Et voici le chapitre XII avec comme promis une petite surprise
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Mahlin épongea la sueur qui lui coulait sur le visage et coula un regard nerveux en arrière. Personne.
"Ils ne nous poursuivent pas... "
Cela devait bien faire une heure quils étaient partis, et une heure quils navaient pas ralenti lallure. Une heure que sa monture avançait avec deux cavaliers, et quAarel marchait à côté, tenant la bride dans sa main. Mahlin lui avait proposé plusieurs fois de prendre sa place, de se reposer quelques minutes ; que lui-même était en état de marcher, ne serait-ce que pour un temps, et quAarel avait certainement besoin de repos. Mais le géant se contentait de sourire, maintenant lallure. Et, à dire la vérité, il ne semblait pas tellement plus fatigué que le cheval. Malgré les paroles de Mahlin, il continuait à avancer.
" Le cheval a besoin de repos. Et nous ne savons même pas dans quelle direction nous allons. Arrêtons-nous " répéta Mahlin.
Cette fois-ci, le géant entendit. Il se retourna, le regard vide, puis sembla enfin se réveiller.
" Nous devrions être assez loin, maintenant " acquiesca-t-il. " Ils ne pourront pas nous retrouver facilement. "
Ils étaient partis dans une direction au hasard, plus préoccupés par la nécessité de mettre du chemin entre eux et Longue-Rivière que par savoir où ils allaient. Au début, ils avaient suivi le cours deau, ne sen éloignant pas de plus de quelques coudées ; mais bientôt ils sen étaient écartés, pensant que cela pourrait fournir un repère bien trop facile à déventuels poursuivants.
Mahlin poussa un soupir de soulagement en descendant de cheval, retrouvant la terre ferme avec gratitude. Ce nétait pas quil était un mauvais cavalier, bien au contraire, mais il devait bien trop écarter les jambes à son goût pour monter ce gros cheval de labour, et labsence de selle ne rendait pas la tâche plus facile.
Doucement, lentement, il descendit Shani, et ladossa à un arbre. Elle avait perdu conscience, quelque part durant leur fuite. Ou peut-être sétait elle endormie, bercée par les mouvements du cheval. Du moins sa respiration était-elle calme, alors quelle reposait contre lécorce. Mahlin la regarda un instant, sourcils froncés, puis il se redressa et entreprit de prendre les deux sacoches sur le dos de sa monture. Il les laissa glisser au sol avec précaution puis, revenant au cheval, attacha sa corde à une branche de larbre. Sous des dehors placide, lanimal avait lair terrifié. Une fois attaché, il nen commença pas moins à brouter lherbe alentour.
Ayant accompli ces gestes simples, Mahlin se sentait plus calme, plus logique, prêt à essayer danalyser froidement ce qui venait de se passer dans le village.
" Jaimerais justement savoir qui sont ces ils " fit-il en plissant les yeux.. " Ces gens-là nont pas même cherché à nous parler avant de nous sauter dessus ; et, visiblement, ils nous voulaient du mal. "
" Cest le moins quon puisse dire " grommela Aarel.
Dissimulant dans lombre ses grimaces de douleur, il tâtait lentement ses blessures. Rien de sérieux, à première vue. Beaucoup de sang pour pas grand chose. Ce nétaient que des coupures superficielles, deux à la poitrine, une au bras. Déjà, on pouvait voir les fines lignes se refermer sous une croûte de sang. La marche forcée ne les avait pas rouvertes. Non, cela faisait mal, mais ce nétait pas dangereux. Il leva les yeux sur Mahlin, qui faisait les cent pas dans lherbe, comme lorsquil cherchait à résoudre un problème épineux.
" Visiblement, cétait nous quils cherchaient, et personne dautre. Ils ont bousculé tous les autres villageois pour nous poursuivre, sans même leur accorder un regard. "
" Et tu en déduis ? " fit Aarel en se laissant glisser à côté de Shani, la tête contre le tronc. Il se sentait soudain très fatigué.
" Je ne sais pas trop. Ils devaient avoir une description de nous, ou bien nous avoir déjà vus, car ils nont pas eu dhésitation. Peut-être une description aussi floue que un groupe de trois jeunes gens, deux garçons et une fille. Peut-être mieux. "
" Ca na aucun sens. Pourquoi voudraient-ils nous tuer ? Et pourquoi nous connaîtraient-ils ? "
Mahlin haussa les épaules.
" Je nen ai aucune idée. Si seulement
Mais je suppose que tout cela a à voir avec la mort de notre maître, que tout cela a à voir avec Dous. Quoi dautre ? "
" Je ne sais pas " admit Aarel, se mâchonnant la lèvre inférieure. Il se sentait trop fatigué pour réfléchir correctement.
" Cela doit être ça. Dune manière ou dune autre, ces quatre individus sont reliés à ce damné magicien. Je ne vois pas dautre solution."
" Bon. En supposant que ce soit le cas ? Que fait-on ? Nous ne pouvons pas retourner au village "
" Nous continuons comme nous lavions décidé. Shani a besoin de soins. "
Aarel secoua la tête.
" Jai limpression davoir déjà vécu cela. " Il se pencha pour examiner la jeune fille, et grimaça. " Son bras est dans un sale état. Elle na pas dû le ménager ; lattelle est tombée, et je commence à comprendre pourquoi elle hurlait ainsi. Si ce nétait pas de terreur, cétait de douleur. Elle a du courage. "
" Oh, elle en a " sourit tendrement Mahlin. Lexpression paraissait déplacée sur son visage hanté. Il avait les cheveux fous, les yeux flous. Il se força à se redresser. " Quoi quil en soit, continuons notre chemin. Il est hors de question de dormir à la belle étoile ce soir, pas avec Shani blessée, des hommes à notre poursuite, et une bourse pleine. " Il hésita. " Je me sens encore coupable, pour avoir volé ce cheval. "
Aarel lui jeta un regard incrédule.
" La moitié du village a brûlé, le Bourgmestre sest fait assassiner, et tu te soucies dun cheval ? Crois-moi, si les gens de Longue-Rivière se souviennent de nous, ce ne sera pas pour ce vol. " Quelque chose qui ressemblait à de lamusement passa fugitivement sur son visage, puis disparut. Mahlin fronça les sourcils.
" Si tu le dis, si tu le dis. " Il releva doucement Shani, et la remit en selle. " Il ne faut pas trop fatiguer le cheval, je vais marcher aussi. "
" Tu ne tiens pas deb
" commença Aarel, tendant le bras pour laider à monter ; mais Mahlin avait pris la corde du licol et avançait lentement, tirant le cheval, le regard droit devant lui, sans paraître accorder la moindre importance à ce que disait son ami. Lentement, le géant laissa retomber sa main, et secoua la tête. Lorsque Mahlin décidait dêtre obstiné, peu de choses pouvaient le faire changer davis ; certainement pas lui. Il se mit en marche.
