j'ai voté non voilà pourquoi (en 10 points) :
Première contre-vérité :
le projet de Constitution ne serait quun traité inter-étatique comme les cinq qui lont précédé (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice)
En un sens cest exact : il sagit dun traité entre des Etats, adopté par les chefs dEtat ou de gouvernement puis soumis à ratification par voie parlementaire ou par voie référendaire (selon les pays), et non du résultat dun processus constituant, cest-à-dire issu dun débat au sein dune Assemblée représentative, comme ce fut le cas de toutes les grandes Constitutions dans le monde. La Convention, qui en a formulé le texte (lequel fut amendé ensuite avant son approbation par les chefs dEtat ou de gouvernement lors du Conseil du 18 juin 2004), nétait pas élue par les 450 millions de citoyens des pays européens, mais désignée. Ses 72 membres, dont 56 parlementaires qui navaient pas du tout été mandatés pour cela, ont adopté trois de ses quatre parties sans vote, après plusieurs mois de discussions et dun travail rédactionnel dont les citoyens de lUnion ont, pour la plupart, ignoré lexistence.
Il faut savoir en outre que la troisième partie a été rajoutée pendant lété 2003 lorsque la Convention sétait séparée. Cest pourtant cette troisième partie, qui reprend en les réécrivant partiellement des chapitres entiers des traités antérieurs, qui est le cur socio-économique du projet.
Ce « projet de Constitution » est bien loin de nêtre quun réaménagement de ces traités, auxquels il vient se substituer, et encore moins un « simple règlement intérieur » (Rocard). Le terme de Constitution a ici bien plus quune valeur symbolique. Il désigne un énorme édifice juridique qui simposera, sur la base de ses différents articles, à tous les pays avec la force de la loi suprême (ce nest pas par hasard non plus que les termes de « loi » et de « loi-cadre », pour le processus législatif à venir, ont remplacé ceux de « directives » et de « règlements » qui prévalaient jusquici). Les choses sont dites en toutes lettres : « La Constitution et le droit adopté, par les institutions de lUnion, dans lexercice des compétences qui sont attribuées à celles-ci, priment le droit des Etats membres » (art. I, 6).
Certes les Constitutions des différents pays ne sont pas abolies. Mais elles seront sujettes, plus encore que par le passé, à un certain nombre de révisions, qui pourront les transformer en profondeur, et les lois devront être mises en conformité avec le droit européen. A défaut de quoi la Cour de justice européenne (dont les membres sont nommés dun commun accord par les gouvernements), laquelle pourra être saisie par la Commission, par nimporte quel Etat, institution ou individu, statuera et pourra contraindre les gouvernements à se plier à ses injonctions, jouant ainsi le rôle dune sorte de Cour suprême, ou dun Conseil constitutionnel à léchelle européenne.
Voici un exemple récent : la Cour a exigé, sur plainte dune banque étrangère, du gouvernement français quil renonce à certaines règles quil avait imposées aux banques (interdiction de la rémunération des comptes courants et des commissions prélevées sur lémission des chèques). De tels exemples se multiplieront si le projet de Constitution est adopté. Il nest pas exagéré de dire que la Constitution européenne organise une sorte de coup dEtat permanent.
Enfin, et peut-être surtout, cette Constitution na pas de précédent dans lhistoire, car les Constitutions existantes ou ayant existé définissent des principes généraux concernant les institutions politiques et leur mode de fonctionnement, mais nénoncent pas des règles et des politiques économiques, laissant ainsi aux Parlements la tâche den décider par des lois et aux gouvernements celle de les mettre en uvre à travers des décrets. Or la partie III, qui concerne essentiellement ces dernières, occupe presque la moitié du texte. Comme le note Jean-Luc Mélenchon, cest comme si lon avait intégré dans la Constitution française « le code du commerce et le code de lartisanat », lesquels ne pourraient alors être modifiés que par un changement de Constitution ou par une révision constitutionnelle.
Il aurait fallu bien évidemment séparer cette partie III des autres parties. Elle aurait pu alors donner matière à un traité inter-étatique ordinaire, mais à rien dautre.
