Les matins se suivent et se ressemblent. Enfin, d'habitude. Là, non, j'ai mal au pied. Le gauche. Je ne sais pas à quand remontent vos derniers maux de pied, mais laissez-moi vous dire que c'est pas rigolo, et ceci même pour un informaticien professionnel et diplômé qui ne doit utiliser que cinq muscles différents à la journée, situés plus généralement dans le pôle bras/poignet que dans la zone motrice.
Social-traître de pied, au lieu de remplir son rôle de camarade porte-jambe, le voila qui se dérobe a la tâche, véritable saboteur qu'on devrait condamner a l'article 58 sans plus de cérémonie. Dans mon communisme corporel, ce genre de comportement ne devrait meme pas etre envisageable.
Je maugrée et je râle, je tempête et m'énerve et mes délires de représailles ont dû l'atteindre, car le voilà enfin qui décide enfin à ramollir les envois de substance P, et c'est une bonne idée, car merde, quoi, faut pas pousser mémé dans les orties. Rions un peu et profitons de cette accalmie pour dresser un premier bilan :
- Mobilité des orteils : réduite
- Résistance a la pression lors d'un appui : presque nulle.
Encore un pied de facture plus que légère, on m'a assurément roulé sur la marchandise à la naissance. Du pied discount tombé du camion, voilà ce que c'est. C'est tout juste s'il remplit son role décoratif, tout gonflé qu'il est comme si on l'avait rempli autant que faire se peut de bortsch. Et je ne parle pas de la couleur, pas exactement du bleu cobalt, mais plutôt une sorte de violet bleuâtre à tendance marron sur la face sud du gros orteil, mélange de teintes tout juste digne d'un apprenti Picasso sous LSD. Et pas la peine de meugler "Photooosss !!!", bande de charognards, vous n'aurez rien. Mon pied n'est pas sujet a plaisanteries.
Bien, allons-y, tâchons d'atteindre la salle de bain. Et hop, mettons nous debout.
- Aïe.
Allons bon, voila que mon pied me parle. Repondonslui :
- Ta gueule.
Un peu sec, peut être, mais je ne suis pas d'humeur a m'entretenir avec ce trouble-fête.
-Mais j'ai mal, j'te dis !
-Ta gueule !
-Bah, si tu veux, mais oublie pas que c'est ta faute si je suis dans cet état, hein ? C'est bien beau de m'accuser de tous les maux, mais le coupable c'est bien toi.
Exact. On ne devrait pas écouter les dissidents et les rebelles, mais je dois effectivement porter les lauriers de tout ceci. Voyez ce qu'est la vie : vous voulez tranquillement donner un coup de latte à un type, votre pied d'appui se prend dans le tatami et, par un fin jeu de mécanique céleste et de malchance cosmique (mercure devait avoir avalé son sterilet de travers, à moins que ça ne soit Saturne ? Je ne sais plus, mais la bécasse qui etait fort heureusement appelée à devenir mon ex aurait su répondre), vous vous retrouvez à marcher sur vos propres orteils d'une facon potentiellement ridicule, assurément douloureuse. Et, pour être sûr que la mayonnaise soit bien préparée, je n'ai pas effectué ce mouvement foireux une seule fois, non madame, mais bien deux fois, presque à la suite. La finition, c'est important. Serrant dents et fesses, j'avais réussi a ne pas perdre la face devant l'assemblée et à m'en aller aussi dignement que possible, sans culbute lamentable, mais maintenant que j'étais seul dans mon appartement, flanqué de la demarche d'un flibustier privé de sa jambe de bois, je pouvais laisser libre cours a mon énervement.
Vous pouvez penser que j'ai un caractère de cochon, qu'au lieu de geindre je devrais tâcher de prendre ça avec philosophie, de relativiser. Vous pouvez même le dire, et d'ailleurs, si vous voulez vraiment déclamer pareilles inepties, c'est effectivement le moment, car je serais bien incapable de vous poursuivre pour vous prouver le contraire à grands coups de botte au derrière. Mais, avant que vous ne prononciez votre hâtif verdict, sachez que seul celui qui a vu son appartement s'allonger et devenir aussi long que la Galerie des glaces uniquement par la faute d'un appendice défectueux connaît la souffrance qui est maintenant mienne. Et, quand votre appui au sol ne fonctionne pas, il est difficile de ne pas être terre-à-terre, si vous me le permettez.
- Au lieu de faire des figures de style lamentables, tu ferais mieux de m'emmener à l'hôpital, tête de schnoles
Cela me blesse de l'admettre, mais le bougre a encore raison. Confier mon pied aux bons soins d'un homme de l'art est sûrement ce que j'ai de mieux à faire. Bâclant les commandemments matinaux quotidiens (à la douche tu fileras, les dents laveras et tes habits passeras, je ne derogeai qu'au petit déjeuner), je me préparais mentalement à respirer l'air pur et frais d'un hopital quand j'enfilai ma godasse gauche. Pour immédiatement sentir que quelque chose clochait.
Que mon pied me fasse mal, je suis d'accord, mon expérience récente m'a appris que c'est dans sa nature de pied que de se prendre pour le nombril du monde, mais que sont ces picotements et chatouillements venus de nulle part ? Une inspection s'impose. Je retire donc la chausse pour me trouver nez à nez avec la cause de ces désagrements. J'ai des fourmis, non pas dans le pied, mais bel et bien dessus. Et pas juste un régiment de campagne en exercice, mais une armée complète en mouvement.
