Salut à tous et toutes
Je suis français et écrivain, je vis en Turquie, et ma femme est de nationalité turque (grand-père paternel arménien et grand-père maternel kurde, ca fait un sacré mélange), se considère citoyenne turque, n'est pas forcément pour l'entrée en UE sauf si cela amène plus de démocratie dans son pays, et enseigne le latin et le grec ancien à des nouvelles générations de philologues et d'archéologues depuis 10 ans.
Pour mes livres semi-historiques, j'ai étudié l'histoire de la Turquie des Seldjoukides à nos jours pour comprendre ce peuple cosmopolite et disparate, où les grandes fractures sociales et religieuses détruisent une unité qui aurait pu en faire, avec le temps, une grande puissance démocratique - ce qui en fera sans doute une si les progrès annoncés sont tenus. Ce que je vais écrire ici ne concerne par l'entrée de la Turquie en Europe, mais une remise au point sans prendre partie de quelque manière que ce soit. Peut-être me trompé-je sur certains points, aussi je vous demanderai de me reprendre si je fais une erreur, de manière à ce que j'apprenne aussi.
Cela fait trois ans que je vis ici en Turquie, navigant entre Istanbul, Ankara et Iskenderun, et je n'ai JAMAIS fait l'expérience de n'être "que" toléré. Au contraire, je me suis bien intégré à la population, surtout parce que j'ai fait l'effort d'apprendre les bases de la langue turque - et c'est pas de la tarte, la famille linguistique est agglutinante, à l'instar du finnois et du hongrois (qui sont aussi venus d'Asie Centrale, d'ailleurs). J'ai un ami français qui est prof de chimie/physique, aussi, qui est accepté bien plus facilement qu'un immigré le serait en Europe. Ceci étant dû, bien sûr, à cette tradition de tolérance envers l'étranger et ce qu'on appelle le "yabancisever", l'amour de l'étranger. Je modère ce propos en disant tout de même qu'il existe, comme en France, un Front National turc (non religieux) qui déteste les immigrés d'autres pays (surtout les Russes) et les minorités (ce terme me fait bien rire, étant donné la TAILLE des minorités).
La religion :
C'est vrai, 90% des turcs sont musulmans, mais comme pour une France à 90% catholique, il faut voir la répartition de ces musulmans et le degré de participation et de pratique. De toutes les personnes que je connais (ca en fait une bonne centaine, en Turquie), aucune - je dis bien AUCUNE - ne va à la Mosquée ou même prie. Bien sûr, cela dépend des régions ou des quartiers, mais les turcs ont une approche de l'Islam qui fait que les autres pays islamiques les considèrent comme des hérétiques : contrairement à ce que disent les détracteurs incultes dans les débats télévisés français, je ne vois pratiquement aucune femme voilée dans les rues - attention, je ne parle que des grandes villes -, mais des femmes libres, les cheveux aux vents, étudiantes, fonctionnaires et employées, cadres par centaines de milliers. Il n'y a qu'à regarder les couvertures des magazines turcs - dont la plupart ne sont que des magazines européens implantés, disons-le clairement (Elle, Marie-Claire, etc...) pour voir que les turcs sont totalement irrévérencieux pour la religion dans leur vie de tous les jours - leurs religions seraient plutôt l'argent et le foot. C'est pour ça que j'appelle la Turquie "La Petite Amérique", même s'ils sont moins religieux que les Américains.
Quant aux femmes voilées, les autres pays musulmans crient au scandale quand les turcs les plus extrémistes organisent des défilés de mode de voiles et de vêtements colorés avec des top models turcs qui ne portent jamais le voile. D'ailleurs, c'est tellement stupide que les turcs eux-mêmes se moquent de ces défilés dans la presse avec un engouement démesuré.
Les citoyens et citoyennes turques sont 99% à boire de l'alcool ouvertement (de très bons vins locaux et de la bière maison) et à fumer - ce qui est interdit par le Coran, je crois?