On peut donc voir ici tout ce quil y a de factice, ou pis, dillusoire, dans la position de ceux qui disent que ce sont les autres parties qui importent et que cette partie est certes critiquable du fait de son caractère ultra-libéral, mais quelle pourrait être remise en cause ultérieurement. Cest bien lentièreté du texte qui est soumis à ratification, et lon va constater que sa révision sera à peu près impossible.
Deuxième contre-vérité : la Constitution pourrait toujours être révisée
Cest là le second argument invoqué pour apaiser les craintes, et lon ajoute que les traités antérieurs ont pu être révisés, alors que le principe de lunanimité prévalait déjà. On dissimule trois faits nouveaux et majeurs : 1° tous les traités précédents prévoyaient de nouvelles étapes dans la construction européenne et pointaient dans leur direction. Celui-ci au contraire se présente comme un bloc achevé, « conclu pour une durée illimitée », dit larticle IV-446 (pour 50 ans au moins, précisait le président de la Convention, Giscard dEstaing) ; 2° ce ne sont plus quinze mais vingt-cinq Etats (dont Chypre, Malte), qui devront lapprouver ; 3° la révision est soumise à une double condition dunanimité : par le Conseil européen (les chefs dEtat) et par les Etats membres (par voie parlementaire ou voie référendaire). Autant dire quelle sera quasiment impossible (de plus, tout Parlement national peut bloquer la procédure dite de « révision simplifiée »).
Il ne reste plus quune solution pour un pays qui voudrait sémanciper du carcan : « le retrait volontaire ». Mais il ne serait pas facile : à défaut daccord de retrait avec les autres pays, il prendra deux ans, sauf si le Conseil des chefs dEtat décide à lunanimité de proroger ce délai (art. I-60 §3).
Troisième contre-vérité : il y aurait des avancées démocratiques substantielles
Mais de quelle démocratie parle-t-on ?
Sil sagit de la démocratie au sein des différents pays, elle voit son champ se rétrécir avec tous les abandons de souveraineté. Les partisans dune Europe fédérale sen féliciteront, regrettant quon ne soit pas allé plus loin. Mais il nest nul besoin dêtre souverainiste pour considérer que, lEurope nétant pas une seule nation et devant au contraire se bâtir sur le respect des différences nationales qui font sa richesse, les institutions communes nont pas à intervenir dans un certain nombre de domaines, comme le voudrait le principe de subsidiarité sil était entendu non comme un reliquat concédé par lUnion aux nations et toujours grignoté par linflation législative communautaire (cf. cette formulation à propos des compétences dites « partagées » : « Les Etats membres exercent leur compétence dans la mesure où lUnion na pas exercé la sienne. »), mais comme une délégation bien circonscrite de pouvoirs consentie par chaque nation à lUnion.
Chacun a à lesprit des exemples de linterventionnisme européen (du Conseil des ministres et de la Commission, notamment dans son rôle de gardienne des règles de la concurrence, qui lui permet de prendre seule des décisions exécutoires) dans les affaires dun pays, et de ses aspects parfois aberrants ou abracadabrants (la Commission avait même envisagé de modifier la fabrication des fromages français et la dimension des autobus anglais !) En voici un en matière de fiscalité : lEtat français ne peut modifier la TVA sur la restauration sans avoir laccord des autres pays, dans un domaine qui ne concerne pourtant pas le marché intérieur de lUnion puisque les restaurants ne sont pas des marchandises qui circulent, alors quil est libre de fixer les taxes sur le tabac, qui, lui, circule librement !
Mais le plus grave concerne ici les services publics, qui pourtant relèvent pour la plupart de lexercice de la citoyenneté au sein de chaque nation. Bien que le projet de Constitution assure que laccès aux « services dintérêt économique général » sera respecté par lUnion « tel quil est prévu par les législations et pratiques nationales », leur définition et les modalités de leur exercice sont bouleversées (on y reviendra plus loin).
Sagit-il de la démocratie au niveau de lUnion ? On fait grand cas de trois « avancées ».
Dabord le Conseil (des ministres) désormais « siège en public », « lorsquil délibère et vote sur un projet dacte législatif ». Il sagissait de répondre à la critique sur lopacité de son fonctionnement. Mais cette publicité est de peu de portée, quand on sait que lessentiel du travail se fait en amont, notamment au sein du Conseil des représentants permanents (sans parler de lintense travail dinfluence exercé sur la Commission par de puissants lobbies dûment accrédités).
