Putain, j'ai passé trois heures à pondre ce truc, j'y ai passé ma soirée, et je n'en suis toujours pas satisfait.
Je ne sais pas si c'est parce que je l'ai tellement ressassé, mais je n'arrive pas à être content du résultat.
Du coup, votre opinion: c'est agréable à lire ou bien désespérément ennuyeux ? Et ne me ménagez pas, c'est une question sincère.
Ca ferait office d'introduction au bouquin.
INTRODUCTION
L’enfance de Cleon, ainsi que son adolescence, sont bien moins documentées que les circonstances de la Grande Guerre et les événements qui l’ont entourée. Plusieurs historiens accréditent la thèse de ses origines modestes alors que d’autres encore, comme moi-même, pointent sur des indices troublants qui suggéreraient une naissance bourgeoise (cf chap.3). Cleon ne s’étant jamais prononcé en public sur ce sujet et aucune famille ne lui étant connue, ces considérations seront probablement à jamais sans réponse.
Il a cependant souvent laissé entendre, comme ce fut communément admis, que tout commença par une histoire d’amour. Elle, et Lui.
- Thaspeon d’Otocle, in Les Origines
Elle s’appelait Elenn, et c’était la fille du forgeron.
Le vieux Ben n’était pas n’importe qui. Sa renommée s’étendait sur des dizaines de lieues ; c’était lui, personne d’autre, que les seigneurs environnants venaient voir pour une épée d’apparat, une armure damasquinée ou tout autre travail de précision. Ils payaient grassement, suffisamment pour que le forgeron puisse agrandir sa forge, puis y adjoindre une maison, un manoir, et plusieurs acres des terres environnantes. Or Ben, malgré les efforts de son épouse et les prières répétées aux temples des Dieux des Moissons, n’avait jamais eu d’héritier.
Tout le monde savait qu’épouser Elenn serait le meilleur moyen de s’enrichir rapidement. Des jeunes gens d’aussi loin que Fondruisseau se bousculaient aux fêtes des moissons ou des semailles pour attirer son attention ou conquérir son cœur à grands renforts de prouesses physiques, de poésie ou de promesses extravagantes. Lorsqu’ils la croisaient pour la première fois, ils perdaient souvent de vue leur objectif premier.
A dix-sept ans, elle était grande et élancée, les cheveux blonds, les yeux brillants, les seins lourds et les hanches larges. Elle promettait de beaux bébés et le plaisir de leur conception. Mais elle ne se mariait toujours pas. Ceux qui s’avançaient se voyaient repoussés d’un sourire contrit, et les insistants battaient précipitamment en retraite sous la menace du marteau paternel. Le vieux Ben approchait des cinquante ans, mais il travaillait encore son enclume comme personne et aucun des fiers-à-bras qui gonflaient leurs muscles devant sa fille n’avait le courage d’affronter ses sourcils froncés.
*
Lui s’appelait Cleon, et ne connaissait pas ses parents..
Peu de gens appréciaient les orphelins dans les royaumes. Pas d’argent, pas de relation, pas de métier à transférer de père en fils. Il avait rapidement appris à se rendre utile, travaillant aux champs quand on le lui demandait, sciant les branches des arbres que l’on abattait, assistant le rebouteux quand il le fallait. Jamais il ne se plaignait ou ne rechignait à la tâche, car il savait que la patience du village ne tenait qu’à un fil, et que la nourriture qu’on lui abandonnait dans sa cahute en bois pourrait un jour cesser de lui parvenir. Quand il se prenait à rêver, il espérait qu’une quelconque famille l’adopte. Ca n’était pas si rare, et cela lui donnerait la respectabilité qui lui manquait,. Peut-être cesserait-il alors d’être la risée des filles du village.
Tout le monde savait que Cleon n’avait aucune fortune, aucun avenir, aucun soutien. Comment pouvait-il alors espérer passer une adolescence heureuse ? A chaque festival, on lui refusait toutes les danses. Même Katinga du canton de Blancrameau, avec son nez porcin et ses boutons innombrables. Même Doria, la catin du village, qui avait couché avec tous les jeunes gens pendant qu’ils étaient aux champs. Tous, sauf lui.
