscurité. Il avait réussi à écarter provisoirement un des guerriers du village et, à en juger par son état d’épuisement, ce dernier mettrait plusieurs minutes avant de retrouver ses camarades. D’autant plus que l’obscurité ne rendait pas la progression plus facile. Tâtant pensivement le manche de sa hache, le géant ralentit le pas. Il ne pouvait se permettre de se casser une jambe, pas maintenant. Les autres allaient avoir besoin de lui.
 
 Shani regarda le bourgmestre tomber avec des yeux vides. Pourquoi s’était-il interposé ? Il aurait dû savoir que ces hommes n’hésiteraient pas à tuer. Elle chercha un instant à éprouver de la tristesse, ou de l’horreur, ou de la peur, mais elle se sentait vide. En elle tourbillonnait le Bleu, jusqu’à ce que la douleur menace de la faire hurler. Elle serra les lèvres.
 « Non ! » hurla Toni dans le silence qui venait de s’établir. Rictus de loup sur visage d’ange. Il se jeta sur le corps de son père, ramassa son arme dans un mouvement fluide, et l’abattit sur l’homme au pendentif. Shani cilla. Il était très rapide.
 Mais le guerrier para l’attaque d’un geste condescendant.
 « Ridicule » murmura-t-il.
 Son épée monta et descendit, et la lame zebra le visage de Toni en un mouvement presque anodin. Le sang jaillit presque aussitôt, avec un hurlement de souffrance qui vrilla les oreilles de la jeune fille. Le garçon mit un genou en terre, portant les mains à son visage. Sans marquer de temps d’arrêt, l’homme au pendentif lui frappa le crâne de sa botte. Toni glissa au sol et ne bougea plus.
 « A nous deux .. » murmura l’homme en se tournant vers Shani.
 Dehors, les gens réagissaient enfin. Les torches s’allumaient de tous côtés et les gens descendaient dans la rue, curieux, inquiets.
 « Il serait dommage de te tuer tout de suite… » observa l’homme en s’approchant lentement. Il n’accorda pas un regard aux deux corps, sur le sol, et son épée resta pointée vers la gorge de la jeune fille. Un homme prudent.
 Shani tendit la main et libéra tout le Pouvoir qu’elle avait en elle.
 
 Une fois la corde dénouée, le plus dur était passé. Il n’était de toute manière pas question de seller ou de brider l’animal ; pas le temps, pas le temps ! Sans hésiter, Mahlin se hissa sur le dos du cheval, montant à cru. C’était une lourde bête, plus adaptée aux travaux des champs qu’à transporter quelqu’un, mais elle se laissa faire placidement. Fugacement, il eut le souvenir de plusieurs chevauchées qu’il avait faite, avec son père. Il fronça les sourcils. Son père. Depuis quand n’avait-il pas songé à son père, ou à son passé ?
 Repoussant fermement tout cela dans un coin de son esprit – il démêlerait cette énigme plus tard – il talonna sa monture, faisant volter l’animal à l’aide du licou.  
 On l’avait entendu ; peut-être même l’avait-on vu. Les bruits de bottes vinrent dans sa direction ; on courait.
 Avec un cri - de terreur ? d’excitation ? de défi ? il aurait bien été en peine de le dire -, Mahlin fouetta l’animal avec la corde du licou, et la bête bondit en avant.
 Les portes des boxes n’avaient jamais été conçues pour arrêter les animaux. Ce n’étaient que quelques planches de mauvais bois assemblées à la va-vite, et elles explosèrent sous la pression. Sans montrer d’émotion ni de nervosité devant cette situation pour le moins inhabituelle, la bonne bête réagit au coup de talon du jeune homme et partit au petit trot hors de l’écurie, bousculant de l’épaule un des deux hommes. Le guerrier poussa un juron.
 Le deuxieme ne se laissa pas décourager, cependant, et se précipita à la poursuite du cavalier, épée en main. Mahlin, terrorrisé, utilisa de nouveau la corde comme un fouet, frappant sechement la croupe de l’animal, qui se mit à botter nerveusement ; il refusait de se mettre au galop, et le guerrier remontait lentement.
 Avec un cri, l’homme se jeta en avant, les yeux luisant dans l’obscurité, et enfin le cheval se décida.
 Dans l’écurie, la torche brûlait joyeusement.  
 
 Lorsqu’Aarel arriva dans le village, ce fut pour découvrir une scène de folie. Les gens étaient enfin descendus dans les rues, et ils couraient en tous sens, le visage déterminé, tant les femmes que les enfants. Qui allait chercher une fourche, qui une vieille épée, qui une hachette. Nul ne savait ce qui se passait, mais personne n’entendait rester sans rien faire.
 Les gens semblaient converger vers la maison du Bourgmestre, aussi leur emboîta-t-il le pas. Il fallait qu’il retrouve Shani, et Mahlin. Que diable avait-il bien pu leur arriver ? Ses jointures étaient blanches de trop serrer le manche de sa hache.
 
 L’homme au pendentif fit un pas vers la jeune fille, confiant. Il ne savait pas ce qu’elle était en train de manigancer, à le regarder ainsi, impérieuse, mais il n’allait pas tarder à lui montrer qui commandait, ici. Il agita négligemment son épée, projetant du sang en tous sens.
 Un pas de plus, et il se heurta à un mur invisible. Il fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche pour parler.
 Il n’en eut pas l’occasion. Venue de nulle part, une tornade d’une stupéfiante violence le frappa de plein fouet, et ses pieds quittèrent le sol.  
 
 Mahlin avait d’abord eu l’intention de fuir le village le plus rapidement possible ; c’était le meilleur moyen d’échapper à ces hommes, qui qu’ils soient. Mais il se força à rebrousser chemin, et bientôt trottait dans les rues de Longue Rivière. Il ne pouvait abandonner ses amis comme cela.  
 Le feu, dans l’écurie, se communiqua presque instantanément de la paille au bois. Le bois était encore humide de la neige, mais c’était du vieux bois, et il flambait bien. De toute part, les chevaux brisèrent leurs liens, fous de terreurs.
 
 « Ecartez-vous ! » gronda Aarel.
 La foule grogna et bruissa alors qu’il jouait des coudes, profitant de sa haute stature pour atteindre la porte du Bourgmestre. Il remarqua instantanément les éraflures dans le bois, à côté des gonds, comme si on avait essayé de la défoncer. Sans hésiter, il frappa.
 « Ouvrez ! »
 Machinalement, il laissa son regard se promener dans la rue, et ce fut ainsi qu’il remarqua les morceaux de verre, sur le sol. Fronçant les sourcils, il regarda de plus près.
 Il y eut un bruit assourdissant, et l’homme au pendentif jaillit au travers de la fenêtre, comme projeté par une force invisible.
 
 Shani battit des paupières. Le pouvoir avait reflué en elle, la laissant pantelante, un genou en terre. Elle se sentait vaguement nauséeuse, et son bras cassé l’élançait plus que jamais. Ses pensées étaient plus claires, également, comme si un nuage venait de se déchirer. Elle regarda sans les voir les deux corps par terre, le bourgmestre et son fils. Elle vit la mare de sang sur le sol, et réalisa enfin ce qui venait de se passer.
 Elle hurla.
 
 « Shani ! » gronda Mahlin.
 Il n’y avait pas à s’y tromper. Ce cri, cela ne pouvait être qu’elle. Et en même temps, tant de douleur, de souffrance, dans ce son !  
« Toi, tu vas me faire le plaisir de galoper » grinça le jeune homme, cinglant son cheval de toute ses forces.
 Il galopa.
 
 « Shani ! » gronda Aarel.
 Il n’accorda pas un regard à l’homme, sur le sol. Vu son état, il lui faudrait du temps avant de simplement pouvoir se lever. Par les Couleurs, mais que se passait-il ici ?
 Laissant échapper une longue plainte, un chant de guerre qu’il croyait avoir oublié depuis longtemps, il s’élança vers la porte, épaule en avant. Les gens eurent assez de bon sens pour s’écarter de sa route, et il heurta le bois de tout son poids.
 
  Shani regarda avec fatalisme la commode lentement glisser de côté. La porte n’allait pas tarder à céder, et il n’y avait rien qu’elle ne puisse faire. A vrai dire, rien qu’elle ne veuille faire. Elle avait beau fermer les yeux, elle ne parvenait plus à trouver les Couleurs.
 Doucement, elle se baissa, et ramassa l’épée que Toni tenait encore. Et elle attendit.
 
 Essayer de contrôler un cheval au galop sans bride ni selle n’était pas chose facile. Mahlin s’en rendit rapidement compte, ses mains moites sur la corde. Devant lui, au bout de la rue, se tenait un attroupement, des villageois hagards, les yeux fixés sur la maison du Bourgmestre.
 « Hors de mon chemin ! » hurla Mahlin alors que sa monture les bousculait.
 
 Un dernier coup d’épaule, et la porte céda enfin.
 « Aarel ! » entendit-il crier derrière lui.
Mahlin ?
 Il ne prit pas la peine de regarder ; déjà il se ruait à l’intérieur.
 
 Shani vit l’homme rentrer, et ses yeux s’agrandirent alors qu’elle se ramassait sur elle-même pour frapper. Elle n’aurait droit qu’à un essai.
 Puis elle vit qui était devant elle et, lâchant son arme, s’effondra contre lui.
 