Lors du Ramadan, très peu suivent le jeûne, ou alors le font comme une espèce de fête qui permet de se réunir entre amis et collègues à la tombée de la nuit. Petit point négatif : dans des villages de l'est et du nord-est ou des petites villes des mêmes régions, cela dérange énormément les gens que l'on mange pendant la journée durant le Ramadan, mais c'est très rare. Dans les villes, les restaurants sont pleins le midi même en plein Ramadan. De ce côté, comme je l'ai dit, les Turcs sont irrévérencieux envers l'Islam, ce qui agace les autres pays musulmans.
Le voile : la question du voile est encore plus stricte en Turquie qu'en Europe. Il est formellement interdit d'entrer dans un espace public d'enseignement et de justice avec un voile recouvrant les cheveux. Cela va jusqu'à l'aberration de voir une femme voilée qui est jugée ne pas pouvoir entrer dans une cour de justice pour assister à son procès. Et les turcs peuvent se montrer abherrants jusqu'à l'extrême.
Cela va encore plus loin : la pilosité faciale étant la marque de l'Islam pour les militaires turcs, les militaires ne peuvent porter ni barbe ni moustache.
Enfin, pour finir sur la religion, je vois plus d'extrémistes islamistes en France et en Allemagne qu'en Turquie.
Les minorités religieuses sont
* le judaïsme (une communauté à Istanbul). Historiquement, Mehmet II a accepté de donner l'asile aux Juifs fuyant l'inquisition espagnole, n'ayant pas de préjugé religieux et admirant la première religion monothéiste du monde. A noter que beaucoup de juifs fuyant l'Allemagne nazie se sont enfuis en Turquie avant la seconde et pendant la seconde guerre mondiale, car terre d'asile sûre pour eux. (Si je me trompe, dites-le moi, mais je l'ai lu dans des livres anglais et français d'auteurs européens comme Patrick Kinross et Jean-Paul Roux).
* le christianisme catholique (beaucoup de chrétiens turcs à Hatay, la région d'Antioche et d'Iskenderun : c'est assez normal d'ailleurs étant donné le passé de l'occupation chrétienne dans ces parages, et la proximité de la Syrie et du Liban)
* le christianisme orthodoxe : le patriarcat orthodoxe est implanté à Istanbul depuis que Mehmet II, à la conquête de Constantinople, l'avait invité à le faire. En effet, au lieu d'anéantir toutes les autres religions comme le faisaient les chrétiens à l'époque, Mehmet, en bon oghuz musulman héritier de la tradition des Seldjoukides, a précisé que l'Empire Romain d'orient n'avait fait que changer de mains, pas de religion. Cela changera au cours du règne de Soliman, 70 ans plus tard, moment où l'Islam s'est un peu durci dans l'Empire Ottoman, mais depuis ce moment, le patriarcat orthodoxe gère la vie orthodoxe des Balkans et de la Russie depuis Istanbul.
Petite anecdote sympa :
Mehmet II signait toujours ses lettres "Empereur de Rome". Pour lui, il avait conquis l'ensemble du territoire de l'Empire romain d'Orient, et était monté sur le trône laissé vacant. L'Empire avait, pour lui, juste eu un "changement de dynastie". C'est pour ça qu'il a supplié le Patriarcat orthodoxe de revenir à Constantinople et qu'il a voulu faire, comme pour l'Empire romain d'orient, un empire cosmopolite représentant de tous les peuples et de toutes les religions de cette région : il était fasciné par la diversité de l'humanité en ces matières. Il a quand même ordonné à ses troupes de ne pas piller Sainte-Sophie qui, même en temps que Mosquée (maintenant un musée), a gardé TOUTES les mosaïques chrétiennes jusqu'à nos jours. Etonnant, non?
* Les musulmans Alévis : Mélange d'Islam chi'ite et de chamanisme, dignes héritiers des Oghuz musulmans venus d'Asie Centrale, ces gens sont tout de même 12 millions en Turquie, et leur religion n'est pas reconnue par l'état Turc (qui est sunnite, rappelons-le). Les Alévis vont dans des "Maisons du Peuple" et font des cérémonies chamanistes assez simples, prêchant le rapprochement de Dieu par la nature. Les Alévis sont des citoyens turcs de toutes origines, et le refus de les reconnaître comme religion à part entière est à mon avis une erreur monumentale du gouvernement turc. Erdogan est allé jusqu'à dire qu'il n'y avait pas de religion alévie en Turquie il y a à peine un an, ce qui a fait les choux gras de la presse à scandale.