A dix-sept ans, il était maigre jusqu’à paraître émacié, avec un long cou de vautour et des cheveux déjà clairsemés. Ses yeux trop clairs se remplissaient de larmes sous une trop forte lumière, et la lueur du soleil lui brûlait la peau. Personne n’avait discuté avec lui de ses parents ou des circonstances de son arrivée ici. A bien y réfléchir, personne ne lui avait jamais tout simplement parlé.
Le décor était en place. Il n’y avait plus qu’à lever le rideau.
*
La bourrasque tirailla le manteau de Cleon, écartant la laine épaisse pour venir caresser sa peau. Il frissonna. C’était un vent venu tout droit des glaciers du nord, un vent chargé de froid, d’hiver et de promesses de neige. D’une main rageuse, il rabattit les pans de sa pelisse et continua son chemin. La nuit n’allait pas tarder à tomber et il lui fallait rentrer avant s’il ne voulait pas de problèmes avec le boucher et les chasseurs. On lui avait indiqué avec précision où se trouvait la carcasse du cerf qu’ils avaient abattu, et c’était désormais sa tâche de ramener les quartiers qu’ils avaient dû abandonner sur place.
Oh, il n’avait pas eu de souci pour trouver l’endroit exact. La pluie avait rendu le sol boueux, et les traces de pas se suivaient facilement. Mais la viande pesait lourd, et il n’était pas très athlétique. Malgré tous ses efforts, il avait été contraint d’en laisser en haut d’un arbre, à l’abri des prédateurs de tous poils. Les seuls morceaux qu’il ramenait avaient suffi à rendre sa démarche hésitante et à transformer la promenade de l’aller en un véritable calvaire.
Ses bottes s’enfonçaient dans la boue épaisse avec un atroce bruit de succion et il pouvait sentir l’eau putride se faufiler parmi les morceaux mal rapiécés. Il buta sur un caillou, tituba, jura tout haut puis reprit de justesse son équilibre. S’il laissait imprudemment tomber son chargement, sa journée serait complète. Il secoua la tête pour se débarasser de la fatigue qui lui embrouillait l’esprit, puis reprit son chemin, les yeux obstinément baissés vers le sol pour suivre au mieux la piste. Il ne remarqua donc pas la fille qui courait dans le sens inverse jusqu’à ce qu’elle le heurte avec brutalité.
Cleon battit des bras, lâcha les quartiers de viande, parut récupérer un instant son équilibre puis, vaincu, s’effondra dans une flaque en un tas de vêtements informes.
Sa première pensée fut pour son manteau. Maintenant, il était trempé et ne pourrait plus le protéger efficacement du vent qui reprenait de l’ampleur. Puis il aperçut la viande éparse et un gémissement lui échappa. Une partie avait disparu sous les buissons épineux, et il allait lui falloir du temps et des efforts pour tout récupérer.
Enfin, il s’intéressa à la raison de sa chute, prostrée dans un coin, aussi sonnée que lui par la collision. Oubliant ses propres bleus, il se leva d’un bond.
« Mademoiselle… euh, mademoiselle ? » Il avança une main inquiète. « Vous n’avez rien ? »
La jeune fille eut une sorte de frisson. Elle ignora son aide et se mit péniblement debout. Son capuchon tomba, révélant les cheveux blonds bien connus des gens du coin.
« Ellen ? »
De nouveau, elle l’ignora. Ses épaules étaient secouées de spasmes, et Cleon réalisa soudain qu’il s’agissait de sanglots. Un regard plus appuyé le confirma : la fine bruine qui coulait sur son visage s’entremêlait aux larmes.
« Ellen ? » répéta-t-il, se sentant stupide.
Que pouvait-on dire à une fille en pleurs ? Il n’était déjà pas capable de leur parler lorsqu’elles étaient de bonne humeur, alors comment trouver les mots ? Elle ne répondait toujours pas, et maintenant ses reniflements se succédaient. Par ce vent glacial, elle allait prendre froid. Dans un réflexe protecteur, il s’avança d’un pas et la prit dans ses bras. Elle s’y raidit d’abord un instant, puis s’y abandonna totalement. Aussi grande que lui, sa tête vint se poser sur son épaule et les sanglots devinrent sonores.
« Là, là… » murmura-t-il doucement.