 Le cheval s’engouffra sans hésiter à travers le chambranle défoncé, puis enfin s’arrêta, les naseaux fumants. Ses flancs étaient couverts de sueur, bien qu’il n’ait pas couru très longtemps. Mahlin ne lui accorda pas un regard.
 « Shani ! Aarel ! »
 Les deux le regardèrent, haguards. Shani pleurait, sa robe – sa belle robe ! – à moitié déchirée, les cheveux en bataille, les yeux fous. Aarel n’avait pas meilleure mine ; il était pâle, et ses habits étaient taché de sang. De son sang.
 « Il faut partir d’ici ! Vite ! »
 Aarel releva Shani avec une surprenante gentillesse, compte tenu de sa taille.
 « Tu peux marcher ? »
 Elle ne répondit pas. Ses yeux étaient toujours aussi flous, toujours aussi fous.
 Les gens commençaient à rentrer dans la pièce, stupéfaits. Il y eut des hurlements et des cris lorsqu’ils virent le sang, et le brouhaha s’amplifia alors que les corps étaient découverts.
 « Que s’est-il passé ? » gronda un solide gaillard, que Mahlin reconnut comme le maître carpentier. Il posa sa main sur l’épaule du jeune homme, tant dans un geste reconfortant que pour l’empêcher de partir.
 Mahlin se vit épargner une explication, sans aucun doute confuse, alors que les cris redoublaient dehors. Les trois guerriers venaient de se regrouper devant le corps de l’homme au pendentif.
 « Livrez-nous les meurtriers ! » fit l’un d’eux, d’une profonde voix de basse. Son épée était hors du fourreau, tendue vers les villageois.
 « Nous n’aimons pas les contretemps » renchérit un second.
 Le troisième ne dit rien, occupé qu’il était à inspecter son chef. Il eut soudain l’air rassuré.
 « Il est vivant. »
 Mahlin se dégagea de l’étreinte du carpentier d’un geste plus ferme que nécessaire. Il ne savait toujours pas ce que voulaient ces hommes, ni pourquoi on les qualifiait de meurtriers, mais il n’avait aucune envie de le savoir. Et il se faisait peu d’illusions sur la justice. De fait, pas un des villageois ne fit un geste dans la direction des guerriers, malgré les armes de fortune qu’ils tenaient pour la plupart. Ces gens-là ne voulaient pas mourir.
 Ce fut donc sans hésiter qu'il se hissa de nouveau à cheval d’un mouvement leste, tandis que Aarel, réagissant tout aussi rapidement, soulevait Shani pour l’asseoir en croupe. Le cheval tremblait et hennissait, mais il obéit docilement à une pression du licol et sortit de la pièce par la porte défoncée. Les gens firent place pour eux.
 Les guerriers eurent besoin d’un peu de temps pour comprendre ; tout s’était déroulé trop vite. Ce fut sans doute cela qui sauva Mahlin, cela, et l’attention que ces hommes portaient à leur chef. Car lorsqu’ils se lancèrent enfin à sa poursuite, il galopait déjà et disparaissait au détour d’une maison.
 Dans l’effervescence de leur départ, Aarel se glissa dehors sans se faire trop remarquer. Lorsqu’enfin des cris s’élevèrent, il courait et n’entendait pas s’arrêter de sitôt.
 Quelques rues plus loin, il vit se dessiner dans l’obscurité la silhouette du lourd cheval de labour.
 « Dépêche-toi ! » lui intima Mahlin. Shani se cramponnait à lui, les yeux toujours vagues, semblant prête à tomber de selle à tout moment.
 « Et nos affaires ? » demanda Aarel, les rattrapant en quelques foulées.
 « Tant pis pour elles. Filons ! »
 « Les livres de maître Khorr ? »
 Mahlin tira sur la corde de son cheval avec un juron.
 « On ne peut pas les laisser. »
 « C’est ce que je me disais. Il y a notre argent, aussi. »
 « Fantastique. C’est tout bonnement fantastique » murmura Mahlin.
 Il hésita un instant, puis :
 « Très bien. Allons-y. »
 On entendait dans le lointain des cris et des bruits de lutte. Au sud de la ville, des flammes s’élevaient hautes et claires dans l’air frais, jetant jusqu’ici des ombres improbables.
 « Je ne comprends rien à ce qu’il se passe, mais il vaudrait mieux nous dépêcher »
 « Et ce qui se passe là-bas ? Peut-être les gens sont-ils en train de chercher à nous protéger ? »
 « …et peut-être que non, et peut-être que tous nous recherchent. Je commence à douter un peu de la nature humaine, vois-tu… »  
 Aarel ne dit plus rien, se contentant de maintenir une foulée rapide pour suivre le cheval alors qu’ils allaient vers l’auberge.  
 « Peut-être aurions-nous dû partir, finalement » grommela-t-il dans sa barbe alors qu’ils s’arrêtaient devant l’auberge.
 A la différence du reste du village, qui semblait pris de folie, ce bâtiment était étrangement calme. Pas de flammes, pas de formes indistinctes, pas de gens courant en tous sens. Pas un bruit.
 Mahlin descendit de cheval sans trop de difficulté, serrant toujours Shani contre lui. Elle avait besoin de son soutien, et même si elle avait pu tenir debout, il n’était pas prêt à la lâcher. Il ne savait pas si lui-même n’avait pas besoin de se tenir à quelque chose. De plus, la sensation était… agréable.  
 Il chassa ces pensées comme on chasse un moustique, et avança dans l’auberge. Aarel, à côté de lui, paraissait plus grand que nature, le visage fermé, la hache au poing. Le sang qui avait séché sur ses habits contribuait à cette impression de menace presque palpable. Peut-être le géant ne savait-il pas se battre, mais peu de gens seraient prêts à vérifier.
 « Dépêche-toi ! je surveille l’entrée ! »
 Aarel s’accouda à un mur, d’où il pouvait surveiller la porte, et s’essuya les mains sur la tunique avant de reprendre sa hache. Il avait les mains moites.  
 Mahlin hocha la tête et, avec réticence, se sépara de la jeune fille, l’adossant à un pilier avant de courir à l’étage.
 Les secondes s’égrenaient lentement, et c’est ainsi qu’Aarel commença à laisser son regard errer. C’est aussi ainsi qu’il vit la porte défoncée, celle par tout avait commencé, la porte de la cuisine. Fronçant les sourcils, il s’approcha à pas mesurés. Difficile de garder son attention concentrée sur deux points à la fois, mais il s’y attacha du mieux qu’il put, jusqu’à ce qu’il puisse enfin avoir une vue claire de la cuisine. De la cuisine ravagée. Et de Betingel.
 « Il ne manquait plus que ça » soupira-t-il, se haïssant au même moment pour son cynisme. Avec aisance, il transporta la jeune fille près de Shani. Elle était légère comme une plume ; non que Shani soit lourde.
 Déjà Mahlin redescendait, encombré de deux sacoches. La forme oblongue de livres pouvait se distinguer aisément, tirant la toile de l’un des sacs. L’autre semblait plus servir de fourre-tout, et formait un paquet indistinct. Il sursauta à la vue de Betingel, et plus encore lorsqu’il vit le sang qui coulait doucement d’une blessure à sa tête.
 « Qu’est-ce qu’elle a ? »
 « Je ne sais pas, et nous n’avons pas le temps de… » commença Aarel, lorsque un des guerriers se dessina dans l’embrasure de la porte, puis se jeta sur eux.
 « Attention ! » hurla Mahlin.
 Sans un mot, l’homme abaissa son arme.
 Et explosa.
 Il n’y avait pas d’autre mot. Les organes volèrent dans la pièce, éclaboussant les murs, les habits, les visages. Le sang se répandit en flaque sur le sol.
 Le silence dura longtemps.
 « C’est toi qui… » commença Mahlin, hésitant.
 « Tu as… » faisait Aarel presque au même moment.
 Le silence se réinstalla, et promettait d’être long. Ce n'était pas possible. Mahlin laissa échapper un soupir ébranlé. Sa santé mentale ne tenait qu’à une chose : Shani avait certainement besoin de lui. Oh, et probablement Betingel, également. Leur situation contribuait à le faire se concentrer. On est toujours plus courageux, lorsque quelqu’un dépend de vous.
 Les réponses attendraient. Pour l’heure, il hissa de nouveau Shani en selle, aidé par les puissantes mains d’Aarel. Avec un temps de retard, il souleva Betingel.
 « Tu ne vas tout de même pas l’emporter ? »
 Mahlin resta un instant hésitant.
 « Non. Elle est bien mieux ici. De plus, elle nous retarderait. » Il grimaça, et la reposa doucement, essuyant le sang avec sa manche. Elle respirait ; c’était le principal.
 Sans un regard en arrière, il se hissa en selle et talonna le cheval. Aarel ne demanda pas à monter. L’animal ne supporterait pas trois cavaliers, et il se sentait encore en forme pour marcher. Shani avait besoin de repos, et Mahlin… Mahlin, après tout, était encore convalescent. Son souffle était court alors qu’il dirigeait farouchement son cheval vers la sortie. Aarel prit l’animal par le licol.
 Et ils quittèrent le village le plus rapidement possible, s’enfonçant dans la nuit, laissant derrière eux des fermes en flamme et du sang pour les éteindre.
 Personne ne les poursuivit.


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3281301
yulara
Byte Hunter
Posté le 22-07-2004 à 15:20:37  profilanswer
 

pfiou c'etait moins une... remarque la magie noire a certains avantages :lol:
dommage qu'ils laissent pas d'argent à l'auberge pour payer le cheval et les degats, là ils partent un peu comme des voleurs...
 
bon, c'est quand la suite?
 
Edit: han j'ai pas dit que j'adore que les 3 histoires se deroulent en meme temps, par contre tu devrais bouleversé un peu plus l'ordre et vraiment faire en sorte qu'on ne puisse pas deviner vers qui on se dirige sur les transitions :p


Message édité par yulara le 22-07-2004 à 15:26:48

---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3283740
kat'tre
Posté le 22-07-2004 à 20:04:07  profilanswer
 

YES!! vraiment exellent avec l'action en simultanné avec les trois persos qui donne un coup de fouet a l'action!!!
pffffiiiooouuu on peut enfin se remettre a respirer a la fin du chapitre mais...a quand la suite?(sans vouloir me repeter bien sur)


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3287270
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 23-07-2004 à 09:46:15  profilanswer
 

yulara a écrit :


 
Edit: han j'ai pas dit que j'adore que les 3 histoires se deroulent en meme temps, par contre tu devrais bouleversé un peu plus l'ordre et vraiment faire en sorte qu'on ne puisse pas deviner vers qui on se dirige sur les transitions :p


 
Comment ça ?