Il y avait effectivement ici un sentiment de déjà-vu qui menaçait de lengloutir. Avancer ainsi, lentement, épuisés, avec Shani inconsciente derrière eux ; même le temps semblait se mettre de la partie, les nuages cachant lentement la lune, lair vibrant dhumidité. La seule différence, en fait, venait du cheval quils traînaient derrière eux et qui continuait à rouler dangereusement des yeux.
Hah ! Un bon choix quavait fait là Mahlin. Quitte à prendre un cheval, cela lui aurait-il été trop difficile de choisir une bonne bête plutôt quun corniaud comme celui-ci ?
Quoi quà bien y réfléchir, la robuste constitution de lanimal risquait de leur être dun grand secours sils avaient à continuer au train où ils étaient partis.
Le voyage se déroula en grande partie en silence. Aarel le rompit plusieurs fois pour inciter Mahlin à se reposer et monter sur lanimal, et une fois pour lui intimer de ne pas, à aucun prix, utiliser les Couleurs dans son état ; et certainement pas le Rouge.
A chaque fois, Mahlin secouait la tête évasivement, toujours aussi concentré, ses pieds bougeant mécaniquement. Ce ne fut que lorsque Aarel le secoua, jurant quil obtiendrait une promesse sur le chapitre de ne pas utiliser les Couleurs, quil sortit de sa léthargie et promit dune voix rêveuse. Lorsque le géant le reposa, il reprit sa marche comme si de rien nétait.
Lorsque le matin arriva, ils marchèrent encore, et lorsque le soleil fut au zenith, ils continuèrent à marcher. Ce ne fut qu'en milieu d'après-midi qu'ils se résolurent à s'arrêter, mâchonnant mécaniquement quelques morceaux de viande séchée avant de se glisser sous l'ombre d'un arbre et de s'endormir. Il est fort heureux que nul poursuivant ne vint, car ils ne prirent pas la peine, dans leur épuisement, de monter la garde.
Avant le lever du jour, courbaturés, épuisés, sales, ils reprirent leur route, car Shani ne s'était toujours pas réveillée, et son état était inquiétant. Ils marchèrent encore, s'arrêtant pour manger à midi, puis reprenant leur périple d'un pas lent. Parfois, Mahlin montait à cheval, et se reposait pendant une heure, avant de reprendre son chemin. L'animal, contre toute attente, se révéla assez robuste pour le porter, et Mahlin finit par ne plus redescendre. Aarel marchait sans un regard en arrière.
Et ce fut ainsi quils arrivèrent en vue de Bois-Ruisseau avec les derniers rayons du soleil.
"Nous y voilà" murmura Mahlin, se passant la main dans les cheveux.
Bois-Ruisseau n'était certes pas une grande ville, bien qu'elle soit ce qui s'en rapprochât le plus dans les environs. Cependant, malgré ses dimensions modestes, sa muraille le rendait célèbre dans tout l'empire. Quelques milliers d'habitants vivant dans des maisons de torchis, entourés d'une large palissade de bois qui courait sur des lieues, uniquement interrompue par les contreforts rocheux du Pic de la Houe. On racontait que, l'hiver, les loups rôdaient dans les forêts alentour, et les habitants de Bois-Ruisseau avaient trouvé une solution élégante et efficace avec cette palissade. Les champs et les pâturages se retrouvaient à l'intérieur du village, ainsi qu'un petit bois. Un petit cours d'eau, qui plus loin allait se jeter dans la Grande Rivière, traversait le village de part en part. Et les habitants vivaient ainsi en autarcie l'hiver, derrière leur palissade, dos à la montagne, sans crainte des bêtes féroces qui s'en prendraient à eux ou leur troupeau. On racontait également que certaines troupes de maraudeurs, alléchés par un endroit aussi stratégique, avaient tenté de s'emparer du village. Mais les habitants n'étaient pas seulement des fermiers, et l'amour qu'ils portaient à leur ville les faisaient prendre les armes contre toute intrusion.
"J'avais souvent entendu parler des murs de Bois-Ruisseau, mais je n'aurais jamais imaginé qu'ils puissent être aussi grands et s'étendre aussi loin ! Cela a dû être une entreprise titanesque !"
Cela l'avait visiblement été. La palissade s'élevait à plus de 4 mètres d'altitude, et était faite de solides rondins que le gel de l'hiver n'avaient pas affecté. Au nord, elle courait à perte de vue, disparaissant dans la brume du matin, avant de revenir par l'est dans une courbure étonnante. Le cercle de rondins devait faire plus d'une lieue de diamètre !
Un gémissement de Shani fit revenir les deux jeunes gens à la réalité alors que, épuisés, stupéfaits, ils contemplaient ce travail de géant. Mahlin s'ébroua
"Si nous ne voulons pas que se reproduise ce qui s'est passé à Longue-Rivière, je pense qu'il serait prudent de passer inaperçu."
Aarel eut un ricanement de dérision.
"Inaperçus ? Avec une fille évanouie entre les bras et des habits tachés de sang ?"
"Le plus inaperçus possible, alors. Aide-moi"
"Que fais-tu ?"
Mahlin fouilla un moment dans les sacoches qu'ils avaient emporté, avant d'en retirer leurs capelines.
"Mettons cela et resserrons les pans autour de nous. Descendons la capuche sur notre visage. Ce n'est pas grand chose, mais cela fera peut-être la différence."
Aarel secoua la tête, dubitatif, mais il n'en enfila pas moins le vêtement.
"Il faudra également nous séparer" commença Mahlin.
"Quoi ?"
"Si jamais des gens sont après nous, et je commence à me dire qu'il vaut mieux être prudents, ils recherchent trois jeunes gens qui voyagent ensemble. Nous ne pourrons passer inaperçus si nous rentrons ainsi en ville; il faut que quelqu'un passe avec Shani, puis que le dernier rentre après un certain temps."
Aarel resta un instant silencieux, puis il hocha la tête
"Qu'appelles-tu un certain temps ?"
Mahlin hésita.
"Je dirais une heure. Une bonne heure, sans quoi cela paraîtra vraiment suspect. Il ne doit pas y avoir beaucoup de voyageurs dans la région."
"Mais
"
"Vas-y avec Shani, je passerai ensuite. Profite de ce temps pour chercher un guérisseur. Je te rappelle que nous sommes riches, n'hésite donc pas à faire appel au meilleur de la ville"
"Cela, aussi, attirera l'attention" fit valoir Aarel.