Les quartiers de viande étaient oubliés à ses pieds. Qu’est-ce qui avait bien pu mettre la jeune fille dans un tel état ? Cleon était lucide. Pour qu’elle accepte ainsi de se laisser bercer, il avait du se passer quelque chose d’incroyable, d’extraordinaire, de terrifiant. Mais il serait bien temps de comprendre plus tard. Pour l’instant, il se contentait de savourer égoïstement le moment.
Rapidement, pourtant, la jeune fille reprit une contenance. Elle se détacha de lui, l’air embarassée. Sa pelisse en laine richement brodée pendait pitoyablement d’une de ses épaules, les larmes creusaient des sillons sur ses joues, pourtant il ne l’avait jamais trouvée aussi belle.
« Cleon… » balbutia-t-elle avant que sa voix ne se brise. Il se garda bien de l’interrompre, attendant patiemment qu’elle se reprenne. « Cleon… c’est ma mère. »
« Ta mère ? »
« L’orage… le vent… » Ellen déglutit. « Une poutre s’est effondrée et l’a écrasée… » De nouveau une pause. « Cleon… elle est mourante ! »
Le jeune homme haussa un sourcil, lui-même peu affecté. Cette nouvelle expliquait les larmes et la détresse d’Ellen, mais moins son irruption soudaine dans les bois.
« Et tu me cherchais ? »
Elle hocha la tête, essuya la morve qui lui coulait sur le menton.
« Le rebouteux est parti dans les villages voisins, il ne sera pas là avant une semaine. Tu as souvent travaillé avec lui, tu connais ses remèdes, les plantes qu’il utilise, les potions qu’il prépare. Viens avec moi, dépêche-toi, il faut absolument que tu sauves ma mère ! »
L’orphelin connaissait bien la femme du forgeron, une grosse dame joviale qui distribuait des sourires à tout le monde et des taloches à lui. C’était une avare de première, trop heureuse de rester à la maison pour gérer la fortune de son mari et s’engraisser du travail des autres. La nouvelle de son agonie ne lui procurait aucune tristesse, mais il ne pouvait résister au désarroi de la jeune fille devant lui. S’il y avait quelque chose à faire, il le ferait. Peut-être que cela lui permettrait de gagner les bonnes grâces de sa famille et, à travers eux, de tout le village ? Peut-être même que… il coula un regard vers Ellen puis détourna les yeux, honteux. Ce n’était pas le moment de penser à cela.
« Allons-y alors » décida-t-il. « Le plus vite sera le mieux. Tu peux courir ? »
Elle hocha timidement la tête et il lui prit la main, commençant à trotter à travers la boue et la pluie. C’était beaucoup plus agréable de tenir une fille qu’un quartier de viande, et le trajet sembla passer comme dans un rêve. Une dizaine de minutes plus tard, les lueurs du village commencèrent à se faire jour au loin. Toutes les cheminées crépitaient pour repousser le froid de l’hiver, et leur lumière filtrait à travers les larges fenêtres comme pour guider les deux jeunes gens.
Cleon était trempé de la tête aux pieds, ses bottes ne le protégeaient plus, ses orteils se recroquevillaient de froid mais il ne ralentit pas l’allure pour autant. Il se contenta d’un détour par la maison du rebouteux pour s’emparer des quelques potions qui pouvaient aider en cas de choc ou de contusion, s’empara des vieux instruments de médecine qu’on lui avait légués puis remonta vers la maison du forgeron, Ellen sur ses talons. Ce ne fut qu’au pas de la porte qu’il hésita soudain, la main sur le lourd heurtoir en bronze.
« Ton père est d’accord pour que je tente de soigner sa femme ? Je veux dire, il ne m’a jamais vraiment porté dans son cœur ».
« En fait… » La jeune fille hésita. « Il n’est pas vraiment au courant. Il n’est même pas là »
« Pas là ? Comment ça ? »
« Il est parti à cheval dès qu’il a vu ce qu’il se passait pour joindre la ville la plus proche et y trouver un médecin. Il a les moyens, il trouvera le plus compétent des docteurs pour elle, je le sais, j’en suis sûre. »
Cleon se pinça l’arète du nez, comme toujours lorsqu’il était contrarié.