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3287460
yulara
Byte Hunter
Posté le 23-07-2004 à 10:14:52  profilanswer
 

ben deja l'ordre, c'est souvent mahlin aarel shani malhin aarel shani. ce serait plus deroutant s'il n'y avait aucune logique.
 
et pour les transitions, en fait quand tu passes d'un perso en l'autre, faire en sorte qu'on ait l'impression de suivre le meme personnage... argh... je sais pas comment le dire...

Citation :

Mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’en était pas capable. Respirant lentement, tachant de calmer les battements de son cœur et d’ignorer le constant martèlement à la porte, elle plongea dans l’Arc-En-Ciel.
 
 Les bruits de course se rapprochaient indéniablement. Mahlin ne pouvait se cacher plus longtemps la vérité


là je trouve ça genial parce qu'on s'aperçoit pas tout de suite qu'on a changé de personnage.
 
t1 j'ai vraiment l'impression de pas etre clair...


Message édité par yulara le 23-07-2004 à 10:15:31

---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3287718
Morpion co​smique
acarien à cirer
Posté le 23-07-2004 à 10:46:40  profilanswer
 

Au chapitre précédent tu as écrit

Citation :

Lorsqu’il était enfant, avant d’être enlevé par Barel, Mahlin avait souvent rêvé de devenir un sorcier, de se servir de ses pouvoirs pour corriger les injustices


 
 :D  :D  
 
Mais bon d'autres ont déjà relevé cette incohérence par rapport à l'amnésie des héros.
 
Par contre dans le dernier chapitre on voit que Aarel commence à récupèrer des bribes de souvenirs. C'est plus logique. J'imagine qu'ils vont tous progressivement recouvrer la mémoire. Tranquille!
 

Citation :

Aarel releva Shani avec une surprenante gentillesse, compte tenu de sa taille.  


J'aurai préféré : "Aarel releva Shani avec une étonnate douceur, compte tenu de sa force". Aarel a toujours été très gentil avec tout le monde.
 
Sinon j'ai été un peu étonné du manque de réaction des villageois. Quatre étrangers débarquent, foutent un bordel incroyable, zigouillent leur bourgmestre et personne ne prend les armes pour défendre le village.
 
Voilà nos héros jetés sur les routes. La grande aventure commence  :sol:  
 
 

n°3287922
foularou
Posté le 23-07-2004 à 11:07:01  profilanswer
 

A noté dans le chapitre 11 que malhin remarque qu'il recupere ces souvenirs (si j'ai bien lu) et pense qu'il tirera cela plus tard au clair car c'est pas trop le bon moment.

n°3290118
kat'tre
Posté le 23-07-2004 à 14:37:57  profilanswer
 

ze zeux ze zuite !!


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3313906
yulara
Byte Hunter
Posté le 26-07-2004 à 13:29:28  profilanswer
 

je commence à etre en manque, c'est quand la prochaine dose? :whistle:


---------------
Quizz'n'Blind pour tester vos connaissances
n°3316390
daviso
En 2005, j'enlève le bas
Posté le 26-07-2004 à 17:23:23  profilanswer
 

Grenouille Bleue a écrit :

" Tu crois qu’il faut prononcer une orée funèbre ? " fit Aarel, hésitant.


 
Tu ne veux pas plutôt dire une "oraison" funèbre?


---------------
DaViSo http://daviso.free.fr
n°3316875
foularou
Posté le 26-07-2004 à 18:07:43  profilanswer
 

petit up du lundi pour grenouille bleue :p

n°3333106
Damrod
Posté le 28-07-2004 à 10:46:34  profilanswer
 

ben alors plus de news depuis vendredi ?
t'es mort GB ?

n°3333409
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 28-07-2004 à 11:22:13  profilanswer
 

Non non, ça arrive, ça arrive, ça ne saurait tarder...
 
Et vous allez retrouver dans le prochaine chapitre une vieille connaissance de l'autre bouquin... :D


Message édité par Grenouille Bleue le 28-07-2004 à 11:22:38

---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3336235
Grenouille​ Bleue
Batracien Azuré
Posté le 28-07-2004 à 16:54:18  profilanswer
 

Et voici le chapitre XII avec comme promis une petite surprise :D
___________________________________________
 
 
Mahlin épongea la sueur qui lui coulait sur le visage et coula un regard nerveux en arrière. Personne.
 "Ils ne nous poursuivent pas... "  
 Cela devait bien faire une heure qu’ils étaient partis, et une heure qu’ils n’avaient pas ralenti l’allure. Une heure que sa monture avançait avec deux cavaliers, et qu’Aarel marchait à côté, tenant la bride dans sa main. Mahlin lui avait proposé plusieurs fois de prendre sa place, de se reposer quelques minutes ; que lui-même était en état de marcher, ne serait-ce que pour un temps, et qu’Aarel avait certainement besoin de repos. Mais le géant se contentait de sourire, maintenant l’allure. Et, à dire la vérité, il ne semblait pas tellement plus fatigué que le cheval. Malgré les paroles de Mahlin, il continuait à avancer.
 " Le cheval a besoin de repos. Et nous ne savons même pas dans quelle direction nous allons. Arrêtons-nous " répéta Mahlin.
 Cette fois-ci, le géant entendit. Il se retourna, le regard vide, puis sembla enfin se réveiller.
 " Nous devrions être assez loin, maintenant " acquiesca-t-il. " Ils ne pourront pas nous retrouver facilement. "
 Ils étaient partis dans une direction au hasard, plus préoccupés par la nécessité de mettre du chemin entre eux et Longue-Rivière que par savoir où ils allaient. Au début, ils avaient suivi le cours d’eau, ne s’en éloignant pas de plus de quelques coudées ; mais bientôt ils s’en étaient écartés, pensant que cela pourrait fournir un repère bien trop facile à d’éventuels poursuivants.
 
 Mahlin poussa un soupir de soulagement en descendant de cheval, retrouvant la terre ferme avec gratitude. Ce n’était pas qu’il était un mauvais cavalier, bien au contraire, mais il devait bien trop écarter les jambes à son goût pour monter ce gros cheval de labour, et l’absence de selle ne rendait pas la tâche plus facile.  
 Doucement, lentement, il descendit Shani, et l’adossa à un arbre. Elle avait perdu conscience, quelque part durant leur fuite. Ou peut-être s’était elle endormie, bercée par les mouvements du cheval. Du moins sa respiration était-elle calme, alors qu’elle reposait contre l’écorce. Mahlin la regarda un instant, sourcils froncés, puis il se redressa et entreprit de prendre les deux sacoches sur le dos de sa monture. Il les laissa glisser au sol avec précaution puis, revenant au cheval, attacha sa corde à une branche de l’arbre. Sous des dehors placide, l’animal avait l’air terrifié. Une fois attaché, il n’en commença pas moins à brouter l’herbe alentour.
 Ayant accompli ces gestes simples, Mahlin se sentait plus calme, plus logique, prêt à essayer d’analyser froidement ce qui venait de se passer dans le village.
 
 "  J’aimerais justement savoir qui sont ces ils " fit-il en plissant les yeux.. " Ces gens-là n’ont pas même cherché à nous parler avant de nous sauter dessus ; et, visiblement, ils nous voulaient du mal. "
 " C’est le moins qu’on puisse dire " grommela Aarel.  
 Dissimulant dans l’ombre ses grimaces de douleur, il tâtait lentement ses blessures. Rien de sérieux, à première vue. Beaucoup de sang pour pas grand chose. Ce n’étaient que des coupures superficielles, deux à la poitrine, une au bras. Déjà, on pouvait voir les fines lignes se refermer sous une croûte de sang. La marche forcée ne les avait pas rouvertes. Non, cela faisait mal, mais ce n’était pas dangereux. Il leva les yeux sur Mahlin, qui faisait les cent pas dans l’herbe, comme lorsqu’il cherchait à résoudre un problème épineux.
 " Visiblement, c’était nous qu’ils cherchaient, et personne d’autre. Ils ont bousculé tous les autres villageois pour nous poursuivre, sans même leur accorder un regard. "
 " Et tu en déduis ? " fit Aarel en se laissant glisser à côté de Shani, la tête contre le tronc. Il se sentait soudain très fatigué.
 " Je ne sais pas trop. Ils devaient avoir une description de nous, ou bien nous avoir déjà vus, car ils n’ont pas eu d’hésitation. Peut-être une description aussi floue que un groupe de trois jeunes gens, deux garçons et une fille. Peut-être mieux. "
 " Ca n’a aucun sens. Pourquoi voudraient-ils nous tuer ? Et pourquoi nous connaîtraient-ils ? "
 Mahlin haussa les épaules.
 " Je n’en ai aucune idée. Si seulement… Mais je suppose que tout cela a à voir avec la mort de notre maître, que tout cela a à voir avec Dous. Quoi d’autre ? "
 " Je ne sais pas " admit Aarel, se mâchonnant la lèvre inférieure. Il se sentait trop fatigué pour réfléchir correctement.  
 " Cela doit être ça. D’une manière ou d’une autre, ces quatre individus sont reliés à ce damné magicien. Je ne vois pas d’autre solution."
 " Bon. En supposant que ce soit le cas ? Que fait-on ? Nous ne pouvons pas retourner au village "
 " Nous continuons comme nous l’avions décidé. Shani a besoin de soins. "
 Aarel secoua la tête.
 " J’ai l’impression d’avoir déjà vécu cela. " Il se pencha pour examiner la jeune fille, et grimaça. " Son bras est dans un sale état. Elle n’a pas dû le ménager ; l’attelle est tombée, et je commence à comprendre pourquoi elle hurlait ainsi. Si ce n’était pas de terreur, c’était de douleur. Elle a du courage. "
 " Oh, elle en a " sourit tendrement Mahlin. L’expression paraissait déplacée sur son visage hanté. Il avait les cheveux fous, les yeux flous. Il se força à se redresser. " Quoi qu’il en soit, continuons notre chemin. Il est hors de question de dormir à la belle étoile ce soir, pas avec Shani blessée, des hommes à notre poursuite, et une bourse pleine. " Il hésita. " Je me sens encore coupable, pour avoir volé ce cheval. "
 Aarel lui jeta un regard incrédule.
 " La moitié du village a brûlé, le Bourgmestre s’est fait assassiner, et tu te soucies d’un cheval ? Crois-moi, si les gens de Longue-Rivière se souviennent de nous, ce ne sera pas pour ce vol. " Quelque chose qui ressemblait à de l’amusement passa fugitivement sur son visage, puis disparut. Mahlin fronça les sourcils.
 