La condition des femmes :
Points positifs :
* La femme a le droit de vote depuis 1936 en Turquie (en France depuis 1945)
* L'Interruption Volontaire de Grossesse est LEGALISEE depuis 1974 (en France depuis quand?) et personne ne fera ici de sermons moraux pendant quinze jours pour essayer de te faire garder l'enfant. C'est radical : vous voulez avorter aisément? Allez en Turquie, les médecins sont des pros et ils ne posent pas de questions. (Mon expérience personnelle et celle de ma femme parlent)
* Le droit d'accepter le divorce n'appartenait qu'aux femmes jusqu'à il y a 10 ans. Si la femme ne voulait pas divorcer, le mari devait rester marié. Maintenant, les hommes peuvent demander le divorce. (Encore une fois mon expérience parle : un ami de ma femme n'a pas pu divorcer jusqu'en 1995, où Tansu Ciler - premier ministre femme - a fait passer une loi pour que les maris puissent aussi demander le divorce).
* Partout où je tourne mon regard ne je ne vois que des femmes émancipées, indépendantes, fortes et égales des hommes, dans la vie comme au travail. C'est vrai surtout dans les métropoles, puisqu'elles travaillent et gagnent de quoi subsister seules, quelquefois au prix d'une rupture avec la famille si celle-ci est un peu trop réactionnaire. Mais les mentalités changent vite avec le temps.
Les points négatifs :
* Il existe, c'est malheureusement vrai, encore dans une partie de la moitié Est de la Turquie les crimes d'honneur (la fille ou la femme est violée par un autre, et le frère, mari ou membre de la famille se croit d'un devoir d'exécuter la pauvre femme violée pour laver son honneur - lamentable), mais ils sont fermement réprimandés par la loi. Je ne sais pas où un des intervenants a été prendre l'exemple du boulanger un peu plus haut - sans doute y a-t-il eu exagération car si c'avait vraiment été le cas, la presse aurait repris avec plaisir l'affaire, mais les coupables de crimes d'honneur sont jetés en prison sans ménagement et jugés sévèrement.
* La loi sur l'adultère : Erdogan a fait l'erreur de sa vie ici, ou alors c'était une stratégie enfantine pour montrer à l'UE que la Turquie pouvait s'adapter en retirant immédiatement la loi à la demande du parlement européen. Cette loi, même minimisée comme ils ont voulu la faire passer, était dangereuse pour les conjoints (homme COMME femme). Heureusement que la pression européenne et les journaux turcs se sont emparés de l'affaire (surtout la pression européenne, d'ailleurs), sinon il y a des chances que cette loi eut pu passée. (Ouf).
Le problème militaire :
Il est malheureusement ancré dans les mentalités. Malheureusement, et heureusement, c'est un paradoxe pour la Turquie. Les deux coups d'état de 1960 et 1980 n'ont pas arrangé les choses. Celui de 1960 a voulu arrêter la montée d'un fascisme de droite qui n'était pas religieux, et a donné le multipartisme au pays. Celui de 1980 a voulu remettre de l'ordre dans un pays où le multipartisme allait dégénérer en guerre civile. Les militaires des années 1980 ont cru bon d'enrayer le mouvement socialiste et communiste turcs des années 70 en permettant aux religieux de construire des mosquées partout. La devise des militaires ayant pris le pouvoir à l'époque était : "Plutôt le vert musulman que le rouge communiste". Tragique erreur et retour en arrière dans le passé, car l'islam dur a pu trouver un terreau fertile et les mosquées ont fleuri comme des champignons partout, même si le multipartisme revenait en force, provoquant des crises au sein des gouvernements instables qui se sont succédés et si l'islamisme dur, finalement, en Turquie, reste irrévérencieux et malléable à souhait.