« S’il n’est pas au courant et qu’il va chercher de l’aide, pourquoi es-tu allée me chercher ? »
Tout d’un coup, la viande délaissée lui revenait à l’esprit. S’il n’arrivait pas comme sauveur, les chasseurs lui en voudraient certainement pour cet abandon. Il plongea ses yeux dans ceux de la jeune fille, la colère lui donnant du courage. Mais elle soutint son regard sans ciller.
« Le temps qu’il trouve quelqu’un et revienne, ma mère sera peut-être morte ! Je n’y connais rien mais ça a l’air grave, tellement grave… il faut que tu fasses quelque chose. J’ai besoin de toi, Cleon. J’ai vraiment besoin de toi. » Elle baissa enfin les yeux. « Je te fais confiance, Cleon. »
Le garçon déglutit. Comment résister à une telle prière ? C’était sans doute le pire moment pour ressentir ce genre d’émotions, mais le bonheur de se sentir ainsi valorisé lui donnait envie de crier. Il prit la main d’Ellen dans la sienne et la serra doucement.
« Je ne te promets rien, mais je vais faire ce que je peux »
« C’est tout ce que je te demande ».
Elle produisit une grosse clé et poussa la porte sans lâcher sa main. Pour la première fois de sa vie, Cleon pénétrait dans le saint des saints.
La maison du vieux Ben était la plus belle et la plus riche du village, mais l’intérieur traduisait encore plus la richesse de son propriétaire. Des dalles de marbre sur le sol, des tentures épaisses aux murs, plusieurs statues, des vasques d’argent, des meubles en bois précieux… Cleon en avait le tournis, lui qui vivait entre quatre murs branlants à l’orée du village. Mais il n’avait pas le temps de s’attarder pour visiter – d’une démarche impérieuse, Ellen le traîna dans une succession de couloirs pour enfin pénétrer dans une chambre faiblement éclairée.
« Elle est là » précisa-t-elle inutilement.
Cleon laissa échapper un sifflement de surprise. Elle était là, en effet – ou ce qu’il en restait. Il ne savait pas exactement ce qui avait pu lui tomber dessus, mais ce n’était certainement pas une poutre unique. Le corps secoué de spasmes qui reposait sur le lit n’avait presque plus rien d’humain tant les membres étaient tordus à des angles impossibles. Une odeur écoeurante d’urine et d’excréments vint lui assaillir le nez. Il s’avança, souleva doucement le drap et resta quelques instants à regarder le corps. Lorsqu’il recula, son expression restait indéchiffrable.
« Ellen, je… »
Il croisa ses yeux implorants et ne put continuer. Que pouvait-il dire ? Il n’y avait pas besoin d’y regarder à deux fois. La pauvre femme avait eu la cage thoracique défoncée, et seule sa volonté devait la retenir à la vie. Certains os étaient brisés en de multiples endroits et, s’il ne se trompait pas, l’un d’eux avait percé un poumon. Il n’y avait rien à faire. Aucun des remèdes du rebouteux ne pourrait améliorer les choses. Au mieux, il pouvait lui administrer un puissant narcotique pour adoucir ses souffrances. Mais rien, rien ne prolongerait sa vie – sans même parler de la sauver.
Mais dire cela ? Sa gorge se serra, empêchant les mots de sortir comme il l’aurait voulu. Ellen le suivait des yeux avec un espoir presque douloureux. Personne ne l’avait jamais regardé comme ça. Elle était tellement belle dans la semi-pénombre, tellement pleine de confiance. Comment pouvait-il briser cela ?
« Alors ? Qu’est-ce que tu peux faire ? Comment est-ce que je peux t’aider ? » demanda-t-elle, se penchant en avant pour remettre tendrement le drap en place.
« Ellen… »
« Tu veux que je t’apporte de l’eau ? Le rebouteux en demande souvent, lorsqu’il travaille. Tu veux y tremper les instruments ? C’est comme ça qu’on fait, non ? Il te faut quoi, de l’eau froide, de l’eau chaude ? »
Elle parlait de plus en plus, les mots se bousculaient pour repousser l’inévitable, elle avait déjà compris à son hésitation, mais elle refusait l’évidence, elle cherchait une solution, elle insistait, elle insistait.