 " Si tu le dis, si tu le dis. " Il releva doucement Shani, et la remit en selle. " Il ne faut pas trop fatiguer le cheval, je vais marcher aussi. "
 " Tu ne tiens pas deb… " commença Aarel, tendant le bras pour l’aider à monter ; mais Mahlin avait pris la corde du licol et avançait lentement, tirant le cheval, le regard droit devant lui, sans paraître accorder la moindre importance à ce que disait son ami. Lentement, le géant laissa retomber sa main, et secoua la tête. Lorsque Mahlin décidait d’être obstiné, peu de choses pouvaient le faire changer d’avis ; certainement pas lui. Il se mit en marche.
 Il y avait effectivement ici un sentiment de déjà-vu qui menaçait de l’engloutir. Avancer ainsi, lentement, épuisés, avec Shani inconsciente derrière eux ; même le temps semblait se mettre de la partie, les nuages cachant lentement la lune, l’air vibrant d’humidité. La seule différence, en fait, venait du cheval qu’ils traînaient derrière eux et qui continuait à rouler dangereusement des yeux.
 Hah ! Un bon choix qu’avait fait là Mahlin. Quitte à prendre un cheval, cela lui aurait-il été trop difficile de choisir une bonne bête plutôt qu’un corniaud comme celui-ci ?
 Quoi qu’à bien y réfléchir, la robuste constitution de l’animal risquait de leur être d’un grand secours s’ils avaient à continuer au train où ils étaient partis.
 
 Le voyage se déroula en grande partie en silence. Aarel le rompit plusieurs fois pour inciter Mahlin à se reposer et monter sur l’animal, et une fois pour lui intimer de ne pas, à aucun prix, utiliser les Couleurs dans son état ; et certainement pas le Rouge.
 A chaque fois, Mahlin secouait la tête évasivement, toujours aussi concentré, ses pieds bougeant mécaniquement. Ce ne fut que lorsque Aarel le secoua, jurant qu’il obtiendrait une promesse sur le chapitre de ne pas utiliser les Couleurs, qu’il sortit de sa léthargie et promit d’une voix rêveuse. Lorsque le géant le reposa, il reprit sa marche comme si de rien n’était.
 Lorsque le matin arriva, ils marchèrent encore, et lorsque le soleil fut au zenith, ils continuèrent à marcher. Ce ne fut qu'en milieu d'après-midi qu'ils se résolurent à s'arrêter, mâchonnant mécaniquement quelques morceaux de viande séchée avant de se glisser sous l'ombre d'un arbre et de s'endormir. Il est fort heureux que nul poursuivant ne vint, car ils ne prirent pas la peine, dans leur épuisement, de monter la garde.
 Avant le lever du jour, courbaturés, épuisés, sales, ils reprirent leur route, car Shani ne s'était toujours pas réveillée, et son état était inquiétant. Ils marchèrent encore, s'arrêtant pour manger à midi, puis reprenant leur périple d'un pas lent. Parfois, Mahlin montait à cheval, et se reposait pendant une heure, avant de reprendre son chemin. L'animal, contre toute attente, se révéla assez robuste pour le porter, et Mahlin finit par ne plus redescendre. Aarel marchait sans un regard en arrière.
 Et ce fut ainsi qu’ils arrivèrent en vue de Bois-Ruisseau avec les derniers rayons du soleil.  
 "Nous y voilà" murmura Mahlin, se passant la main dans les cheveux.
 
 Bois-Ruisseau n'était certes pas une grande ville, bien qu'elle soit ce qui s'en rapprochât le plus dans les environs. Cependant, malgré ses dimensions modestes,  sa muraille le rendait célèbre dans tout l'empire. Quelques milliers d'habitants vivant dans des maisons de torchis, entourés d'une large palissade de bois qui courait sur des lieues, uniquement interrompue par les contreforts rocheux du Pic de la Houe. On racontait que, l'hiver, les loups rôdaient dans les forêts alentour, et les habitants de Bois-Ruisseau avaient trouvé une solution élégante et efficace avec cette palissade. Les champs et les pâturages se retrouvaient à l'intérieur du village, ainsi qu'un petit bois. Un petit cours d'eau, qui plus loin allait se jeter dans la Grande Rivière, traversait le village de part en part. Et les habitants vivaient ainsi en autarcie l'hiver, derrière leur palissade, dos à la montagne, sans crainte des bêtes féroces qui s'en prendraient à eux ou leur troupeau. On racontait également que certaines troupes de maraudeurs, alléchés par un endroit aussi stratégique, avaient tenté de s'emparer du village. Mais les habitants n'étaient pas seulement des fermiers, et l'amour qu'ils portaient à leur ville les faisaient prendre les armes contre toute intrusion.
 "J'avais souvent entendu parler des murs de Bois-Ruisseau, mais je n'aurais jamais imaginé qu'ils puissent être aussi grands et s'étendre aussi loin ! Cela a dû être une entreprise titanesque !"
 Cela l'avait visiblement été. La palissade s'élevait à plus de 4 mètres d'altitude, et était faite de solides rondins que le gel de l'hiver n'avaient pas affecté. Au nord, elle courait à perte de vue, disparaissant dans la brume du matin, avant de revenir par l'est dans une courbure étonnante. Le cercle de rondins devait faire plus d'une lieue de diamètre !
 Un gémissement de Shani fit revenir les deux jeunes gens à la réalité alors que, épuisés, stupéfaits, ils contemplaient ce travail de géant. Mahlin s'ébroua
"Si nous ne voulons pas que se reproduise ce qui s'est passé à Longue-Rivière, je pense qu'il serait prudent de passer inaperçu."
 Aarel eut un ricanement de dérision.
 "Inaperçus ? Avec une fille évanouie entre les bras et des habits tachés de sang ?"
 "Le plus inaperçus possible, alors. Aide-moi"
 "Que fais-tu ?"  
 Mahlin fouilla un moment dans les sacoches qu'ils avaient emporté, avant d'en retirer leurs capelines.
 "Mettons cela et resserrons les pans autour de nous. Descendons la capuche sur notre visage. Ce n'est pas grand chose, mais cela fera peut-être la différence."
 Aarel secoua la tête, dubitatif, mais il n'en enfila pas moins le vêtement.
 "Il faudra également nous séparer" commença Mahlin.
 "Quoi ?"  
 "Si jamais des gens sont après nous, et je commence à me dire qu'il vaut mieux être prudents, ils recherchent trois jeunes gens qui voyagent ensemble. Nous ne pourrons passer inaperçus si nous rentrons ainsi en ville; il faut que quelqu'un passe avec Shani, puis que le dernier rentre après un certain temps."
 Aarel resta un instant silencieux, puis il hocha la tête
 "Qu'appelles-tu un certain temps ?"
 Mahlin hésita.
 "Je dirais une heure. Une bonne heure, sans quoi cela paraîtra vraiment suspect. Il ne doit pas y avoir beaucoup de voyageurs dans la région."
 "Mais…"
 "Vas-y avec Shani, je passerai ensuite. Profite de ce temps pour chercher un guérisseur. Je te rappelle que nous sommes riches, n'hésite donc pas à faire appel au meilleur de la ville"
 "Cela, aussi, attirera l'attention" fit valoir Aarel.
 "Si cela permet de sauver Shani" répondit simplement Mahlin.
 Aarel acquiesca.
 "Alors nous sommes partis. Fais attention à toi ! Tu ne devrais pas avoir de problèmes à nous retrouver, je t'attendrai dans une des auberges de la ville, pour que notre rencontre semble fortuite. Si tout se passe bien, Shani sera aux mains d'un guérisseur compétent, et nous pourrons la visiter à tour de rôle."
 Il prit la bourse que Mahlin lui tendait. De l'or scintillait entre les cordons mal fermés. Il les resserra, puis enfouit la bourse dans sa poche.
 "L'or permet de tout acheter, même le silence. Nous nous débrouillerons."  
 "Dépêche-toi alors, il faut la faire soigner" fit Mahlin, descendant de cheval et cachant un rictus de douleur. Aarel se contenta d'acquiescer de la tête. Il prit la bride dans ses mains et descendit lentement vers la ville, Shani toujours inconsciente sur le cheval.
 
