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Exorbitants profits des multinationales
Plus grave, ces multinationales post- coloniales se sont mis en tête de contrôler tout le secteur productif et de commercialisation des pays en voie de développement. Elles ont ainsi construit, en peu de temps et souvent avec la complicité (ou lignorance) des autorités locales, des « capacités dinfluence » (4) tant sur les dirigeants africains que sur certains des dirigeants des pays dorigine de ces multinationales. Comment ? Principalement en finançant les campagnes électorales et autres services, avec en retour la capacité dinfluer sur les décisions au sommet (5). Cest ce système que léquipe de M. Laurent Gbagbo a perturbé en remettant en cause les marges exorbitantes des sociétés multinationales par le recours à des appels doffres internationaux.
Les intérêts du groupe Bouygues, par exemple, sont remis en cause lorsque, pour construire le fameux troisième pont dAbidjan, on estime que son offre est trois fois supérieure à celle de la Chine, qui propose quune partie soit payée sous forme de troc (cacao ou café contre pont). Il en est de même pour laéroport de San Pedro, où lappel doffres public va remettre en question les « acquis » du groupe Bouygues au profit dentreprises sud-africaines, alors que les contrats dexploitation de la Compagnie ivoirienne délectricité, aux mains du même groupe Bouygues, ou de Côte-dIvoire Télécom, possédés par France Télécom, viennent à expiration en 2004 (6).
La non-transparence des marchés alimente des rumeurs, et la presse ivoirienne va jusquà suggérer que des sociétés de négoce britanniques telles quAmajaro et Aig Fund, basées à Londres mais dont le siège social se trouve dans les îles Vierges britanniques, préféreraient contribuer à une déstabilisation de lapprovisionnement en cacao ivoirien pour sassurer des gains 15 fois plus importants que les sommes investies (7). Dans ces conditions, il nest plus possible de considérer le libéralisme économique comme une panacée pour lAfrique. Au-delà des excès de la presse, propres aux périodes de crise, le manque de transparence et de responsabilité sociale des entreprises rend possibles les accusations de financement partiel ou total des « mutins » par des sociétés multinationales (8).
La défense des intérêts français se mesure, elle, à limportance que prend lappétence de certaines multinationales françaises à exercer leur contrôle sur les outils de production et les services publics (électricité, télécommunications, bâtiments et travaux publics) (9), sans pour autant que la population locale voie la couleur des dividendes, ni profite des fruits de la croissance. Cela ne concerne que quelques multinationales françaises, car depuis belle lurette des entreprises de même nationalité, petites et moyennes, travaillent en bonne intelligence avec les populations locales et sous-régionales.
Comme grands acteurs connus, et la liste nest pas exhaustive, on retrouve, pêle-mêle, des groupes tels que Bolloré, Cargill, Bouygues, Barry-Caillebault, ADM, mais aussi des structures mi-publiques mi-privées françaises comme Sitrarail et France Télécom. Pour elles, le risque est de « tout perdre » au profit des Américains ou des Canadiens, prêts à faire des offres plus attirantes. Il existe dailleurs une confusion des genres, et les interdépendances entre lEtat français et « ses » multinationales peuvent contribuer à expliquer lintervention militaire française.
La France ne quitte donc pas lAfrique, contrairement aux déclarations faites ici et là (10). Le « privé » tend graduellement à prendre la relève du « public », mais en cas de difficulté le second soutient le premier. Des firmes comme Mérieux semblent, elles, avoir su évoluer et concilier leurs impératifs économiques tout en contribuant à lamélioration de la santé
La capacité de la Côte-dIvoire à organiser son avenir à partir de ressources non génératrices dendettement est aujourdhui proche de zéro (11). Le pire est que cette forme du capitalisme ne reconnaît pas la responsabilité sociale des entreprises, et les coûts des externalités sont rejetés sur le budget de lEtat ivoirien, donc sur le contribuable. Lappétit des firmes internationales ne devrait pas faiblir : on a identifié à Jacqueville, à une trentaine de kilomètres dAbidjan, un gisement de pétrole important.
La mise en compétition et la transparence promues par le FMI et la Banque mondiale atteignent leur limite face à la capacité dinfluence, parfois de nuisance, de certaines oligarchies financières privées, qui nhésitent plus à prendre en tenaille les gouvernements, tant du Sud que du Nord. Usurpation de taille, largent du contribuable occidental permet de financer les troupes armées sur le terrain pour, finalement, exercer une pression indirecte sur les dirigeants africains (12) ou pour ramener le calme dans les pays déstabilisés par une crise.
Les chefs dEtat du Groupe de contact (13) estiment à 66 millions de dollars le coût de lenvoi de 2 000 soldats africains pendant six mois sur la ligne de front. Plus de 75 % des frais de la force dinterposition prévue à Dakar, lors du sommet de la Communauté économique des Etats dAfrique de lOuest (Cedeao) du 18 décembre 2002, devraient être couverts par lUnion européenne, et Paris rognera partiellement sur lenveloppe des 180 millions deuros prévus au titre de laide à la Côte-dIvoire, contribution qui manquera bien sûr plus tard, une fois la paix retrouvée, pour « faire du développement ». le transport des troupes de la Cedeao devrait être assuré par une compagnie privée daviation américaine, International Charter Incorporated of Oregon, habituée à travailler pour le gouvernement américain, et forte dune expérience logistique en Sierra Leone.
Avec trop de besoins et peu de ressources, tout gouvernement dun pays africain qui ne remet pas en cause les contrats - et la rapacité - des entreprises multinationales est un gouvernement qui ne sert pas les intérêts de sa population. Le refus de considérer la dimension éthique, tant dans la légalité des élections que dans la responsabilité sociale des entreprises, se trouve aux sources de la crise ivoirienne. En sécession, au départ, sur des bases purement alimentaires, les rebelles navaient pour ambition que de retrouver leurs postes dagents de lEtat, menacés suite à un dégraissage des effectifs publics imposé par les institutions multilatérales. Ils ont trouvé auprès dappuis extérieurs des conseillers tant en armement ou en droit constitutionnel quen diplomatie pour demander le départ dun président dont la légitimité nest pas plus à mettre en cause que celle de certains autres présidents africains.
Le discours sur la bonne gouvernance relève du double langage et sert dalibi pour la conquête ou la reconquête - la recolonisation - du pouvoir et des influences. Il suffit de le prononcer au nom de la liberté, de la démocratie, de la sécurité pour mettre en veilleuse toute contestation sur les « dommages collatéraux », conséquence de la violence due à la dépendance économique. A terme, cela se traduit par lérosion de la légitimité des dirigeants et par la remise en cause de leurs prérogatives de souveraineté, sans pour autant que celles-ci soient transférées, par automatisme, aux contestataires.
Le pouvoir africain nest pas une propriété privée au service des intérêts extérieurs. Il importe donc dapprendre à identifier et de combattre par léthique le mode de fonctionnement qui conduit à la démission des élites africaines ou à la trahison dune population sans défense et sans voix. En cela, en Afrique, la mutation politique passe par une refondation du pacte démocratique et une redéfinition de la légitimité (14).
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