« Ellen… » répéta-t-il doucement. « Je suis désolé. Je suis vraiment désolé. Mais il n’y a rien que je puisse faire. Ta mère a subi un accident bien trop grave pour moi. »
Elle baissa les yeux, se boucha les oreilles pour ne pas l’entendre. Il resta les bras ballants, dans cette maison qui n’était pas la sienne, désagréablement conscient de son inutilité, incapable de décider quoi faire.
Mais elle choisit pour lui.
« Pars » fit-elle.
« Pardon ? »
« Pars d’ici. Tout de suite. » Elle releva les yeux, et il y avait de la haine dans son regard. « Dire que j’avais confiance en toi. Dire que j’ai couru sous l’orage pour aller te chercher. Dire que je pensais que tu pourrais servir à quelque chose, pour une fois. » Elle secoua la tête, refusant toujours d’y croire. « Tu sais que je te défendais lorsque les filles disaient du mal de toi, je pensais que tu avais un bon côté, que tu étais toujours là pour nous aider. Mais pas toujours visiblement. Pars d’ici, je ne veux plus te parler ».
« Mais… »
Ellen lui tourna le dos. La conversation était terminée et, à ses yeux, il n’existait tout simplement plus. Comme d’habitude lorsqu’il ne servait plus à rien, Cleon se retrouvait dans l’obscurité. C’était l’histoire de sa vie.
Mais cette fois-ci son cœur se brisa. Il avait connu une proximité plus grande avec cette fille qu’il ne l’avait jamais eu de sa vie. Qu’elle soit née de l’angoisse et de la détresse n’avait aucune importance pour lui – c’était réel. Pour conserver sa tendresse, il aurait fait n’importe quoi.
Oui, même ça.
Cleon prit une grande inspiration et s’avança de nouveau vers le lit et la pauvre femme agonisante. Doucement, il lui prit le poignet d’une main et attrapa une bougie de l’autre. La flamme dansait devant ses yeux. Il se força à se concentrer dessus jusqu’à ce que ses yeux le brûlent et commencent à pleurer..
« Cleon ! Je croyais t’avoir dit de filer ! » siffla Ellen, la voix tremblant de colère. « Qu’est-ce que tu fais ? »
« Chut ! » fut la réponse.
Cela faisait des années que Cleon n’avait plus fait ça. Cela lui donnait l’impression d’être différent, encore plus que d’habitude. Il avait entendu des hommes du village parler des sorciers, des magiciens, des enchanteurs en termes sans équivoque. Il avait toujours dissimulé son don à tout le monde, ne l’utilisant que sur lui-même lorsque les jeunes le battaient ou les adultes le fouettaient. Et encore, avec parcimonie, pour que personne ne pose de question. Mais il n’avait plus le choix, maintenant. Ses yeux le brûlaient, il les ferma donc. Et les Couleurs explosèrent en lui.
Elles étaient toutes là, tourbillonnant autour de lui, aussi vivaces qu’au premier jour. Il leur sourit avec complicité, cherchant sa Couleur propre, le Blanc, le Blanc immaculé. Il écarta les autres progressivement. Sa respiration se fit laborieuse.
Il buvait Blanc, il vivait Blanc, il était Blanc. Plus rien ne comptait que cela et il s’accrocha avec détermination à la puissance qui montait soudain en lui. Sous sa main, la femme blessée tressaillit en ressentant la chaleur qui se dégageait maintenant de lui. Il plongeait toujours plus profond, toujours plus loin à la recherche de plus de puissance. La lumière se faisait de plus en plus intense en lui. Du Blanc, rien que du Blanc. Il ouvrit les yeux et le Blanc perdurait dans ses pupilles.
« Je vais soigner ta mère » murmura-t-il, les dents serrées de devoir retenir autant de pouvoir en lui. « Je vais la soigner mais il faudra me promettre d’oublier tout ce que tu vas voir »
Sans attendre la réponse, Cleon abandonna la bougie sur une commode et posa sa main libre sur le front de l’agonisante. En un éclair, le Blanc prit vie entre ses doigts et commença à s’infiltrer en elle. C’était comme s’il voyait son corps de l’intérieur, toutes les blessures, toutes les fêlures. Là où le cœur allait lâcher, il insuffla plus d’énergie. Là où les os s’étaient brisés, il les ressouda. Là où le poumon s’était perforé, il le répara. La Couleur lui dégoulinait dans les mains et fuyait son corps à une vitesse impressionnante. Il pensait qu’il avait pris assez de temps et assez de puissance mais cela ne serait pas assez finalement, pas assez pour tout. Sa respiration s’accéléra de nouveau alors que les dernières miettes de Blanc disparaissaient de son esprit pour se fondre dans sa patiente.