Maintenant, actuellement, l'armée a été amputée de son pouvoir de contrôle sur l'état par la suppression du conseil mensuel de sécurité de l'Etat, mais elle reste toujours en retrait, regardant avec acuité ce qui se passe.
Je ne peux pas me prononcer sur les questions arméniennes et kurdes, ne connaissant pas bien l'histoire de ces tragédies humaines.
Pour Chypre, je suis plus réservé. Je sais seulement qu'une guerre civile a éclaté sur l'ile après que l'Angleterre lui ait donné son indépendance. 400000 chypriotes grecs, 100000 chypriotes turcs, comment les autorités anglaises de 1960 n'ont pas vu qu'ils allaient se sauter à la gorge quelques années plus tard, après des siècles d'inimitié, cela je n'arrive pas à le comprendre.
Une chose à rétablir tout de même, détrompez-moi si je m'enduis d'erreur : les chypriotes grecs étant plus nombreux (et sous la houlette des généraux fascites Grecs (je rappelle le coup d'état grec de cette époque, les turcs ne sont pas les seuls à être spécialistes)), je me doute que le plus de victimes était du côté des chypriotes d'origine turque, et les Nations-Unies ont été appelées à l'aide sans résultat. Aussi la Turquie a pris sur elle-même d'intervenir pour éviter un massacre. Pourquoi, à cette époque-là, rien n'a été fait? Pourquoi les Nations-Unies n'ont rien fait? Pourquoi les Etats-Unis n'ont rien fait? Pourquoi l'Europe n'a rien fait pour tenter d'apaiser les choses? J'avoue ne pas comprendre, à part si c'est du même calibre que la non-intervention de l'Europe et des Nations-Unis en ex-Yougoslavie. Si quelqu'un pouvait m'éclairer?
* La torture en Turquie :
J'ai malheureusement constaté quelquefois (mais pas toujours) des problèmes de cette nature: les policiers se laissent un peu trop aller, habitués depuis des décennies à y être autorisés par les militaires lors des coups d'état et des manifestations (qu'elles soient de tous bords), et même si je ne vois que des améliorations et une formation de plus en plus sévère de l'encadrement policier depuis quelques années, il est vrai qu'il va falloir du temps pour faire oublier cet aspect négatif. Même si personnellement, je n'ai jamais vu d'actes de violence dans les rues, j'en vois à la télévision, malheureusement. Si les négociations d'adhésion (je ne dis pas l'adhésion elle-même) à l'Europe peut faire aussi progresser les choses de ce côté, ce ne serait pas mal.
La torture ne s'arrête évidemment pas au physique, mais aussi au mental. Le poids des administrations, la lenteur du système judiciaire - qui est par ailleurs assez juste, j'ai pu le constater par certains côtés - et la lourdeur des vieux articles de loi et de la constitution refondue datant du coup d'état de 1980 fait que la vie de TOUS les citoyens en Turquie (même pour ma femme et moi) est assez difficile.
Mais j'ai bon espoir tout de même. La Turquie est un pays au sang jeune et vigoureux, et les nouvelles générations - et cela Erdogan l'a bien compris - veulent changer les choses, adopter une manière de vivre proche de l'Europe et des valeurs démocratiques sans oublier leur culture - qui est l'héritière de la culture Oghuz d'Asie Centrale mélangée celle des philosophes moyen-orientaux et celle aussi des derniers vestiges de l'Empire de Byzance. Un sacré mélange, qui est toute la différence avec les pays d'Afrique du Nord ou de Mésopotamie avec la Turquie.
Je crois que je vais m'arrêter là pour aujourd'hui avant de vous saouler trop de mes mots
Je reprendrai plus tard ou si vous avez des questions sur la vie des gens en Turquie, actuellement, ou de son histoire, si vous vous interrogez autrement que par des préjugés - ou pour essayer d'éclairer la raison de ces préjugés-, je me ferai un plaisir de vous répondre en essayant de garder un maximum d'objectivité.