 Un homme était de faction derrière les lourds battants de bois, vêtu d'une armure de cuir qui avait dû vivre de meilleurs jours et d'un casque cabossé. Mais l'arc qu'il tenait semblait fait de bon bois. Il encocha une flèche en voyant arriver le groupe, et visa soigneusement à travers la meurtrière. Aarel, qui venait en premier, leva les mains en signe de paix.
 "Hola, ami, baisse ton arme ! Nous ne sommes pas dangereux"
 "Ptet' ben qu'non" maugréa le garde. "Et ptet ben qu'si. Pourquoi voulez-vous rentrer ?"
 Aarel resta impassible  alors que la flèche se tournait lentement vers son cœur. A cette distance, l'archer ne pourrait le rater. Il étendit lentement ses bras, paumes offertes, et désigna, tout aussi lentement, la jeune fille évanouie sur le cheval.
 "J'ai connu les gens du coin plus hospitaliers. Je cherche un asile pour moi et mon amie. Nous avons été attaqués par des brigands dans ces collines"
 L'homme haussa un sourcil.
 "Des brigands ? Par ici ? Et ils vous ont laissé un cheval ? Même une carne comme celle-ci serait bonne à prendre, pour eux. Comment êtes-vous vivants ?"
 "Je me suis battu. J'ai gagné" fit sobrement Aarel, rejetant sa cape assez en arrière pour montrer la hache qui se balançait à son côté.
 Devant lui, l'arc fut bandé imperceptiblement.
 "Qu'est-ce qui me prouve que tu dis la vérité ?"
 "Qu'avez-vous à craindre de moi ?"
 L'homme soutint un instant son regard, puis haussa les épaules.
 "Difficile à dire. Mais c'est mon rôle de poser les questions. Surtout quand les gens se présentent aux portes avec plus de sang sur eux qu'un bon citoyen se doit de posséder dans son corps."
 "Je vous l'ai dit, nous avons été attaqué"
 L'homme le regarda de nouveau, puis Shani, et soudain il cilla.
 "Tu es grand, étranger"
 Aarel hésita, déconcerté.
 "On me l'a déjà dit."
 "Le Conseil recherche un homme grand comme toi, avec des cheveux de la même couleur. Il voyagerait avec deux compagnons, une jeune fille" il désigna Shani d'un haussement de menton "et un autre garçon. Ils auraient tué des mages." Aarel n'eut pas besoin de feindre l'étonnement. "Ils offrent cinq cent écus pour leur capture."
 "Tout cela est bel et bon, mais qu'est-ce que cela a à voir avec nous ?" demanda le géant, arborant une expression de candeur angélique. Il était désespérément conscient de la tension dans l'arc de son vis-à-vis. Si jamais l'homme laissait partir sa flèche… à cette distance… "Nous ne sommes que deux et n'avons rien à voir avec ces histoires. Si nous étions ceux que vous dites, pensez-vous vraiment que nous irions nous réfugier dans une ville ?"
 Comment l'homme pouvait-il maintenir une telle traction ? La flèche risquait de partir d'un moment à l'autre, échappant à la volonté qui la tenait.
 Puis l'arc s'abaissa et le garde sourit. Ce n'était pas un sourire très plaisant, mais c'était un sourire.
 "Désolé d'être aussi méfiant. Le métier, vous savez. On vit des temps bizarres."
 Il fit un signe de la main à des individus invisibles, cachés par la palissade. On entendit un lourd craquement, puis les portes commencèrent à s'ouvrir avec une lenteur exaspérante, repoussant dans leur progression la neige qui s'était accumulée devant. A en juger par l'épaisseur de la couche de neige, cela devait bien faire une semaine que la ville ne s'était ouverte. Aarel frissonna.
 "Bienvenue  à Bois-Ruisseau" grimaça le garde en libérant l'entrée.
 Le géant hésita une seconde puis, tirant la bride du cheval, s'engagea lentement entre les deux battants. A peine fut-il passé qu'ils se refermèrent, toujours aussi lentement.
 
 
Mahlin suivit ses amis des yeux, le sourire aux lèvres. A peine eurent-ils disparu au détour d'un chemin, cependant, que le sourire le quitta. Pâle, il se laissa tomber sur le sol, le dos contre un arbre. Sa respiration était laborieuse.
Il ne voulait pas que les autres le voient dans cet état de faiblesse;  cela faisait une bonne heure qu'il avait des étourdissements. La marche s'était révélée trop difficile pour lui dans son état. Il n'était encore que convalescent.
Le regard flou, il chercha à suivre l'avancée de ses compagnons; mais il y renonça bientôt, se contentant de se reposer. Il ne ferma pas les paupières. Il savait que, s'il se le permettait, le sommeil ne tarderait pas à l'emporter. Dans son état, dans cette neige, cela équivaudrait à un suicide. Alors il gardait les yeux grand ouverts.
Quelques minutes passèrent, qui se changèrent en une demi-heure, puis une heure. L'esprit du jeune homme vagabondait alors qu'il cherchait à comprendre ce qu'il se passait, pourquoi on les poursuivait, pourquoi son maître s'était fait assassiner, qui son maître était…
Puis il se leva, vacillant. Le soleil était désormais couché, l'obscurité s'installait.
"J'ai assez attendu. Ils doivent déjà être rentrés depuis longtemps" murmura-t-il.
Il s'épousseta, nettoyant la neige qui maculait son manteau,. Il sourit tristement
"Aarel, mon ami, les promesses sont faites pour être brisées."
 Et il se tendit vers les Couleurs.
Cela devenait de plus en plus facile à chaque essai. A peine eut-il fermé les yeux que le Noir tourbillonna autour de lui, charmeur, facile d'accès, envoûtant. Il résista à l'appel qui montait en lui, se débattit, nagea en direction de l'Arc-En-Ciel. Le Rouge se referma sur lui.
 
 Aarel fronça les sourcils lorsque la porte se referma. Il s'apprêtait à dire quelque chose, mais il s'arrêta brusquement, bouche bée.
 Bois-Ruisseau, vue de l'intérieur, était magnifique. Aucun des regards qu'il avait pu jeter sur la ville du haut de la colline ne l'avaient préparé à ce spectacle, et les murailles avaient jusque là bloqué sa vision.
 Mais maintenant.. maintenant…
 Des centaines de maisons, bien plus que tout ce qu'il aurait imaginé, maisons de pierre à l'architecture baroque et au toit de tuiles, se dressaient à perte de vue, entourées de champs et de vignes. D'innombrables statues ornementaient des jardins somptueux, œuvres taillées avec une finesse et un doigté impressionnants, représentantes d'un art exquis. Tout ici respirait la beauté, et il semblait que l'alignement même des rues ait été conçu par un œil expert pour donner une impression de sobre esthétisme.
 "C'est…" murmura Aarel.
 "Notre ville vous plaît ?" s'enquit le garde avant de lui abattre un gourdin sur le crâne.
 
 Mahlin marchait d'un pas vif, les forces vives bouillonnant en lui. Quelque part, dans les recoins de son cerveau, une petite voix bien trop sage lui murmurait qu'il aurait à payer cette nouvelle vigueur au prix fort, que cette santé n'avait rien de naturel, et qu'il ferait bien mieux de se ménager. Mais le jeune homme, tout en reconnaissant le bien-fondé de ces pensées, n'y prenait pas garde, tout à l'ivresse qui avait accompagné la montée du Rouge en lui. Cela lui faisait vaguement penser à un souvenir d'il y avait quelques années, lorsqu'il habitait encore chez son père, et qu'il avait eu l'occasion de mettre illégitimement la main sur une bouteille de vin des gorghes de cornes. Le liquide était chaud, rouge et vivant, comme du sang. Il lui avait suffi de quelques verres pour se trouver dans un état de bienfaisante ébriété, inconscient, riant lorsque son père l'avait trouvé et riant encore sous la semonce.
 Il se sentait un peu dans le même état d'esprit, et toute espèce de méfiance ou d'inquiétude avaient disparu de ses pensées.
 "Je pourrais bien m'habituer à cela" sifflota-t-il joyeusement.  
 Si le contrecoup survenait au moment où il relâchait son contrôle, il suffirait de ne jamais le relâcher ! Energique comme il se sentait en ce moment, il se sentait capable de vivre sa vie entière dans le Rouge. Ce serait fantastique !
 
 Il se rendit à peine compte qu'il avait couvert la distance qui le séparait de la Porte de la Ville. Là où Aarel avait mis près d'une heure, il avait couvert la distance en trente minutes, peut-être moins. Avait-il couru ? Peut-être, il ne savait pas, ne s'en souvenait pas. Pourtant il ne se sentait pas fatigué. A vrai dire, il se sentait prêt à sauter par-dessus la palissade ou à la démolir pour rentrer dans la ville. Mais, comme les hommes ont prévu les portes pour passer de manière civile, et que Mahlin se sentait pour l'heure extrêmement courtois, il abandonna ses idées et frappa au portail.
 Quelques secondes passèrent sans qu'aucune réponse ne soit apporté, puis enfin un judas s'ouvrit.
 "Qui va là ?" grommela le garde, suspicieux.
 "Je me nomme Borderik le Grand, et je souhaiterais faire halte ici pour la nuit" répondit Mahlin du tac au tac. Toute sa volonté fut nécessaire pour éviter de rire à sa trouvaille instinctive. Borderik le Grand. Quel nom formidable, quelle imagination débordante ! Il était fier de lui.
 L'homme ne semblait pas trouver cela particulièrement amusant. L'air patibulaire, il tenait dans sa main un arc de bonne taille, bandé vers la poitrine du jeune homme.
 Parfait, cela rajoutait du piquant à l'affaire. En cas de nécessité, un pas de côté lui suffirait à esquiver la flèche. Il n'y avait aucun risque de ce côté là. Mahlin gloussa doucement tant l'idée paraissait ridicule. Lui, se faire blesser ? Il était invulnérable !
 "Borderik le Grand, hmm ? Je ne vois pas ce qui pourrait te valoir ce surnom de "grand", mon garçon. Grande gueule, peut-être ?"
 Le garde s'esclaffa de son bon mot, puis s'arrêta, perplexe, en voyant que son interlocuteur riait encore plus fort.
 "Tu as un problème ? Pourquoi ris-tu comme ça ?" maugréa-t-il.
 Mahlin ne répondit pas pendant plusieurs secondes, secoué qu'il était de hoquets intempestifs. Il s'essuya les yeux, ayant tellement ri qu'il les avait humides. Les traces, sur ses doigts, étaient rouges. Il n'y fit pas attention.
 Pas plus qu'il ne remarqua que les yeux du garde s'étaient soudain étrécis, roublards.
 "Tu m'as l'air d'un honnête gaillard" fit soudain ce dernier. "Je ne vois pas de raisons de te retenir plus longtemps dehors par ce froid. Entre !"
 Lentement, les lourdes portes se mirent en branle. Mahlin supprima un dernier éclat de rire et tâcha de se calmer. Il lui fallait avoir l'esprit clair s'il voulait retrouver Aarel et Shani.
 Il entra lorsque l'ouverture fut assez grande pour  le lui permettre, sourit gentiment au garde et décida de commencer ses recherches.
 "Auriez-vous vu passer un jeune homme et une jeune fille avec un cheval ? Il y a peu de temps ?"
 Les yeux de l'homme n'auraient pu s'étrécir plus. Ils ressemblaient maintenant à deux fentes imperceptibles. Mahlin pensa confusément qu'il n'aurait pas dû mentionner ses amis. Que cela avait été le principe de base du plan: ne pas faire croire aux gens qu'il voyageait avec eux, ne pas ressembler à un groupe de deux hommes et une femme. Mais tout cela paraissait bien loin désormais.
 "Je les ai vu" répondit finalement le garde. "Ils ont pris une chambre au Blé Dansant. Tu les retrouveras là-bas".
 Mahlin remercia d'un signe de tête et se détourna. Le Blé Dansant. Une chambre. Ca devait être une auberge.
 Enchanté de son raisonnement, il commença à avancer vers la ville. Et le gourdin du garde le frappa à la tempe.
 