"Si cela permet de sauver Shani" répondit simplement Mahlin.
Aarel acquiesca.
"Alors nous sommes partis. Fais attention à toi ! Tu ne devrais pas avoir de problèmes à nous retrouver, je t'attendrai dans une des auberges de la ville, pour que notre rencontre semble fortuite. Si tout se passe bien, Shani sera aux mains d'un guérisseur compétent, et nous pourrons la visiter à tour de rôle."
Il prit la bourse que Mahlin lui tendait. De l'or scintillait entre les cordons mal fermés. Il les resserra, puis enfouit la bourse dans sa poche.
"L'or permet de tout acheter, même le silence. Nous nous débrouillerons."
"Dépêche-toi alors, il faut la faire soigner" fit Mahlin, descendant de cheval et cachant un rictus de douleur. Aarel se contenta d'acquiescer de la tête. Il prit la bride dans ses mains et descendit lentement vers la ville, Shani toujours inconsciente sur le cheval.
Un homme était de faction derrière les lourds battants de bois, vêtu d'une armure de cuir qui avait dû vivre de meilleurs jours et d'un casque cabossé. Mais l'arc qu'il tenait semblait fait de bon bois. Il encocha une flèche en voyant arriver le groupe, et visa soigneusement à travers la meurtrière. Aarel, qui venait en premier, leva les mains en signe de paix.
"Hola, ami, baisse ton arme ! Nous ne sommes pas dangereux"
"Ptet' ben qu'non" maugréa le garde. "Et ptet ben qu'si. Pourquoi voulez-vous rentrer ?"
Aarel resta impassible alors que la flèche se tournait lentement vers son cur. A cette distance, l'archer ne pourrait le rater. Il étendit lentement ses bras, paumes offertes, et désigna, tout aussi lentement, la jeune fille évanouie sur le cheval.
"J'ai connu les gens du coin plus hospitaliers. Je cherche un asile pour moi et mon amie. Nous avons été attaqués par des brigands dans ces collines"
L'homme haussa un sourcil.
"Des brigands ? Par ici ? Et ils vous ont laissé un cheval ? Même une carne comme celle-ci serait bonne à prendre, pour eux. Comment êtes-vous vivants ?"
"Je me suis battu. J'ai gagné" fit sobrement Aarel, rejetant sa cape assez en arrière pour montrer la hache qui se balançait à son côté.
Devant lui, l'arc fut bandé imperceptiblement.
"Qu'est-ce qui me prouve que tu dis la vérité ?"
"Qu'avez-vous à craindre de moi ?"
L'homme soutint un instant son regard, puis haussa les épaules.
"Difficile à dire. Mais c'est mon rôle de poser les questions. Surtout quand les gens se présentent aux portes avec plus de sang sur eux qu'un bon citoyen se doit de posséder dans son corps."
"Je vous l'ai dit, nous avons été attaqué"
L'homme le regarda de nouveau, puis Shani, et soudain il cilla.
"Tu es grand, étranger"
Aarel hésita, déconcerté.
"On me l'a déjà dit."
"Le Conseil recherche un homme grand comme toi, avec des cheveux de la même couleur. Il voyagerait avec deux compagnons, une jeune fille" il désigna Shani d'un haussement de menton "et un autre garçon. Ils auraient tué des mages." Aarel n'eut pas besoin de feindre l'étonnement. "Ils offrent cinq cent écus pour leur capture."
"Tout cela est bel et bon, mais qu'est-ce que cela a à voir avec nous ?" demanda le géant, arborant une expression de candeur angélique. Il était désespérément conscient de la tension dans l'arc de son vis-à-vis. Si jamais l'homme laissait partir sa flèche
à cette distance
"Nous ne sommes que deux et n'avons rien à voir avec ces histoires. Si nous étions ceux que vous dites, pensez-vous vraiment que nous irions nous réfugier dans une ville ?"
Comment l'homme pouvait-il maintenir une telle traction ? La flèche risquait de partir d'un moment à l'autre, échappant à la volonté qui la tenait.
Puis l'arc s'abaissa et le garde sourit. Ce n'était pas un sourire très plaisant, mais c'était un sourire.
"Désolé d'être aussi méfiant. Le métier, vous savez. On vit des temps bizarres."
Il fit un signe de la main à des individus invisibles, cachés par la palissade. On entendit un lourd craquement, puis les portes commencèrent à s'ouvrir avec une lenteur exaspérante, repoussant dans leur progression la neige qui s'était accumulée devant. A en juger par l'épaisseur de la couche de neige, cela devait bien faire une semaine que la ville ne s'était ouverte. Aarel frissonna.
"Bienvenue à Bois-Ruisseau" grimaça le garde en libérant l'entrée.
Le géant hésita une seconde puis, tirant la bride du cheval, s'engagea lentement entre les deux battants. A peine fut-il passé qu'ils se refermèrent, toujours aussi lentement.
Mahlin suivit ses amis des yeux, le sourire aux lèvres. A peine eurent-ils disparu au détour d'un chemin, cependant, que le sourire le quitta. Pâle, il se laissa tomber sur le sol, le dos contre un arbre. Sa respiration était laborieuse.
Il ne voulait pas que les autres le voient dans cet état de faiblesse; cela faisait une bonne heure qu'il avait des étourdissements. La marche s'était révélée trop difficile pour lui dans son état. Il n'était encore que convalescent.
Le regard flou, il chercha à suivre l'avancée de ses compagnons; mais il y renonça bientôt, se contentant de se reposer. Il ne ferma pas les paupières. Il savait que, s'il se le permettait, le sommeil ne tarderait pas à l'emporter. Dans son état, dans cette neige, cela équivaudrait à un suicide. Alors il gardait les yeux grand ouverts.
Quelques minutes passèrent, qui se changèrent en une demi-heure, puis une heure. L'esprit du jeune homme vagabondait alors qu'il cherchait à comprendre ce qu'il se passait, pourquoi on les poursuivait, pourquoi son maître s'était fait assassiner, qui son maître était
Puis il se leva, vacillant. Le soleil était désormais couché, l'obscurité s'installait.
"J'ai assez attendu. Ils doivent déjà être rentrés depuis longtemps" murmura-t-il.
Il s'épousseta, nettoyant la neige qui maculait son manteau,. Il sourit tristement
"Aarel, mon ami, les promesses sont faites pour être brisées."
Et il se tendit vers les Couleurs.
Cela devenait de plus en plus facile à chaque essai. A peine eut-il fermé les yeux que le Noir tourbillonna autour de lui, charmeur, facile d'accès, envoûtant. Il résista à l'appel qui montait en lui, se débattit, nagea en direction de l'Arc-En-Ciel. Le Rouge se referma sur lui.
