Citation :
Le mot travail vient du bas latin tripalium (VIe siècle) instrument de torture formé de trois pieux. Altération sous l'influence de la famille de trabs, trabis : poutre. (travée) Au XIIe siècle: Travail : Tourment, souffrance. Travailler : Tourmenter, souffrir. Au XVIe siècle : "Se donner de la peine pour".
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Fondamentalement, le travail est l'activité par laquelle lhomme entreprend darraisonner la nature. Chasse, pêche, cueillette sont encore des actions naturelles qui ne font queffleurer la nature, y prélèvent un tribut modeste qui la laisse intacte. C'est pourquoi, on dit que la révolution néolithique est révolutionnaire en ce quelle passe dune adaptation de lhomme à son milieu, dune sorte de symbiose, à une adaptation par lhomme de ce milieu (domestication despèces, aménagement du paysage, appropriation sédentaire du territoire, fabrication de substances non spontanément présentes dans la nature telles que métaux et alliages...). Or, tout cela, dit Rousseau, est le produit fortuit dune " circonstance extraordinaire ", ce qui tend à suggérer que tous les développements de la civilisation et du travail qui accompagne celle-ci navaient rien dinéluctable et que lhomme pouvait continuer de " sen tirer ", sans faire grand-chose, comme nous le montre, aujourdhui encore, les sauvages fort occupés de fêtes, de peinturlurages corporels, dépouillage convivial et de rites divers bien plus absorbants que le boulot-métro, triste apanage des civilisés fils du blé et du fer. Cet état béni de sauvagerie était " le meilleur à lhomme ", le " moins sujet aux révolutions " et lhomme nen sortit " que par quelque funeste hasard qui pour lutilité commune eut dû ne jamais arriver ". Car enfin quen est-il des soi-disants avantages libérateurs du travail ? On voit surtout cette aberration que pour se libérer (croit-il) du besoin et de la nécessité, lhomme senchaîne à un univers laborieux toujours plus colossal. Il est naïf de croire que le travail viendrait soulager un besoin en une sorte de réponse fermée et définitive. En réalité, le travail créer ses propres besoins, que de nouveaux travaux doivent alors satisfaire, lesquels à leur tour... En outre, le besoin satisfait par quelque travail ne supporte bientôt plus dêtre frustré ce qui conduit à tout faire pour que la satisfaction soit toujours mieux et plus assurée et par conséquent à un surcroît defforts. Hegel à écrit une forte page sur ce mouvement de complexification et de raffinement et des besoins et des travaux requis pour les satisfaire (cf. Principes de la philosophie du droit, §. 190-191). Bref, on en arrive à ce cercle comique qui consiste à se donner un mal fou pour inventer de quoi soulager sa peine ; moyennant quoi les dispositifs censés soulager la peine des hommes sont employés à produire davantage pour satisfaire un désir croissant et lon travaille autant sinon plus quavant. Bref, ceux qui prétendent que lhomme se libère par son travail, ne veulent pas voir quen réalité il semprisonne lui-même dans un dispositif formidable dont lexpansion est irrésistible, et dont il devient lui-même lesclave. En sorte que lhomme est la proie moins dune nécessité externe, celle de subvenir à ses besoins, que dune nécessité interne à sa propre entreprise censée desserrer cet étau du besoin et qui substitue à un besoin primitif finalement bien peu exigeant et fort aisé à satisfaire, un besoin proliférant, omniprésent, lancinant. Et Rousseau de retrouver les accents des moralistes cyniques ou stoïques pour railler ces hommes qui sexténuent en vue de la satisfaction, perdant leur vie en prétendant la gagner et lembellir, se donnant un mal de chien en visant un bonheur que les moyens employés pour atteindre cet fins leur interdiront à jamais de réaliser (cf. début de la note " i " du second Discours). Le travail, au sens que la civilisation a donné à ce terme, nétait donc nullement nécessaire. Il lest seulement devenu au sein dune entreprise qui, loin de libérer lhomme du besoin, lasservit à un besoin toujours plus étendu et factice et du coup le conduit à simposer les contraintes exténuantes dun travail planétaire. On ne chasse plus dans " les vastes forêts " simplement pour regarnir le garde- manger, on sarcle au long du jour " en des campagnes riantes quil [faut] arroser de la sueur des hommes parce quune récolte réclame des soins de tous les instants pour nêtre pas gâtée. " Une nécessité naturelle primitive sest muée en nécessité artificielle formidable génératrice de contraintes de plus en plus contraire à la vie belle et bonne : pour tenir à bout de bras lunivers planétaire du travail, il faut travailler sans repos de longues heures, travailler la nuit, faire les 3x8, détraquer nos rythmes de vie. Le travail devient contre-nature, il difformise la vie, la rend parfois obsessionnellement dépendante (produire plus, gagner plus) ; de moyen il devient fin par une perversion fréquente et typique. Ainsi peut-on comprendre cette réputation odieuse quil a prise et quil puisse apparaître comme une sorte de " loi dairain ", de malédiction, de fatalité, de châtiment qui pèse sur lhumanité pour quelque obscur faute ou par quelque malignité dun absurde destin.