 Shani revint à elle avec une sensation d'humidité. Ses pensées étaient floues, confuses. Il lui fallut un moment pour comprendre que de l'eau lui tombait lentement sur la joue, au goutte à goutte. Etouffant un grognement, elle bougea pour éviter cela.
 Du moins essaya-t-elle. Impossible de bouger.
 Elle lutta encore quelques secondes, machinalement, avant que finalement son esprit s'éclaire et que la mémoire lui revienne.
 Elle était ligotée !  
 Et elle était en prison. On pouvait difficilement s'y méprendre. Elle se trouvait dans un trou de deux mètres par deux mètres, recroquevillée sur elle-même. Au dessus de lui, à cinq mètres environ, se trouvait une grille d'où gouttait lentement de l'eau.
 Aarel n'était pas avec elle. Mahlin non plus.
 Elle essaya de se mettre debout, mais les liens qui l'entravaient le retenaient au sol, et elle renonça bientôt, épuisé.
 Que faisait-elle ici ? Elle ne se souvenait de rien après lce qu'il s'était passé au village. L'horreur, les flammes, la mort. Elle revit le corps du bourgmestre et de son fils, revit sa peur et sa colère. Puis elle s'évanouit.
 
 Mahlin ouvrit des yeux ronds.
 Le garde ouvrit des yeux ronds.
Mahlin ouvrit la bouche.
Le garde ferma la bouche.
 "Là, vous avez essayé de m'attaquer" accusa le jeune homme, montrant les dents.
 Cela faisait dix-sept ans que Brenjah Teberon s'était engagé dans la milice de la ville. C'était un homme brave, à sa manière. Mais lorsqu'il vit Mahlin soutenir son regard après avoir reçu de plein fouet un coup de gourdin, il tourna aussitôt les talons et s'enfuit vers la salle de garde.
 "Aux armes !" hurlait-il.
 Mahlin avait mal à la tête, mais ses pensées semblaient plus ordonnées qu'elles ne l'avaient été auparavant. Il prit ses jambes à son cou et s'enfuit à travers les rues. Chacune de ses foulées semblaient avaler le pavé.
 Bientôt, il fut hors de vue et s'accorda une petite halte derrière un muret. Non qu'il se sentît fatigué. Il aurait pu courir des jours encore.
 "Et maintenant, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ?" murmura-t-il.
 "Arrêter tes enfantillages" fut la réponse.
 Il se retourna d'un bloc.
 "Qui a parlé ?"
 Il lui fallut un instant pour comprendre que la voix venait d'en haut. Il eut à peine le temps de lever les yeux, que déjà l'inconnu sautait du toit du bâtiment et atterissait à ses côtés.
 "J'ai eu assez de mal à te suivre. Tu te déplaces comme un golem à la magie déficiente."
 Mahlin ne trouva rien à répondre. Un golem ? Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?
 Le nouveau venu se pencha et le regarda attentivement. Il regarda en retour.
 C'était un homme d'une trentaine d'années, peut-être plus, peut-être moins. Difficile à dire. Il avait les cheveux bruns, coupés courts, et une barbe toute aussi courte, taillée avec soin.  Il portait des habits de paysan qui semblaient détoner sur lui. A son côté, dans un fourreau de couleur crème, se balançait un long sabre.
 "Qui êtes-vous ?" demanda Mahlin, atterré. L'euphorie de ces derniers instants avait disparu.
 L'homme le fixa droit dans les yeux.
 "Tu peux m'appeler Ker. Tu vas mourir si je ne t'aide pas. Relâche le Rouge."
 Mahlin cilla.
 "Pardon ?"
 "Relâche le Rouge. Tu es au seuil de la mort. Je vais devoir m'entailler pour toi."
 L'homme – Ker ? – parlait par phrases brèves, courtes et hachées, sans qu'aucune émotion ne transparaisse. Il se tut et attendit. Mahlin ne bougea pas.
 "Eh bien ?" finit par demander Ker.
 "Je ne comprends rien" fit valoir Mahlin.
 L'homme haussa vaguement les épaules et fit un geste de la main. Coupé de la source du Pouvoir, coupé des Couleurs, Mahlin se sentit sombrer. Il s'effondra.
 
 Ker regarda un instant le garçon évanoui sur le sol. Sa respiration était trop faible pour condenser le moindre givre et toute vie s'était retirée de ses traits. Il n'était jamais bon de brutalement se séparer du Rouge, mais le jeune apprenti marchait déjà au seuil de la mort.
"Maudit gamin" siffla Ker entre ses dents, s'accroupissant à ses côtés. "Tête de bois".
Il palpa les tempes de Mahlin d'une main experte.
 "Tête de pierre" rectifia-t-il. "Tu n'as pas eu le crâne fracassé après ce coup de gourdin, mais peu s'en faut."
 L'homme jeta un regard rapide autour de lui, mais les rues étaient vides de tout passant. Sans hésiter, il remonta sa manche, révélant un bras musclé tatoué d'un soleil. Il sortit lentement son épée du fourreau. Les lumières des torchères se réverbérèrent sur la lame délicatement ouvragée, ornée elle aussi d'un astre luisant. D'un geste, il s'entailla profondément l'avant-bras. Le sang se mit à couler.
 Ker posa son épée au sol. Il ne montrait pas le moindre signe de douleur. Ouvrant de sa main valide la bouche du jeune homme, il pressa son bras contre elle et laissa le sang goutter dans sa gorge. Lorsqu'il estima que la quantité était suffisante, il le fit déglutir de force, puis recommença le procédé.
 Lentement, les couleurs revenaient au visage du garçon, comme si ce sang qu'il buvait se mêlait au sien et le renforçait. Il cilla, puis soudain se débattit, cherchant à recracher ce qui coulait dans sa bouche. La main ferme de l'homme ne lui en offrit pas la possibilité. Il fut obligé de tout boire, secoué de hauts-le-cœur.  
 "C'est la dernière fois que je me saigne pour quelqu'un" maugréa Ker. "Tu as intérêt à en valoir la peine."
 "Pourquoi… pourquoi…" commença Mahlin, les mots sortant difficilement de sa gorge douloureuse.
 La sensation d'écoeurement se dissipait lentement, en même temps que son mal de tête. Il se sentait extrêmement fatigué, mais il parvint tout de même à se lever.
 "Tu es encore faible, rassieds-toi" fit valoir Ker sans le regarder. Toute son attention était concentrée sur sa propre blessure, large coupure qui ondulait sur son propre poignet. Il l'enveloppa de sa main droite et ferma les yeux.
 "Iis'h El'ben Nageõ Te'lberen'en" murmura-t-il doucement, et une douce lueur blanche apparut autour de ses doigts, "La Vie coule entre mes mains. Abreuve-toi à sa Source"  
  Lorsqu'il rouvrit les yeux et lâcha son poignet, le sang ne coulait plus, et la blessure semblait à moitié cicactrisée en une ligne de chair boursouflée. Ker grimaça.
 "Assez plaisanté. Des gens te recherchent. Tu vaux cinq cent pièces d'or. Il faut te cacher."
 Comme pour lui donner raison, on commença à entendre le bruit de nombreuses bottes martelant un sol pavé. Mahlin se laissa instinctivement tomber derrière une charrette abandonnée au coin de la route, d'où il espérait pouvoir voir sans être vu. Son étrange compagnon s'accroupit à ses côtés. Il serait bien temps de s'en débarasser plus tard – et de poser quelques questions.
 Le bruit de bottes s'accentua jusqu'à emplir toute la rue, puis des pointes de lances se reflétèrent dans la lumière de la lune.
 La lune ? Mahlin tressaillit. Combien de temps était-il resté évanoui ? Où étaient ses amis ?  
 Six gardes passèrent en rangs de deux, lanterne en main, fouillant la rue des yeux. Ils ne devaient pas être particulièrement attentifs, car aucun d'eux ne sembla remarquer la charrette ni ne se préoccupa de ce qui se cachait derrière. Lentement, ils passèrent, et le bruit de bottes décrut. Ils disparurent au détour d'une rue.
 "Le couvre-feu" chuchota Ker avec une grimace ennuyée. "Bois-Ruisseau n'est pas la ville idyllique que l'on croirait au premier abord."
 Mahlin se passa la main dans les cheveux et tâta sa bosse.
 "Idyllique…"
 "Tu as de la chance, petit. Visiblement, ces gens-là ne faisaient que patrouiller sans but. Ils ne te recherchaient pas, sans quoi ils auraient été plus zélés. Pour cinq cent pièces d'or, même le plus négligent des gardes serait plus vigilant."
 "Mais alors…" chuchota Mahlin, qui se sentait perdu.
 "Alors le garde de faction veut visiblement garder la récompense pour lui. Il a dû avertir quelques amis, mais n'a pas fait part de ton arrivée à la milice de la ville. C'est une chance."
 Mahlin haussa les épaules.
 "Tout ça ne me dit pas qui vous êtes, ce que vous me voulez, et pourquoi vous m'avez fait boire votre sang ainsi." Il grimaça en se rappelant du goût acre. "Vous êtes un mage, c'est ça ?"
 Ker fit la moue.
 "Je me suis déjà présenté. Je m'appelle Ker. Ker le blanc. Je te recherchais pour… des raisons personnelles."
 "Mais…" fit Mahlin
 "Si je t'ai fait boire mon sang, c'est que je n'avais pas le choix. C'était ta seule chance de survie." Mahlin esquissa un geste de protestation, mais l'homme ne se laissa pas distraire. "Tu es bien trop présomptueux et impatient, mon garçon. Tu pousses tes Pouvoirs jusqu'à leur maximum. Le Rouge n'est pas une Couleur avec laquelle on peut aisément badiner. C'est elle qui prélève le plus grand tribut sur ton corps et ton esprit. Elle peut te donner une vigueur surhumaine, mais il ne s'agit que d'une illusion de grandeur. Tôt ou tard, il te faudra relâcher ton emprise sur Rouge, et le contrecoup est terrible – dans ton cas, il aurait pu être mortel." Ker soupira devant l'air dubitatif de Mahlin. "La seule manière de faire récupérer quelqu'un qui a abusé du Rouge est de lui fournir du sang frais, non corrompu, pour rétablir la circulation et assurer les fonctions vitales. C'est ce que j'ai fait."
 Mahlin resta un instant silencieux.
 "Dans mon pays", finit-il par dire, "il y avait des légendes d'êtres surnaturels qui hantaient les cauchemars des habitants. Des individus à la puissance surhumaine qui se nourrissaient de sang frais. Leur nom était chargé de terreur. On les appelait des vampires."
 Ker hocha la tête.
 "Certains ne peuvent se passer de l'afflux de puissance que Rouge apporte. A sa manière, c'est une Couleur bien plus cruelle que Noir ne l'a jamais été."
 Mahlin sursauta à la mention du Noir, et se rendit soudain compte qu'il discutait en pleine nuit avec un parfait étranger, alors que ses amis étaient très certainement en danger. Instinctivement, il s'écarta de l'homme.
 "Ecoutez… je vous remercie de m'avoir sauvé la vie" bredouilla-t-il maladroitement, "mais je dois partir à présent. Je…"
 "Tu cherches à retrouver tes amis, je suppose ? Ils ont été emmenés en prison" coupa Ker.
 Mahlin s'interrompit, les bras ballants.
 "Et j'ai bien l'intention de les délivrer" conclut l'homme en se levant tranquillement.
 