Aarel fronça les sourcils lorsque la porte se referma. Il s'apprêtait à dire quelque chose, mais il s'arrêta brusquement, bouche bée.
Bois-Ruisseau, vue de l'intérieur, était magnifique. Aucun des regards qu'il avait pu jeter sur la ville du haut de la colline ne l'avaient préparé à ce spectacle, et les murailles avaient jusque là bloqué sa vision.
Mais maintenant.. maintenant
Des centaines de maisons, bien plus que tout ce qu'il aurait imaginé, maisons de pierre à l'architecture baroque et au toit de tuiles, se dressaient à perte de vue, entourées de champs et de vignes. D'innombrables statues ornementaient des jardins somptueux, uvres taillées avec une finesse et un doigté impressionnants, représentantes d'un art exquis. Tout ici respirait la beauté, et il semblait que l'alignement même des rues ait été conçu par un il expert pour donner une impression de sobre esthétisme.
"C'est
" murmura Aarel.
"Notre ville vous plaît ?" s'enquit le garde avant de lui abattre un gourdin sur le crâne.
Mahlin marchait d'un pas vif, les forces vives bouillonnant en lui. Quelque part, dans les recoins de son cerveau, une petite voix bien trop sage lui murmurait qu'il aurait à payer cette nouvelle vigueur au prix fort, que cette santé n'avait rien de naturel, et qu'il ferait bien mieux de se ménager. Mais le jeune homme, tout en reconnaissant le bien-fondé de ces pensées, n'y prenait pas garde, tout à l'ivresse qui avait accompagné la montée du Rouge en lui. Cela lui faisait vaguement penser à un souvenir d'il y avait quelques années, lorsqu'il habitait encore chez son père, et qu'il avait eu l'occasion de mettre illégitimement la main sur une bouteille de vin des gorghes de cornes. Le liquide était chaud, rouge et vivant, comme du sang. Il lui avait suffi de quelques verres pour se trouver dans un état de bienfaisante ébriété, inconscient, riant lorsque son père l'avait trouvé et riant encore sous la semonce.
Il se sentait un peu dans le même état d'esprit, et toute espèce de méfiance ou d'inquiétude avaient disparu de ses pensées.
"Je pourrais bien m'habituer à cela" sifflota-t-il joyeusement.
Si le contrecoup survenait au moment où il relâchait son contrôle, il suffirait de ne jamais le relâcher ! Energique comme il se sentait en ce moment, il se sentait capable de vivre sa vie entière dans le Rouge. Ce serait fantastique !
Il se rendit à peine compte qu'il avait couvert la distance qui le séparait de la Porte de la Ville. Là où Aarel avait mis près d'une heure, il avait couvert la distance en trente minutes, peut-être moins. Avait-il couru ? Peut-être, il ne savait pas, ne s'en souvenait pas. Pourtant il ne se sentait pas fatigué. A vrai dire, il se sentait prêt à sauter par-dessus la palissade ou à la démolir pour rentrer dans la ville. Mais, comme les hommes ont prévu les portes pour passer de manière civile, et que Mahlin se sentait pour l'heure extrêmement courtois, il abandonna ses idées et frappa au portail.
Quelques secondes passèrent sans qu'aucune réponse ne soit apporté, puis enfin un judas s'ouvrit.
"Qui va là ?" grommela le garde, suspicieux.
"Je me nomme Borderik le Grand, et je souhaiterais faire halte ici pour la nuit" répondit Mahlin du tac au tac. Toute sa volonté fut nécessaire pour éviter de rire à sa trouvaille instinctive. Borderik le Grand. Quel nom formidable, quelle imagination débordante ! Il était fier de lui.
L'homme ne semblait pas trouver cela particulièrement amusant. L'air patibulaire, il tenait dans sa main un arc de bonne taille, bandé vers la poitrine du jeune homme.
Parfait, cela rajoutait du piquant à l'affaire. En cas de nécessité, un pas de côté lui suffirait à esquiver la flèche. Il n'y avait aucun risque de ce côté là. Mahlin gloussa doucement tant l'idée paraissait ridicule. Lui, se faire blesser ? Il était invulnérable !
"Borderik le Grand, hmm ? Je ne vois pas ce qui pourrait te valoir ce surnom de "grand", mon garçon. Grande gueule, peut-être ?"
Le garde s'esclaffa de son bon mot, puis s'arrêta, perplexe, en voyant que son interlocuteur riait encore plus fort.
"Tu as un problème ? Pourquoi ris-tu comme ça ?" maugréa-t-il.
Mahlin ne répondit pas pendant plusieurs secondes, secoué qu'il était de hoquets intempestifs. Il s'essuya les yeux, ayant tellement ri qu'il les avait humides. Les traces, sur ses doigts, étaient rouges. Il n'y fit pas attention.
Pas plus qu'il ne remarqua que les yeux du garde s'étaient soudain étrécis, roublards.
"Tu m'as l'air d'un honnête gaillard" fit soudain ce dernier. "Je ne vois pas de raisons de te retenir plus longtemps dehors par ce froid. Entre !"
Lentement, les lourdes portes se mirent en branle. Mahlin supprima un dernier éclat de rire et tâcha de se calmer. Il lui fallait avoir l'esprit clair s'il voulait retrouver Aarel et Shani.
Il entra lorsque l'ouverture fut assez grande pour le lui permettre, sourit gentiment au garde et décida de commencer ses recherches.
"Auriez-vous vu passer un jeune homme et une jeune fille avec un cheval ? Il y a peu de temps ?"
Les yeux de l'homme n'auraient pu s'étrécir plus. Ils ressemblaient maintenant à deux fentes imperceptibles. Mahlin pensa confusément qu'il n'aurait pas dû mentionner ses amis. Que cela avait été le principe de base du plan: ne pas faire croire aux gens qu'il voyageait avec eux, ne pas ressembler à un groupe de deux hommes et une femme. Mais tout cela paraissait bien loin désormais.
"Je les ai vu" répondit finalement le garde. "Ils ont pris une chambre au Blé Dansant. Tu les retrouveras là-bas".
Mahlin remercia d'un signe de tête et se détourna. Le Blé Dansant. Une chambre. Ca devait être une auberge.
Enchanté de son raisonnement, il commença à avancer vers la ville. Et le gourdin du garde le frappa à la tempe.
Shani revint à elle avec une sensation d'humidité. Ses pensées étaient floues, confuses. Il lui fallut un moment pour comprendre que de l'eau lui tombait lentement sur la joue, au goutte à goutte. Etouffant un grognement, elle bougea pour éviter cela.