Ensuite le Parlement européen voit sa sphère de co-décision sétendre. Mais il faut rappeler quil na quasiment aucun droit dinitiative, que la co-décision nempêche pas le Conseil des ministres dexercer la fonction législative décisive, et que les décisions les plus importantes lui échappent (tout ce qui concerne la fiscalité, la protection sociale, les fonctions régaliennes des Etats), pour lesquelles il est seulement consulté.
Enfin il existe un droit dinitiative pour les citoyens dEurope eux-mêmes. Miracle de la « démocratie participative » ! Mais regardons-y de plus près : il faut que ces citoyens soient au nombre d un million et quils soient des ressortissants dun nombre significatif dEtats membres. Admettons. Tout ce quils peuvent faire est « dinviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent quun acte juridique de lUnion est nécessaire aux fins de lapplication de la Constitution » (article I-47, je souligne), tout cela devant être précisé par une future loi. La Commission est ainsi entièrement libre de ne pas donner suite. Et aucune révision partielle de la Constitution nest possible par cette voie.
Au regard de ces « avancées » on peut constater en revanche que le projet de Constitution renforce les institutions telles quelles existaient déjà, cest-à-dire : un système de décision intergouvernemental décroché de toute délibération parlementaire (et quand on sait les énormes privilèges dont dispose lexécutif dans la Constitution de la V° République, on voit ce que cela veut dire) ; une Commission dont le président et les membres sont désignés par les chefs dEtat, qui a un quasi-monopole de linitiative et peut se voir déléguer le pouvoir dadopter des règlements contraignants (seule « avancée » : le Parlement peut récuser le candidat à sa présidence proposé par les chefs dEtat ; mais il ne peut en proposer un autre) ; un Parlement européen, qui na pas de mandat précis, faute de véritables programmes politiques (qui sait donc pour quoi il a voté lors des dernières élections européennes ?), dont les compétences sont limitées, et le rôle souvent réduit à lapprobation ou au veto, tant la procédure de co-décision est lourde (elle peut comporter jusquà trois lectures et une conciliation) ; une Cour de justice de lUnion, qui a un rôle de jurisprudence énorme (cf. ci-dessus) ; une Banque européenne dont les gouverneurs sont choisis par les gouvernements mais qui, ensuite, agit en totale indépendance (on y reviendra).
Le seul « progrès » consiste dans la manière daméliorer le fonctionnement des institutions dans une Europe à 25. Or, voyez le brillant résultat pour la Commission (qui est à la fois un centre dinitiative législative et un exécutif européen sous contrôle certes du Conseil des ministres, mais dont on connaît le pouvoir) : les dix nouveaux membres de lUE (17% de sa population) nommeront 40 % des commissaires ; avec la rotation égalitaire prévue pour les 15 membres ayant le droit de vote, sera exclu pendant cinq ans sur dix tout commissaire allemand ou français. Il y aura un président du Conseil (au lieu de lactuelle présidence tournante), mais sans pouvoir véritable. Il y aura un ministre des Affaires étrangères, mais il ne pourra parler que sil dispose de lunanimité des voix des ministres des 25 pays membres.
Il peut paraître incroyable que les Etats fortement peuplés aient accepté des règles pouvant les mettre en minorité. Lexplication est simple : le système reste fondamentalement intergouvernemental et les gouvernements savent que la règle de lunanimité, qui prévaut sur tous les sujets majeurs, leur permettra de négocier en position de force, tandis que les petits pays seraient mal venus de tout bloquer.
Au total non seulement les « avancées démocratiques » sont insignifiantes, mais encore le risque de paralysie nest nullement évité. LEurope restera un système bâtard : ni Fédération, ni Europe des nations, ni système confédératif (cest-à-dire comportant une part importante de supranationalité). Et elle restera caractérisée par une confusion des pouvoirs contraires à tout régime démocratique (cest ainsi que le Conseil des ministres est à la fois un législateur, un gouvernement et une Chambre haute).
la suite dans un prochain épisode...