 Aarel poussa un grognement de frustration. Les liens rentraient dans sa chair et le faisaient souffrir mille morts, mais cela même n'était pas le plus terrible. L'immobilité forcée qu'il observait était déjà plus ennuyeuse; il se sentait complètement ankylosé. Mais surtout, surtout, il se sentait seul.
 Pas un bruit ne filtrait à travers les épais murs de la prison. Le seul son était le flic-floc incessant de l'eau qui lui coulait sur le visage. Il était dans l'obscurité totale, et il se sentait devenir fou. Il avait déjà tenté d'embrasser les Couleurs, mais quelque chose semblait l'en empêcher, réduisant toutes ses tentatives à néant. Il se sentait plus épuisé qu'il ne l'avait jamais été, las moralement comme physiquement. Que la mort daigne enfin arriver, qu'il puisse cesser de fuir ainsi sans jamais savoir pourquoi on en voulait à sa vie.
 
 Mahlin se rendit compte qu'il restait bouche ouverte, et la referma avec un claquement sec.
 "Les délivrer ?"
 "Heureux de voir que j'ai enfin ton attention"
 "Mais comment ?"
 Ker se contenta de sourire. Il fit jouer son épée dans son fourreau, parut satisfait, et abandonna l'abri que leur offrait la charrette pour prendre la première rue sur sa gauche. Ses bottes ne faisaient aucun bruit sur le pavé glissant.
 Mahlin se leva à sa suite, grommelant un chapelet d'insultes. Il arrivait à peine à marcher; pourquoi ce damné guerrier-mage pressait-il l'allure ainsi ? Et surtout, pourquoi se souciait-il de les aider ? Le jeune homme nourrissait depuis un certain temps de sérieux doutes au sujet de l'altruisme humain.
 "Comment comptes-tu t'introduire dans la prison ?" s'enquit-il
 "J'ai mes méthodes."
 Ker le mena à travers plusieurs rues, marchant rapidement, sans un bruit. Lorsqu'il distançait trop le jeune homme, il s'arrêtait pendant quelques secondes, visiblement impatient. Mahlin s'attendait presque à le voir battre du pied sur le pavé.
 Bois-Ruisseau était réellement une ville fascinante, et Mahlin se prit à regretter qu'il n'y soit uniquement pour se faire traquer. Les rues qu'il empruntait étaient larges et bien pavées. Les maisons étaient construites avec luxe et goût. Pourtant, bien que la nuit fût encore jeune, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive; les volets étaient fermés. La ville était belle, mais de la beauté froide et distante d'une statue, ces statues mêmes qui décoraient les rues.
 "Je n'aime pas cet endroit" murmura Mahlin
 Ker se trouvait à plusieurs mètres de lui à cet instant, et le jeune homme aurait juré qu'il avait parlé tout bas. Pourtant l'homme avait entendu..
 "Moi non plus. Mais nous ne sommes pas là pour nous promener. Ah !"  
 Le dernier "ah !" fut chuchoté alors qu'ils arrivaient à la hauteur d'une petite poterne. Un soldat en armure de cuir, appuyé sur sa lance, leva sa lanterne en les voyant arriver. Clignant des yeux, il cherchait à regarder au-delà du cercle de lumière qu'elle projetait.
 "Halte ! Que faites-vous dehors après le couvre-feu ?"  
 Sans ralentir le moins du monde, Ker dégaina et frappa. La lame fut un instant visible en pleine lumière, puis trancha la gorge de l'homme. Récupérant dans ses bras le corps avant qu'il heurte le sol, il l'allongea doucement sur les pavés puis le traîna dans une ruelle adjacente
 "Allons-y" souffla-t-il.
Il essuya machinalement son épée sur le surcot du garde, et rengaina. Mahlin le regarda avec horreur.
"Que faites-vous ?"
"Je nettoie mon arme" répondit Ker.
"Ce n'est pas ce que je voulais dire" s'indigna le jeune homme. "Vous n'aviez pas besoin de le tuer… de sang froid… je croyais que les Mages Blancs respectaient la loi".
"Je ne suis pas mage. Et tu croyais mal" fit Ker avant de tourner la poignée de la porte. Sans un grincement, elle s'ouvrit sur une volée de marches. Il commença à les descendre, puis s'interrompit en constatant que Mahlin ne le suivait pas. "Eh bien, ne reste pas là à musarder. Tu veux libérer tes compagnons, oui ou non ?"
Mahlin détourna difficilement son regard du cadavre du garde. C'était une blessure propre et nette, à peine visible dans la pénombre. Il déglutit. Il voyait beaucoup trop de morts, ces derniers temps. Il suivit sans discuter.
 
Les marches étaient glissantes et étroites, pourtant Ker avançait rapidement, se déplaçant sans bruit, distançant Mahlin malgré tous ses efforts. Le jeune homme avait des étourdissements. Il se sentait mal, ne voulait rien d'autre que se coucher quelque part et dormir. Depuis combien de temps n'avait-il pas passé une bonne nuit de sommeil ?
Le bruit de lames s'entrechoquant lui fit dresser l'oreille. Le guerrier étrange avait disparu au détour d'un mur, et visiblement venait de rencontrer du monde. Mahlin rassembla toutes ses forces pour accélérer l'allure, essayant de ne pas glisser dans l'humidité ambiante. La tentation d'embrasser le Rouge était forte, très forte, mais il la rejeta avec obstination. Il ressentait des symptômes de manque.
Il arriva enfin au pied de l'escalier et déboucha dans une salle de garde, brillament éclairée par de nombreuses torches de résine accrochées au mur. La table, au centre de la pièce, avait été renversée; les gobelets d'étain roulaient sur le sol, répandant lentement leur contenu. Ker avait un pichet d'eau en main et buvait tranquillement. Trois corps gisaient sur le sol, trois hommes en armure. Deux d'entre eux avaient encore leur épée au fourreau.
Le voyant arriver, Ker reposa la flasque et grimaça.
"Fais un effort pour avancer plus vite". Se détournant, il prit directement le couloir devant lui. "Nous ne devrions plus être ennuyés."
 
De fait, ils ne rencontrèrent personne d'autre. Le couloir donnait directement sur les geôles. Mahlin se sentait vaguement nauséeux.
Les cachots n'étaient guère plus que des trous dans le sol, recouverts d'une grille et profonds de quatre à cinq mètres. Mahlin nota machinalement que les murs étaient lisses, sans doute pour empêcher les prisonniers de l'escalader; mais un coup d'œil dans un de ces trous lui fit comprendre que ceux-ci seraient bien en peine de tenter un tel effort.
Dans chacun de ces culs-de-basse-fosse se trouvaient un, voire deux pauvres diables, recroquevillés sur eux-même du fait de l'extrême étroitesse de leur prison, enchaînés ou ligotés dans des positions certainement douloureuses. Même dans la semi-pénombre, la plupart arboraient des ecchymoses visibles, et probablement la morsure d'un fouet. L'endroit sentait le sang séché, la transpiration, et la peur.
"En voilà une" fit soudain Ker, interrompant les méditations du jeune homme.
Mahlin s'approcha.
C'était Shani, mais dans quel état ! Les yeux clos, la respiration difficile, elle reposait au fond d'un des trous, entravée. Elle ne cilla pas lorsque Ker souleva le loquet et enleva la grille. Elle ne remua pas alors que Ker s'éclipsait de la pièce pour chercher une corde dans la salle des gardes. Elle ne donna pas signe de vie lorsque l'homme descendit sans hésiter dans la fosse après avoir assuré la corde.  
 