Du moins essaya-t-elle. Impossible de bouger.
Elle lutta encore quelques secondes, machinalement, avant que finalement son esprit s'éclaire et que la mémoire lui revienne.
Elle était ligotée !
Et elle était en prison. On pouvait difficilement s'y méprendre. Elle se trouvait dans un trou de deux mètres par deux mètres, recroquevillée sur elle-même. Au dessus de lui, à cinq mètres environ, se trouvait une grille d'où gouttait lentement de l'eau.
Aarel n'était pas avec elle. Mahlin non plus.
Elle essaya de se mettre debout, mais les liens qui l'entravaient le retenaient au sol, et elle renonça bientôt, épuisé.
Que faisait-elle ici ? Elle ne se souvenait de rien après lce qu'il s'était passé au village. L'horreur, les flammes, la mort. Elle revit le corps du bourgmestre et de son fils, revit sa peur et sa colère. Puis elle s'évanouit.
Mahlin ouvrit des yeux ronds.
Le garde ouvrit des yeux ronds.
Mahlin ouvrit la bouche.
Le garde ferma la bouche.
"Là, vous avez essayé de m'attaquer" accusa le jeune homme, montrant les dents.
Cela faisait dix-sept ans que Brenjah Teberon s'était engagé dans la milice de la ville. C'était un homme brave, à sa manière. Mais lorsqu'il vit Mahlin soutenir son regard après avoir reçu de plein fouet un coup de gourdin, il tourna aussitôt les talons et s'enfuit vers la salle de garde.
"Aux armes !" hurlait-il.
Mahlin avait mal à la tête, mais ses pensées semblaient plus ordonnées qu'elles ne l'avaient été auparavant. Il prit ses jambes à son cou et s'enfuit à travers les rues. Chacune de ses foulées semblaient avaler le pavé.
Bientôt, il fut hors de vue et s'accorda une petite halte derrière un muret. Non qu'il se sentît fatigué. Il aurait pu courir des jours encore.
"Et maintenant, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ?" murmura-t-il.
"Arrêter tes enfantillages" fut la réponse.
Il se retourna d'un bloc.
"Qui a parlé ?"
Il lui fallut un instant pour comprendre que la voix venait d'en haut. Il eut à peine le temps de lever les yeux, que déjà l'inconnu sautait du toit du bâtiment et atterissait à ses côtés.
"J'ai eu assez de mal à te suivre. Tu te déplaces comme un golem à la magie déficiente."
Mahlin ne trouva rien à répondre. Un golem ? Qu'est-ce que ça pouvait bien être ?
Le nouveau venu se pencha et le regarda attentivement. Il regarda en retour.
C'était un homme d'une trentaine d'années, peut-être plus, peut-être moins. Difficile à dire. Il avait les cheveux bruns, coupés courts, et une barbe toute aussi courte, taillée avec soin. Il portait des habits de paysan qui semblaient détoner sur lui. A son côté, dans un fourreau de couleur crème, se balançait un long sabre.
"Qui êtes-vous ?" demanda Mahlin, atterré. L'euphorie de ces derniers instants avait disparu.
L'homme le fixa droit dans les yeux.
"Tu peux m'appeler Ker. Tu vas mourir si je ne t'aide pas. Relâche le Rouge."
Mahlin cilla.
"Pardon ?"
"Relâche le Rouge. Tu es au seuil de la mort. Je vais devoir m'entailler pour toi."
L'homme Ker ? parlait par phrases brèves, courtes et hachées, sans qu'aucune émotion ne transparaisse. Il se tut et attendit. Mahlin ne bougea pas.
"Eh bien ?" finit par demander Ker.
"Je ne comprends rien" fit valoir Mahlin.
L'homme haussa vaguement les épaules et fit un geste de la main. Coupé de la source du Pouvoir, coupé des Couleurs, Mahlin se sentit sombrer. Il s'effondra.
Ker regarda un instant le garçon évanoui sur le sol. Sa respiration était trop faible pour condenser le moindre givre et toute vie s'était retirée de ses traits. Il n'était jamais bon de brutalement se séparer du Rouge, mais le jeune apprenti marchait déjà au seuil de la mort.
"Maudit gamin" siffla Ker entre ses dents, s'accroupissant à ses côtés. "Tête de bois".
Il palpa les tempes de Mahlin d'une main experte.
"Tête de pierre" rectifia-t-il. "Tu n'as pas eu le crâne fracassé après ce coup de gourdin, mais peu s'en faut."
L'homme jeta un regard rapide autour de lui, mais les rues étaient vides de tout passant. Sans hésiter, il remonta sa manche, révélant un bras musclé tatoué d'un soleil. Il sortit lentement son épée du fourreau. Les lumières des torchères se réverbérèrent sur la lame délicatement ouvragée, ornée elle aussi d'un astre luisant. D'un geste, il s'entailla profondément l'avant-bras. Le sang se mit à couler.
Ker posa son épée au sol. Il ne montrait pas le moindre signe de douleur. Ouvrant de sa main valide la bouche du jeune homme, il pressa son bras contre elle et laissa le sang goutter dans sa gorge. Lorsqu'il estima que la quantité était suffisante, il le fit déglutir de force, puis recommença le procédé.
Lentement, les couleurs revenaient au visage du garçon, comme si ce sang qu'il buvait se mêlait au sien et le renforçait. Il cilla, puis soudain se débattit, cherchant à recracher ce qui coulait dans sa bouche. La main ferme de l'homme ne lui en offrit pas la possibilité. Il fut obligé de tout boire, secoué de hauts-le-cur.
"C'est la dernière fois que je me saigne pour quelqu'un" maugréa Ker. "Tu as intérêt à en valoir la peine."
"Pourquoi
pourquoi
" commença Mahlin, les mots sortant difficilement de sa gorge douloureuse.
La sensation d'écoeurement se dissipait lentement, en même temps que son mal de tête. Il se sentait extrêmement fatigué, mais il parvint tout de même à se lever.
"Tu es encore faible, rassieds-toi" fit valoir Ker sans le regarder. Toute son attention était concentrée sur sa propre blessure, large coupure qui ondulait sur son propre poignet. Il l'enveloppa de sa main droite et ferma les yeux.
"Iis'h El'ben Nageõ Te'lberen'en" murmura-t-il doucement, et une douce lueur blanche apparut autour de ses doigts, "La Vie coule entre mes mains. Abreuve-toi à sa Source"
Lorsqu'il rouvrit les yeux et lâcha son poignet, le sang ne coulait plus, et la blessure semblait à moitié cicactrisée en une ligne de chair boursouflée. Ker grimaça.
"Assez plaisanté. Des gens te recherchent. Tu vaux cinq cent pièces d'or. Il faut te cacher."