Bordel.
Observant les alentours je constate que toute mon entrée est sous le feu d'une invasion pleine de fièvre de ces maudits insectes. Le fleuve animalier vient du couloir, bifurque a gauche sous ma porte d'entrée et de là se scinde en une tumultueuse rivière pour aller à la cuisine par la voie expresse, d'une part, et en un calme ruisseau suivant un chouette tracé avec vue panoramique sur mes pompes, d'autre part. Les deux cours se rejoignent ensuite pour l'assaut final sur ma cuisine où ces envahisseurs se livrent probablement à d'inommables orgies, le reste de courgette moississant au fond de ma poubelle devant exercer sur eux la même attraction qu'un Père Noël de foire distribuant des papillotes à des morveux.
Et, dans tout cela, mes baskets traînaient bêtement sur la voie expresse.
Bon, ne restons pas devant ce spectacle comme un canard devant une recette de magret et agissons. Je secoue la godasse avec l'énergie d'un motoculteur dopé à l'éther et, tout en contemplant mes colocataires suprise qui tombent en pluie sur le lino, j'époussette mon pied gauche, pratique la même opération côté droit, et me voilà prêt. On règlera la question de l'expulsion des intruses à mon retour, je prends juste soin d'emporter la poubelle-aimant avec moi pour largage au sous-sol. J'ai rien contre de la visite, mais il y a des limites, et des limites bien définies.
Les hôpitaux se suivent et se ressemblent. Il faut attendre, expliquer son gravissime problème à l'infirmière d'accueil charmante comme une hydre constipée pour finalement obtenir le droit de s'asseoir sur les sièges de la salle d'attente, généralement aussi confortable que des tabourets recouverts de papier de verre, et passer le temps en feuillant un exemplaire de LEquipe daté de mars 1973.
Etant seul dans la salle d'attente, c'est d'ailleurs la seule possibilité de divertissement qui s'offre a moi, et je m'apprêtais à m'y atteler quand une idée me vint : vérifier l'état de mes pieds. J'ôte la godasse gauche et, à nouveau, une pluie de fourmis mortes se met a marteler l'impeccable sol.
Oh mon dieu, horreur et malheur, mon pied censé être passé a la loupe par un expert médical de premier plan est moucheté de fourmis, et si ledit expert voit cela, mon honneur risque d'être plus souillé encore que ce foutu pied. Il n'en faut pas plus pour me pousser a passer a l'action. Je frotte à nouveau vigoureusement mon panard, pratique la même opération sur le pied droit en me maudissant d'avoir absolument voulu porter ces foutues baskets à la con. Je décidai qu'à partir de maintenant et jusqu'à la fin de la consultation, je resterai pieds nus. Limitons les dégâts et évitons les emmerdes.
Ces nobles actions finies, je jette un dernier coup d'il sur le lino. Se serait assurément trahir la vérité que de dire que mon regard n'a pas été accroché par l'odieux charnier que je venais d'y créer. Des piles de cadavre de fourmis noire, suffisament hautes pour rasassier un troll des tapis, sur du lino blanc nettoyé treize fois par jour, ça se voit aussi loin qu'une journée à pied. Tamerlan en aurait été fier, Genghis Khan aurait bombé le torse, moi, je suis à proprement parler mortifié. Me faire surprendre par l'infirmière après avoir ainsi sacagé son espace de travail aurait ete plus gênant que d'être surpris vibromasseur en main pendant la messe.
Il paraît que c'est dans l'urgence et le feu de l'action que l'on reconnaît les vrais hommes, ceux capables de prendre une décision en une fraction de seconde alors que l'enjeu n'est rien de moins que la vie ou la mort. Je suis fier de dire qu'à ce moment précis j'ai pu appartenir a cette catégorie et su trouver la parade ultime à mon probleme : tout planquer derrière les pieds d'une chaine. Aussitôt pensé, aussitôt exécuté. La rapidité fut mon alliée, car, à peine ma tâche de fossoyeur d'intérieur terminée, une infirmière entra dans la salle d'attente.
Pardonnez moi, ô personnel hospitalier,
De ne pas être reparti avec mes déchets,
Mais je pense que vous aussi conviendrez
Que les circonstances l'exigeaient.
Et sachez qu'en plus de vous dédier ces modestes - quoique finement ciselés - vers, je vous souhaite à tous une vie joyeuse en remerciement de votre dévouement pour les blessés extrêmes de ma catégorie. Pour finir, enfin, mon pied passe sous l'il plus ou moins attentionné de l'expert local, qui ne trouve rien de mieux à faire que dopérer la métarmophose de ma blessure mortelle nécessitant amputation d'urgence en une vulgaire foulure que le premier idiot venu aurait pu se faire. Peuh ! En sortant du bref examen, j'apercois une fourmi batifolant par terre. Malheureux petit insecte egaré loin de sa fourmilière, livré a lui-même dans un environnement décapé a l'équivalent fourmi du napalm chaque jour. Quelle tristesse. Sans m'attarder davantage, je mets fin aux errements stupides de cet insectoïde (aussi bienvenu en ces lieux qu'un bigoudi dans une soupe) d'un coup de talon.
Les matins se suivent et se ressemblent, dites-vous ? Ben, j'espère pas.