Ker fronça les sourcils et lui prit la tête entre les mains, nettoyant du doigt l'eau qio gouttait de son front. Avec ce sang, il dessina un symbole étrange dans les airs, puis ferma les yeux.
Iis'h El'ben Nageõ Te'lberen'en… La Vie coule entre mes mains... Abreuve-toi à sa Source"  
C'était la même incantation qu'il avait déjà utilisée pour guérir son bras entaillé, mais l'aura blanche autour de lui était plus forte à présent. Shani toussa. Puis cilla.
"Que…" commença-t-elle.
Ker lui intima le silence, coupant ses liens puis l'attachant de nouveau par les aisselles à la corde qui pendait dans le trou. Puis il remonta avec souplesse.
"Aide-moi à la hisser" siffla-t-il à Mahlin.
Son visage était pâle, et pour la première fois, le jeune homme se rendit compte que ce Ker devait lui aussi avoir ses limites. Il n'en prit pas moins la corde dans ses mains et entreprit de remonter Shani. La jeune fille murmurait des paroles sans suite, visiblement perdue – on le serait à moins. Ses yeux s'éclairèrent d'une lueur de reconnaissance lorsqu'elle vit Mahlin, mais ne tardèrent pas à se voiler de nouveau. Elle toussa.
"Elle ne va pas bien du tout" murmura Mahlin, se sentant impuissant. "Tu ne peux pas la guérir ?"
"Je ne suis pas un mage, mon garçon. Mes talents sont limités" fut la réponse, alors que Ker détachait la jeune fille une fois arrivée en haut, puis la prit sur son épaule comme si elle ne pesait rien. Et à la voir aussi fragile, peut-être ne pesait-elle rien.
Mahlin cacha son inquiétude sous une grimace assurée.
"Il faut nous occuper d'Aarel maintenant"
Ker hocha la tête.
"Cherchons. Il doit être dans un de ces trous."
"Il y en a près d'une centaine !"
"Nous le trouverons."
 
Ils prirent chacun une torche et, Shani toujours à moitié consciente sur l'épaule de Ker, se séparèrent pour regarder les occupants des fosses. Ce n'était pas un spectacle réjouissant. La plupart des individus ici étaient sales et hâves, et portaient la trace de nombreuses tortures. Plus d'une fois, Mahlin se sentit sur le point d'être malade, et ne se retint qu'à la dernière seconde en laissant son esprit s'abstraire des réalités qu'il voyait.
Ils finirent par trouver le géant, tassé dans un trou qui n'était en rien plus grand que les autres. Ses geignements faisaient peine à voir alors que Ker le hissait – avec de considérables difficultés – puis l'adossait à la paroi. Le guerrier-mage imposa ses mains sur le torse d'Aarel et récita de nouveau la même formule. Lorsqu'il baissa les bras, la respiration du blessé semblait plus aisée, et il grogna avant de faire un pas, comme pour vérifier si ses jambes le tenaient. A l'inverse, Ker semblait plus épuisé que jamais.
"Mahlin !" gronda le colosse, puis il toussa et reprit, plus bas: "Mahlin ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Qui est cet homme ?"
"Je t'expliquerai" répondit le garçon, ne se sentant pas de taille pour les explications nécessaires. "Maintenant, il faut que nous sortions de là. Tu peux marcher ?"
"Difficilement" admit le géant. "Mais je peux essayer, si tu m'aides"
"Débrouillez-vous rapidement. Il faut que nous partions avant que l'alarme soit donnée" murmura Ker, reprenant Shani sur son épaule et se dirigeant vers la salle de garde dont ils venaient..
 Mahlin haussa les épaules.
 "Si des soldats viennent, vous n'aurez qu'à les tuer, comme les autres. Ca ne semble pas vous poser de cas de conscience"
 Les yeux de Ker étincelèrent en retour. De la colère ? Mais sa voix était toujours aussi calme et dure alors qu'il répondait.
 "Je ne tue pas pour le plaisir, mais parce qu'un mort ne sonne pas l'alarme. C'est tout." Il jeta un regard glacé à Mahlin puis, se détournant, entreprit de monter les marches. Parlant par-dessus son épaule, il continua: "Si d'autres gardes viennent, le combat sera plus difficile. Je suis encombré de ton amie, et je dois avouer que je me sens assez fatigué. Je pourrai probablement les vaincre sans peine, mais je m'inquiete plus de l'arrivée de mages."
 C'était une longue tirade, plus longue que tout ce qu'il avait jamais dit auparavant. Il l'avait prononcée sans reprendre sa respiration, d'une voix hachée. Puis il retomba dans son mutisme.
 
 "De mages ?" hasarda Aarel après un instant.  
 Il se sentait toujours aussi peu assuré sur ses jambes, appuyé de tout son poids contre un Mahlin qui lui-même tenait à peine debout. Mais les nuages qui embrumaient jusque là son esprit se dissipaient peu à peu, et il commençait à s'intéresser à ce qui se passait autour d'eux. Une expression de surprise apparut puis disparut sur son visage alors qu'il remarquait les trois cadavres de gardes. Puis il ne dit plus rien, concentré qu'il était pour simplement ne pas tomber. Il se sentait vivant, il voulait vivre.
 Ker ne répondit à sa question qu'au milieu de l'escalier, alors que les deux jeunes gens suaient et soufflaient pour monter chaque marche, s'appuyant l'un sur l'autre et s'aidant des murs pour tenir debout.
 " Ce n'est pas rare de voir des Praticiens dans la garde de la ville – à de hauts rangs. Ils se révéleraient plus que dangereux dans l'état actuel des choses."
 Mais ils atteignirent le sommet de l'escalier, après une escalade qui semblait sans fin,  sans que quiconque ne les arrête. Enfin à l'air libre, ils purent s'autoriser un soupir de soulagement.
 Ils n'avaient cependant pas le temps de se reposer.
 « L’alerte ne va pas tarder à être donnée, nous devrons être hors de la ville à ce moment. »
 Il n’y avait pas d’autre choix que de le suivre, alors qu’il s’engageait d’un pas assuré dans les ruelles sombres. Heureusement – étrangement – ils ne croisèrent personne. Pas un passant, pas une patrouille. Ker les mena jusqu’à la montagne, sombre et menaçante par cette nuit sans lune. Sans hésiter, il s’engagea dans un puits de mine – non gardé également – et attendit patiemment que les autres le suivent.
 Quelques minutes plus tard, empruntant un boyau obscur, ils débouchaient hors de la ville. Pas un mot n’avait été prononcé.
 Un cheval bai était accroché par le licou à une branche basse, broutant placidement. Une seconde monture, plus robuste et courte sur pattes, leva la tête à notre arrivée. Une sorte de sphère translucide, répandant une pâle lueur fantomatique, les entourait. Le guerrier-mage fit un geste et elle disparut.
 « Nous y voilà » murmura-t-il. « Montez ! » Il désigna le cheval de bât.
 Mahlin et Aarel restèrent un instant sans bouger.
 « Où allons-nous ? » souffla finalement le premier, hésitant.
 « Loin de cette ville, avant que les poursuites commencent »
 Aarel fronçait les sourcils.
 « Maintenant que nous sommes en sécurité, Mahlin, peux-tu me dire qui est cet homme ? »
 Mahlin haussa les épaules.
 « Je n’en ai aucune idée. Toujours est-il qu’il t’a sorti de prison, peu importe ses raisons. »
 Le géant ne se dérida pas.
 « Quelque chose ne va pas. On ne tue pas trois hommes ainsi (quatre, corrigea mentalement Mahlin) pour sortir de prison des gens que l’on ne connaît pas. » Il se tourna vers Ker. « Avez-vous une raison particulière de nous aider ainsi ? »
 L’homme avait profité de ce moment pour remonter en selle. Ainsi apostrophé, il se tourna vers Aarel et lui dédia un sourire sardonique.
 « Pour l’or, quoi d’autre ? Vous valez cinq cent doublons chacun. Pensiez-vous que j’allais laisser une telle somme aux mains de ce garde obtus ? » Il remonta le pan de son manteau, cachant son visage dans les ombres montantes. « Considérez-vous comme mes prisonniers. »  


---------------
Ma chaîne YouTube d'écrivain qui déchire son père en pointillés - Ma page d'écrivain qui déchire sa mère en diagonale
n°3336901
docwario
Alea jacta est
Posté le 28-07-2004 à 17:57:33  profilanswer
 

"Iis'h El'ben Nageõ Te'lberen'en" - Magnifique formule !!!
 
par contre si Rekk, oups Ker ;) n'est pas un mage comment a t il fait pour couper le lien de Mahlin au Rouge ?
 
vivement la suite !

n°3337002
kat'tre
Posté le 28-07-2004 à 18:07:51  profilanswer
 

c'est clair que ker ressemble etrangement a rekk de par son comportement et ses methodes...
sinon exellent chapitre
en esperant avoir la suite plus vite la prochaine fois... ++


---------------
si tu es feignant et que l'envie soudaine te prend de travailler, assied toi et attend que ça passe!!!
n°3350281
Morpion co​smique
acarien à cirer
Posté le 30-07-2004 à 09:51:42  profilanswer
 

Citation :

Ker avait un pichet d'eau en main et buvait tranquillement. Trois corps gisaient sur le sol


 
J'adore  :love: . Si on commence à rencontrer des personnages aussi durs et cyniques que le Démon Cornu (snif snif nostalgie) ça promet!

mood
Publicité
Posté le   profilanswer
 

 Page :   1  2  3  4  5  6

Aller à :
Ajouter une réponse
 

Sujets relatifs
Aide au roman !![Topik écriture] Aiguisez-donc la plume, que l'on voie la prose.
[Topik Fun] Faisons une histoire à nous !(ecriture d'un roman d'heroic-fantasy) Les Larmes du Spectre
BAC 2004 A votre avis le sujet d'histoire géo ? !!!!!!!!!!!cherche roman sur le theme: japon feodal
Roman ou nouvelles sur l'underground informatiqueQuel genre de roman lisez-vous le plus ?
Histoire de Sorcières 
Plus de sujets relatifs à : "Ecriture d'un roman d'heroic fantasy" - histoire n°2


Copyright © 1997-2022 Hardware.fr SARL (Signaler un contenu illicite / Données personnelles) / Groupe LDLC / Shop HFR