Comme pour lui donner raison, on commença à entendre le bruit de nombreuses bottes martelant un sol pavé. Mahlin se laissa instinctivement tomber derrière une charrette abandonnée au coin de la route, d'où il espérait pouvoir voir sans être vu. Son étrange compagnon s'accroupit à ses côtés. Il serait bien temps de s'en débarasser plus tard et de poser quelques questions.
Le bruit de bottes s'accentua jusqu'à emplir toute la rue, puis des pointes de lances se reflétèrent dans la lumière de la lune.
La lune ? Mahlin tressaillit. Combien de temps était-il resté évanoui ? Où étaient ses amis ?
Six gardes passèrent en rangs de deux, lanterne en main, fouillant la rue des yeux. Ils ne devaient pas être particulièrement attentifs, car aucun d'eux ne sembla remarquer la charrette ni ne se préoccupa de ce qui se cachait derrière. Lentement, ils passèrent, et le bruit de bottes décrut. Ils disparurent au détour d'une rue.
"Le couvre-feu" chuchota Ker avec une grimace ennuyée. "Bois-Ruisseau n'est pas la ville idyllique que l'on croirait au premier abord."
Mahlin se passa la main dans les cheveux et tâta sa bosse.
"Idyllique
"
"Tu as de la chance, petit. Visiblement, ces gens-là ne faisaient que patrouiller sans but. Ils ne te recherchaient pas, sans quoi ils auraient été plus zélés. Pour cinq cent pièces d'or, même le plus négligent des gardes serait plus vigilant."
"Mais alors
" chuchota Mahlin, qui se sentait perdu.
"Alors le garde de faction veut visiblement garder la récompense pour lui. Il a dû avertir quelques amis, mais n'a pas fait part de ton arrivée à la milice de la ville. C'est une chance."
Mahlin haussa les épaules.
"Tout ça ne me dit pas qui vous êtes, ce que vous me voulez, et pourquoi vous m'avez fait boire votre sang ainsi." Il grimaça en se rappelant du goût acre. "Vous êtes un mage, c'est ça ?"
Ker fit la moue.
"Je me suis déjà présenté. Je m'appelle Ker. Ker le blanc. Je te recherchais pour
des raisons personnelles."
"Mais
" fit Mahlin
"Si je t'ai fait boire mon sang, c'est que je n'avais pas le choix. C'était ta seule chance de survie." Mahlin esquissa un geste de protestation, mais l'homme ne se laissa pas distraire. "Tu es bien trop présomptueux et impatient, mon garçon. Tu pousses tes Pouvoirs jusqu'à leur maximum. Le Rouge n'est pas une Couleur avec laquelle on peut aisément badiner. C'est elle qui prélève le plus grand tribut sur ton corps et ton esprit. Elle peut te donner une vigueur surhumaine, mais il ne s'agit que d'une illusion de grandeur. Tôt ou tard, il te faudra relâcher ton emprise sur Rouge, et le contrecoup est terrible dans ton cas, il aurait pu être mortel." Ker soupira devant l'air dubitatif de Mahlin. "La seule manière de faire récupérer quelqu'un qui a abusé du Rouge est de lui fournir du sang frais, non corrompu, pour rétablir la circulation et assurer les fonctions vitales. C'est ce que j'ai fait."
Mahlin resta un instant silencieux.
"Dans mon pays", finit-il par dire, "il y avait des légendes d'êtres surnaturels qui hantaient les cauchemars des habitants. Des individus à la puissance surhumaine qui se nourrissaient de sang frais. Leur nom était chargé de terreur. On les appelait des vampires."
Ker hocha la tête.
"Certains ne peuvent se passer de l'afflux de puissance que Rouge apporte. A sa manière, c'est une Couleur bien plus cruelle que Noir ne l'a jamais été."
Mahlin sursauta à la mention du Noir, et se rendit soudain compte qu'il discutait en pleine nuit avec un parfait étranger, alors que ses amis étaient très certainement en danger. Instinctivement, il s'écarta de l'homme.
"Ecoutez
je vous remercie de m'avoir sauvé la vie" bredouilla-t-il maladroitement, "mais je dois partir à présent. Je
"
"Tu cherches à retrouver tes amis, je suppose ? Ils ont été emmenés en prison" coupa Ker.
Mahlin s'interrompit, les bras ballants.
"Et j'ai bien l'intention de les délivrer" conclut l'homme en se levant tranquillement.
Aarel poussa un grognement de frustration. Les liens rentraient dans sa chair et le faisaient souffrir mille morts, mais cela même n'était pas le plus terrible. L'immobilité forcée qu'il observait était déjà plus ennuyeuse; il se sentait complètement ankylosé. Mais surtout, surtout, il se sentait seul.
Pas un bruit ne filtrait à travers les épais murs de la prison. Le seul son était le flic-floc incessant de l'eau qui lui coulait sur le visage. Il était dans l'obscurité totale, et il se sentait devenir fou. Il avait déjà tenté d'embrasser les Couleurs, mais quelque chose semblait l'en empêcher, réduisant toutes ses tentatives à néant. Il se sentait plus épuisé qu'il ne l'avait jamais été, las moralement comme physiquement. Que la mort daigne enfin arriver, qu'il puisse cesser de fuir ainsi sans jamais savoir pourquoi on en voulait à sa vie.
Mahlin se rendit compte qu'il restait bouche ouverte, et la referma avec un claquement sec.
"Les délivrer ?"
"Heureux de voir que j'ai enfin ton attention"
"Mais comment ?"
Ker se contenta de sourire. Il fit jouer son épée dans son fourreau, parut satisfait, et abandonna l'abri que leur offrait la charrette pour prendre la première rue sur sa gauche. Ses bottes ne faisaient aucun bruit sur le pavé glissant.
Mahlin se leva à sa suite, grommelant un chapelet d'insultes. Il arrivait à peine à marcher; pourquoi ce damné guerrier-mage pressait-il l'allure ainsi ? Et surtout, pourquoi se souciait-il de les aider ? Le jeune homme nourrissait depuis un certain temps de sérieux doutes au sujet de l'altruisme humain.
"Comment comptes-tu t'introduire dans la prison ?" s'enquit-il
"J'ai mes méthodes."
Ker le mena à travers plusieurs rues, marchant rapidement, sans un bruit. Lorsqu'il distançait trop le jeune homme, il s'arrêtait pendant quelques secondes, visiblement impatient. Mahlin s'attendait presque à le voir battre du pied sur le pavé.