Or, il se pourrait bien que soient de la sorte méconnue ou mal appréciés divers aspects du travail. On peut sans doute admettre que le travail ayant pour fonction fondamentale dassurer la subsistance des communautés humaines à proportion de leur développement et de leur complexification, occupe une place tout de même subordonnée par rapport aux buts et aux entreprises que lhomme ainsi libéré de besoin matériel peut se proposer. Il est frappant de voir Marx rejoindre Aristote dans cette idée que la libre praxis sera nécessairement au delà de la pesante poiesis. Peut-on pour autant méconnaître que le travail soit aussi quelque chose où lesprit est présent et actif, où lhumanité en ses meilleures qualités se montre et se prouve, bref quelque chose où la nécessité extérieure en son aspect le plus pauvre et le plus immédiat se fait arraisonner par les ressources de lintelligence et de lingéniosité, de la patience et de lopiniâtreté, de limagination, de la volonté, du goût de leffort et même de lamour du travail bien fait, fini, toutes qualités remarquablement absentes à cet égard dans les analyses dAristote pourtant si apte par ailleurs à lobservation ? Lexamen et la reconnaissance de ces caractères du travail où sinvestissent la pensée et la volonté justifient la constitution dun sens original du terme de travail. Le travail cest sans doute cette sphère technico-économico-sociale de la production, de lorganisation de celle-ci, de lappropriation et des échanges quon a considérée jusquà présent et dont lappréciation donne lieu à ces jugements antithétiques ; mais cest aussi une activité opératoire dun certain type. Si le terme de travail a largement débordé le cadre de ce monde du travail et semploie en des circonstances et des situations très variées et très larges (le boxeur travaille son gauche, le maître travaille son cours, lartiste son oeuvre ou son rôle, ladministrateur son dossier, le philosophe son concept, puisque la pensée elle-même travaille comme le montre Spinoza dans son passage connu du Traité de la réforme de lentendement, §. 30) cest parce quil a fallu admettre que la poiesis nétait pas sans pensée, participait delle, ce qui revient à dire que travail et pensée, travail et esprit ne sont pas étranger lun à lautre. Le travail nest donc pas seulement ce complexe technico-économico-sociale, cette infrastructure matérielle des sociétés qui répond, croit-on, à une nécessité vitale ; il nest pas seulement la tâche quun nombre plus ou moins grand dindividus est contraint deffectué chacun pour son compte afin de gagner sa vie (le métier) ; il est aussi quelque chose dopératoire en général, une démarche sérieuse où sinvestissent les forces humaines en vue de produire un ouvrage et ceci en des occurrences parfois très éloignées de la production matérielle ou du gagne-pain et nullement sanctionné par quelque aspect économique comme cest le cas pour les deux significations précédentes. Cest pourquoi, si pour Aristote lhomme politique étudiant un dossier (ou le philosophe confectionnant un traité) ne " travaille " pas (cest de la praxis), pour nous il le fait, non en ce quil relèverait du monde du travail ou en ce quil gagnerait son pain mais en ce quil peine pour élaborer une matière (administrative ou diplomatique, scientifique ou pédagogique) pour en tirer un résultat (règlement, traité, concept, argument...). La contrainte elle-même, qui est rarement absente du travail, na pas quun visage nécessairement rebutant. Elle est cette tension inhérente à lopération laborieuse qui doit sastreindre à la discipline dun ordre, dune méthode, à lattente soutenue, au réalisme qui ne doit pas diverger, à la patience qui réfrène un désir qui veut tout tout de suite et na pas le sens des contraintes inhérentes au processus en son ordre. Elle secoue linertie et la mollesse, dope le caractère, oppose la rationalité du faire ordonné à lanarchie du désir. Hegel a raison de dire que le travail forme (cf. Phénoménologie de lEsprit, IV) cest-à-dire quil éduque et en cela participe au processus déducation de lhumanité. Le travail comme opération peut donc être considéré comme une conduite en laquelle est possible aux hommes, sinon de se réaliser entièrement, du moins de réaliser quelque chose deux-mêmes qui importe car louvrier est la manifestation et louvrage le miroir objectivé de ses facultés. Et cest pourquoi, un simple clou peut-être dit quelque chose de plus haut que les plus belles production de la nature car il est loeuvre, non dune force aveugle, mais dun esprit et dune volonté qui se savent. En ce sens, le travail apparaîtra, non comme le fruit malencontreux de quelques hasard externe, mais comme une nécessité interne à lhumanisation de lhomme. Mais alors, nous voici bien loin de Rousseau ! En vérité, nous sommes bien plus près de notre auteur quil ny paraît car cette nécessité interne ne relève-t-elle pas de ce que Rousseau appelle la " perfectibilité ", apanage de notre seule espèce ? Le rapport même difficile de lhomme comme pur animal à son milieu ne nécessitait pas le travail (ni même dabord la socialité). Mais lhomme nest pas un pur animal lors même quil le semble et il ne pouvait pas ne pas sortir de létat de nature (et même de la sauvagerie) et cela conformément à sa nature cest-à-dire conformément à ce que la nature voulut pour lui. Le perfectionnement humain était nécessaire cest-à-dire inévitable, inéluctable et même, ladmet Rousseau, nécessaire parce quindispensable et souhaitable pour un être qui, sans lui, fut demeuré stupidement insensible " vivant sans rien sentir, mourrant sans avoir vécu ". Le travail procède de la nécessité inhérente à la perfectibilité et il est nécessaire pour le perfectionnement de lhomme : Emile apprendra un métier. Mais comme la socialité (et dune manière générale, lhumanité de lhomme), le travail recèle le meilleur et le pire, la vertu et la dépravation, lhumanisation et la dénaturation.
Message édité par l'Antichrist le 05-09-2004 à 10:21:21