Il commençait à se concentrer de nouveau lorsqu’elle lui bondit dessus. Ses ongles étaient devenues de véritables griffes alors qu’elle lui déchiquetait le visage, à moitié hystérique.
« Qu’est-ce que tu fais à ma mère, espèce de démon ? Monstre ! Sorcier ! Qu’est-ce que tu lui fais ? »
« Arrête ! » protesta Cleon, tentant de se protéger tant bien que mal. « Je suis en train de la soigner, mais il ne faut pas m’interrompre en plein milieu. Laisse-moi tranquille un moment »
« Pour que tu lui voles son âme ? Jamais ! » Les coups redoublèrent. « Arrête, espèce d’abomination ! Je ne veux pas de toi ici ! Va-t-en ! »
« Mais… »
La concentration de Cleon vacilla devant l’avalanche de coups et d’insultes. Les liens laiteux qui maintenaient son œuvre en cours commencèrent à se dénouer. Il essaya de repousser son attaquante mais rien ne semblait pouvoir la calmer.
« Arrête ! » siffla-t-il de nouveau. « Si jamais tu me stoppes en plein milieu du rituel, je vais… »
« Tu vas quoi ? Tu vas quoi, hein démon ? Tu vas m’arracher le cœur, c’est ça ? Essaie, essaie seulement ! » ulula Ellen.
« Mais tu es folle ! C’est pour ta mère que je dis ça, si jamais… »
Trop tard. Dans un grand cri psychique, les liens se brisèrent et les Couleurs disparurent en lui. Sous le drap, la femme prit une grande inspiration, se redressa à moitié – puis retomba.
Ellen s’arrêta de hurler.
Cleon s’arrêta de protester.
Les deux jeunes gens regardèrent stupidement le corps désormais sans vie.
« C’est ta faute, en même temps » grimaça Cleon. Il se sentait soudain fatigué, tellement fatigué. Il aurait aimé que la jeune fille reconnaisse son erreur et que tout redevienne comme avant.
Evidemment, il se trompait. Le premier coup de point l’atteignit au menton, le second à l’estomac, alors qu’elle lui sautait dessus avec encore plus de violence qu’avant., hurlant comme le démon qu’elle l’accusait d’être. Il tenta de résister, entendit des bruits de bas qui s’approchaient, et décida finalement de jouer la prudence.
La fenêtre n’était pas loin. En quelques enjambées, il atteignit son embrasure et se jeta à l’extérieur.
« Hey ! Que se passe-t-il ici ? » hurla une voix courrroucée.
Cleon n’entendit pas la réponse de la jeune fille mais il n’en avait pas besoin. Comment avait-il pu être assez stupide pour lui faire confiance et croire qu’elle ne trahirait pas son secret ? Il avait voulu l’aider et le résultat était là, devant ses yeux. Par la faute d’inconscients qui ne comprenaient pas la magie, ses pouvoirs bénéfiques avaient provoqué la mort d’une femme.
Il ne se blâmait pas pour cet accident – seule la fille était coupable. Mais les autres villageois ne le verraient pas du même œil et, le cœur lourd, Cleon réalisa qu’il était désormais un fugitif.
Dans le lointain, un éclair zébra le ciel. La pluie tombait de plus belle, et il s’enfonça dans la nuit sans que les hommes partis à sa poursuite ne parviennent à le retrouver.
Plus personne n’entendrait jamais parler de Cleon.
Jusqu’à la Grande Guerre.
A ce sujet, toutes les versions concordent. Lorsqu’au sortir de la Grande Guerre, les seigneurs vinrent lui prêter allégeance, tous lui demandèrent ce qui lui avait donné une telle force de caractère. Il se contenta de sourire et de répondre « une fille ». Les écrivains sont encore partagés sur l’idéntité de cette heureuse élue, même s’il est avéré qu’il prit plus de cent concubines durant sa longue vie. Pour une liste exhaustive, consulter l’annexe III en fin de volume.
- Thaspeon d’Otocle, in Les Origines
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