Bois-Ruisseau était réellement une ville fascinante, et Mahlin se prit à regretter qu'il n'y soit uniquement pour se faire traquer. Les rues qu'il empruntait étaient larges et bien pavées. Les maisons étaient construites avec luxe et goût. Pourtant, bien que la nuit fût encore jeune, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive; les volets étaient fermés. La ville était belle, mais de la beauté froide et distante d'une statue, ces statues mêmes qui décoraient les rues.
"Je n'aime pas cet endroit" murmura Mahlin
Ker se trouvait à plusieurs mètres de lui à cet instant, et le jeune homme aurait juré qu'il avait parlé tout bas. Pourtant l'homme avait entendu..
"Moi non plus. Mais nous ne sommes pas là pour nous promener. Ah !"
Le dernier "ah !" fut chuchoté alors qu'ils arrivaient à la hauteur d'une petite poterne. Un soldat en armure de cuir, appuyé sur sa lance, leva sa lanterne en les voyant arriver. Clignant des yeux, il cherchait à regarder au-delà du cercle de lumière qu'elle projetait.
"Halte ! Que faites-vous dehors après le couvre-feu ?"
Sans ralentir le moins du monde, Ker dégaina et frappa. La lame fut un instant visible en pleine lumière, puis trancha la gorge de l'homme. Récupérant dans ses bras le corps avant qu'il heurte le sol, il l'allongea doucement sur les pavés puis le traîna dans une ruelle adjacente
"Allons-y" souffla-t-il.
Il essuya machinalement son épée sur le surcot du garde, et rengaina. Mahlin le regarda avec horreur.
"Que faites-vous ?"
"Je nettoie mon arme" répondit Ker.
"Ce n'est pas ce que je voulais dire" s'indigna le jeune homme. "Vous n'aviez pas besoin de le tuer
de sang froid
je croyais que les Mages Blancs respectaient la loi".
"Je ne suis pas mage. Et tu croyais mal" fit Ker avant de tourner la poignée de la porte. Sans un grincement, elle s'ouvrit sur une volée de marches. Il commença à les descendre, puis s'interrompit en constatant que Mahlin ne le suivait pas. "Eh bien, ne reste pas là à musarder. Tu veux libérer tes compagnons, oui ou non ?"
Mahlin détourna difficilement son regard du cadavre du garde. C'était une blessure propre et nette, à peine visible dans la pénombre. Il déglutit. Il voyait beaucoup trop de morts, ces derniers temps. Il suivit sans discuter.
Les marches étaient glissantes et étroites, pourtant Ker avançait rapidement, se déplaçant sans bruit, distançant Mahlin malgré tous ses efforts. Le jeune homme avait des étourdissements. Il se sentait mal, ne voulait rien d'autre que se coucher quelque part et dormir. Depuis combien de temps n'avait-il pas passé une bonne nuit de sommeil ?
Le bruit de lames s'entrechoquant lui fit dresser l'oreille. Le guerrier étrange avait disparu au détour d'un mur, et visiblement venait de rencontrer du monde. Mahlin rassembla toutes ses forces pour accélérer l'allure, essayant de ne pas glisser dans l'humidité ambiante. La tentation d'embrasser le Rouge était forte, très forte, mais il la rejeta avec obstination. Il ressentait des symptômes de manque.
Il arriva enfin au pied de l'escalier et déboucha dans une salle de garde, brillament éclairée par de nombreuses torches de résine accrochées au mur. La table, au centre de la pièce, avait été renversée; les gobelets d'étain roulaient sur le sol, répandant lentement leur contenu. Ker avait un pichet d'eau en main et buvait tranquillement. Trois corps gisaient sur le sol, trois hommes en armure. Deux d'entre eux avaient encore leur épée au fourreau.
Le voyant arriver, Ker reposa la flasque et grimaça.
"Fais un effort pour avancer plus vite". Se détournant, il prit directement le couloir devant lui. "Nous ne devrions plus être ennuyés."
De fait, ils ne rencontrèrent personne d'autre. Le couloir donnait directement sur les geôles. Mahlin se sentait vaguement nauséeux.
Les cachots n'étaient guère plus que des trous dans le sol, recouverts d'une grille et profonds de quatre à cinq mètres. Mahlin nota machinalement que les murs étaient lisses, sans doute pour empêcher les prisonniers de l'escalader; mais un coup d'il dans un de ces trous lui fit comprendre que ceux-ci seraient bien en peine de tenter un tel effort.
Dans chacun de ces culs-de-basse-fosse se trouvaient un, voire deux pauvres diables, recroquevillés sur eux-même du fait de l'extrême étroitesse de leur prison, enchaînés ou ligotés dans des positions certainement douloureuses. Même dans la semi-pénombre, la plupart arboraient des ecchymoses visibles, et probablement la morsure d'un fouet. L'endroit sentait le sang séché, la transpiration, et la peur.
"En voilà une" fit soudain Ker, interrompant les méditations du jeune homme.
Mahlin s'approcha.
C'était Shani, mais dans quel état ! Les yeux clos, la respiration difficile, elle reposait au fond d'un des trous, entravée. Elle ne cilla pas lorsque Ker souleva le loquet et enleva la grille. Elle ne remua pas alors que Ker s'éclipsait de la pièce pour chercher une corde dans la salle des gardes. Elle ne donna pas signe de vie lorsque l'homme descendit sans hésiter dans la fosse après avoir assuré la corde.
Ker fronça les sourcils et lui prit la tête entre les mains, nettoyant du doigt l'eau qio gouttait de son front. Avec ce sang, il dessina un symbole étrange dans les airs, puis ferma les yeux.
Iis'h El'ben Nageõ Te'lberen'en
La Vie coule entre mes mains... Abreuve-toi à sa Source"
C'était la même incantation qu'il avait déjà utilisée pour guérir son bras entaillé, mais l'aura blanche autour de lui était plus forte à présent. Shani toussa. Puis cilla.
"Que
" commença-t-elle.
Ker lui intima le silence, coupant ses liens puis l'attachant de nouveau par les aisselles à la corde qui pendait dans le trou. Puis il remonta avec souplesse.
"Aide-moi à la hisser" siffla-t-il à Mahlin.
Son visage était pâle, et pour la première fois, le jeune homme se rendit compte que ce Ker devait lui aussi avoir ses limites. Il n'en prit pas moins la corde dans ses mains et entreprit de remonter Shani. La jeune fille murmurait des paroles sans suite, visiblement perdue on le serait à moins. Ses yeux s'éclairèrent d'une lueur de reconnaissance lorsqu'elle vit Mahlin, mais ne tardèrent pas à se voiler de nouveau. Elle toussa.
"Elle ne va pas bien du tout" murmura Mahlin, se sentant impuissant. "Tu ne peux pas la guérir ?"
"Je ne suis pas un mage, mon garçon. Mes talents sont limités" fut la réponse, alors que Ker détachait la jeune fille une fois arrivée en haut, puis la prit sur son épaule comme si elle ne pesait rien. Et à la voir aussi fragile, peut-être ne pesait-elle rien.
Mahlin cacha son inquiétude sous une grimace assurée.
"Il faut nous occuper d'Aarel maintenant"
Ker hocha la tête.
"Cherchons. Il doit être dans un de ces trous."
"Il y en a près d'une centaine !"
"Nous le trouverons."
Ils prirent chacun une torche et, Shani toujours à moitié consciente sur l'épaule de Ker, se séparèrent pour regarder les occupants des fosses. Ce n'était pas un spectacle réjouissant. La plupart des individus ici étaient sales et hâves, et portaient la trace de nombreuses tortures. Plus d'une fois, Mahlin se sentit sur le point d'être malade, et ne se retint qu'à la dernière seconde en laissant son esprit s'abstraire des réalités qu'il voyait.
Ils finirent par trouver le géant, tassé dans un trou qui n'était en rien plus grand que les autres. Ses geignements faisaient peine à voir alors que Ker le hissait avec de considérables difficultés puis l'adossait à la paroi. Le guerrier-mage imposa ses mains sur le torse d'Aarel et récita de nouveau la même formule. Lorsqu'il baissa les bras, la respiration du blessé semblait plus aisée, et il grogna avant de faire un pas, comme pour vérifier si ses jambes le tenaient. A l'inverse, Ker semblait plus épuisé que jamais.
"Mahlin !" gronda le colosse, puis il toussa et reprit, plus bas: "Mahlin ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Qui est cet homme ?"
"Je t'expliquerai" répondit le garçon, ne se sentant pas de taille pour les explications nécessaires. "Maintenant, il faut que nous sortions de là. Tu peux marcher ?"
"Difficilement" admit le géant. "Mais je peux essayer, si tu m'aides"
"Débrouillez-vous rapidement. Il faut que nous partions avant que l'alarme soit donnée" murmura Ker, reprenant Shani sur son épaule et se dirigeant vers la salle de garde dont ils venaient..
Mahlin haussa les épaules.
"Si des soldats viennent, vous n'aurez qu'à les tuer, comme les autres. Ca ne semble pas vous poser de cas de conscience"
Les yeux de Ker étincelèrent en retour. De la colère ? Mais sa voix était toujours aussi calme et dure alors qu'il répondait.
"Je ne tue pas pour le plaisir, mais parce qu'un mort ne sonne pas l'alarme. C'est tout." Il jeta un regard glacé à Mahlin puis, se détournant, entreprit de monter les marches. Parlant par-dessus son épaule, il continua: "Si d'autres gardes viennent, le combat sera plus difficile. Je suis encombré de ton amie, et je dois avouer que je me sens assez fatigué. Je pourrai probablement les vaincre sans peine, mais je m'inquiete plus de l'arrivée de mages."
C'était une longue tirade, plus longue que tout ce qu'il avait jamais dit auparavant. Il l'avait prononcée sans reprendre sa respiration, d'une voix hachée. Puis il retomba dans son mutisme.
"De mages ?" hasarda Aarel après un instant.
Il se sentait toujours aussi peu assuré sur ses jambes, appuyé de tout son poids contre un Mahlin qui lui-même tenait à peine debout. Mais les nuages qui embrumaient jusque là son esprit se dissipaient peu à peu, et il commençait à s'intéresser à ce qui se passait autour d'eux. Une expression de surprise apparut puis disparut sur son visage alors qu'il remarquait les trois cadavres de gardes. Puis il ne dit plus rien, concentré qu'il était pour simplement ne pas tomber. Il se sentait vivant, il voulait vivre.
Ker ne répondit à sa question qu'au milieu de l'escalier, alors que les deux jeunes gens suaient et soufflaient pour monter chaque marche, s'appuyant l'un sur l'autre et s'aidant des murs pour tenir debout.
" Ce n'est pas rare de voir des Praticiens dans la garde de la ville à de hauts rangs. Ils se révéleraient plus que dangereux dans l'état actuel des choses."
Mais ils atteignirent le sommet de l'escalier, après une escalade qui semblait sans fin, sans que quiconque ne les arrête. Enfin à l'air libre, ils purent s'autoriser un soupir de soulagement.
Ils n'avaient cependant pas le temps de se reposer.
« Lalerte ne va pas tarder à être donnée, nous devrons être hors de la ville à ce moment. »
Il ny avait pas dautre choix que de le suivre, alors quil sengageait dun pas assuré dans les ruelles sombres. Heureusement étrangement ils ne croisèrent personne. Pas un passant, pas une patrouille. Ker les mena jusquà la montagne, sombre et menaçante par cette nuit sans lune. Sans hésiter, il sengagea dans un puits de mine non gardé également et attendit patiemment que les autres le suivent.
Quelques minutes plus tard, empruntant un boyau obscur, ils débouchaient hors de la ville. Pas un mot navait été prononcé.
Un cheval bai était accroché par le licou à une branche basse, broutant placidement. Une seconde monture, plus robuste et courte sur pattes, leva la tête à notre arrivée. Une sorte de sphère translucide, répandant une pâle lueur fantomatique, les entourait. Le guerrier-mage fit un geste et elle disparut.
« Nous y voilà » murmura-t-il. « Montez ! » Il désigna le cheval de bât.
Mahlin et Aarel restèrent un instant sans bouger.
« Où allons-nous ? » souffla finalement le premier, hésitant.
« Loin de cette ville, avant que les poursuites commencent »
Aarel fronçait les sourcils.
« Maintenant que nous sommes en sécurité, Mahlin, peux-tu me dire qui est cet homme ? »
Mahlin haussa les épaules.
« Je nen ai aucune idée. Toujours est-il quil ta sorti de prison, peu importe ses raisons. »
Le géant ne se dérida pas.
« Quelque chose ne va pas. On ne tue pas trois hommes ainsi (quatre, corrigea mentalement Mahlin) pour sortir de prison des gens que lon ne connaît pas. » Il se tourna vers Ker. « Avez-vous une raison particulière de nous aider ainsi ? »
Lhomme avait profité de ce moment pour remonter en selle. Ainsi apostrophé, il se tourna vers Aarel et lui dédia un sourire sardonique.
« Pour lor, quoi dautre ? Vous valez cinq cent doublons chacun. Pensiez-vous que jallais laisser une telle somme aux mains de ce garde obtus ? » Il remonta le pan de son manteau, cachant son visage dans les ombres montantes. « Considérez-vous comme mes prisonniers. »
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