Votre débat sur la richesse, me suggère cette réflexion (très générale, je le concède) sur l?argent.
Nous éprouvons une gêne vis-à-vis de l?argent. Face à un homme qui fait étalage de son argent, ou dont le comportement rappel qu?il est riche, nous sommes gênés. Pourquoi cela ? Pour répondre à cette question, nous pouvons entendre Mauss et son Essai sur le don. Dans toutes les sociétés, une exigence parle : l'exigence que les relations humaines soient " par-dessus le marché ". Il faut viser en toute chose le supplément. Nous comprenons ainsi la différence entre le pourboire et le contrat. Je passe un contrat de travail : je travaille 35 heures et je suis payé 6000 francs (01). Tel est mon contrat : il n'y a pas de pourboire. La gêne vis-à-vis de l'argent est la gêne des relations purement contractuelles qui ne sont ni humaines ni désirables. Ce qui fonde l'équivalence (A = A), donc l'argent, c'est l'élément le plus abstrait. En tant qu'il exprime l'équivalence, il exprime l'a-humain. L'humanité commence dans le " par-dessus le marché " : dans le présent, dans le cadeau, dans le don mais aussi au-delà des règles du marché en tant qu?instance d'échange des biens humains. Mais si le marché est l'instance d'échange, il est par essence dans le comptable. Le marché ne connaît pas le présent et le don. Le souci d'un marchand ou d'un patron, c'est que 1 dollar devienne 2 dollars. Le souci réside en la multiplication de la mise de départ. Nous sommes donc dans le contrat et jamais dans le pourboire.
La revendication du travailleur est fondée philosophiquement avec Mauss car elle vise le par-dessus le marché alors que la philosophie capitaliste ne vise que le contrat. Le capitalisme n'est pas haïssable comme source de l'injustice moderne mais surtout comme ce qui incarne les relations seulement comptables, ce qui peut se compter sans reste, sans supplément. Mauss apporte donc à Marx une aide inquiétante : le capitalisme permet de comprendre l'exploitation. Nous n'aimons pas dans le capitalisme non ce qu'il produit mais notre propre détestation de l'argent. Ne pas aimer l'argent, c'est ne pas aimer ce qui convertit tout, puisque l'argent peut établir l'équivalence entre x tonnes de blé et x tonnes de cirage. Ne pas aimer l'argent, c'est ne pas aimer l'indifférencié, c'est ne pas aimer l'idée selon laquelle tout a un prix. A ce moment là, tout peut tout valoir, l'argent servant d'agent de conversion universelle. L'argent est donc l'instrument abstrait par excellence qui permet de mettre tout ce qui existe dans le monde sur une échelle sans qu'il reste une place pour le supplément, le cadeau, le présent, le don, bref l'humain.
Quelle est la fondation de la détestation des rapports purement comptables ? Dans la distinction choses / personnes qui est inexistante. Quand je vends et j'achète, je dois faire une différence entre chose et personne, entre le réel et le personnel. Je peux vendre ma voiture, pas mes enfants : le droit ne le reconnaît pas. La frontière n'est pas claire. Quand je vends un objet, chacun considère que l'objet emporte quelque chose de la personne, d'où les rites par lesquels le possesseur précédent abandonne son droit. En échange de la fille donnée en mariage, on donne des biens. Les relations marchandes sont ici : il faut manifester qu'on est au-dessus du contrat. C'est la différence entre droits réels et droits personnels. Au-dessus du strict contrat, je vois l'importance de l'argent : " J'offre le champagne " s'il m'arrive quelque chose dont je veux faire profiter tout le monde. Quand chacun de nous donne dans des relations comptables, il espère tout le temps un par-dessus le marché. Le don de sa vie de l'ouvrier n'est pas vécu comme suffisant au salaire : il faut la couverture-maladie ! Comme dans l'esclavage, aussi longtemps que vous possédez l'esclave, il est à votre charge. Le patron et le salarié sont dans des relations comptables. Or la philosophie du don, c'est de dire que la vie n'est pas ainsi : le contrat épuré n'existe pas et n'a jamais existé. Nous n'apprécions pas cet homme qui - dans Les caractères de La Bruyère - décortique le prix de chaque plat et le salaire de son cuisinier, à ses invités. Pourquoi une gêne ou même un énervement vis-à-vis de cette attitude ? Parce que l'invitation (le don, car on lance des invitations et on donne une réception) est par essence dans la sphère du cadeau, du don, de ce qui n'a pas de prix. Connaître le prix d'un cadeau le vide de sa nature de don c'est-à-dire de ce qui est au-delà du comptable. Et donc de son caractère proprement humain.
Mais alors, comment comprendre notre monde ? Nous avons vu que le préjugé concernant l'argent réside en ceci que l'argent apparaît générateur de gêne. Nous sommes gênés par l'argent et nous avons raison de critiquer l'attitude des hommes qui vivent et visent l'argent. Or, l'argent est une réalité à laquelle nous sommes confrontés. Comment est-il possible que nous soyons à la fois gênés et immergés dans le monde pécuniaire ? Si les relations comptables nous mettent mal à l'aise, comment se fait-il qu'elles existent ? Pourquoi n'y a-t-il pas que le don ?
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Ce que nous aimons dans la relation, c'est le par-dessus le marché, c'est le supplément. C'est ce que Lacan appelle le " plus de jouir " : ce qui tient le désir, c'est le petit supplément. La fille est une fille et elle met des dessous affriolants. C'est le supplément, c'est le par-dessus le marché qui fait tenir le monde. Mais si l'humanité est dans le par-dessus le marché, pourquoi le comptable existe-t-il ? Pourquoi des relations marchandes ? Il s'agit de comprendre l'humanité du marchand. Comment peut-il parler avec considération de l'argent ? Sans le dévaloriser, sans en faire une catégorie infamante ? Parce que tout a un prix : d'une heure de travail à un mort sur la route, tout a un prix. Certaines professions résident dans le calcul des coûts qu'occasionnent une heure de travail perdue ou bien une mort à cause d'un accident de la route. Prenons ce dernier exemple : l'accident coûte une certaine somme d'argent à l'Etat (la réfection de la route, la réparation des dégâts, la mort de citoyens). On peut la calculer et on la calcule effectivement. Tout a un prix. Dire " L'homme est inestimable " est le discours de la belle âme : ce n'est pas le discours du monde tel qu'il est. La philosophie du don n'est pas réaliste : elle veut que l'homme ait une valeur et même soit une valeur, donc un par-dessus le marché. Or, les hommes ont un prix : on calcule tous les jours le prix des hommes. Le monde tel qu'il est (et non pas tel qu'on voudrait qu'il soit) est affaire de prix : tout s'estime à certains prix sans excédent. C'est le travail du comptable ou du Ministère du Budget de tout rationaliser, de tout calculer. Là, il n'y a pas de place pour de l'inestimable. Il faut tout estimer et on estime effectivement tout : on " boucle " le budget. Cette expression signifie le fait d'englober la totalité des faits. Tout ce qui compte dans le monde est compté et comptable. La gestion d'une entreprise passe par l'estimation de tout ce qui est. A quelle fin ? Pour ne pas perdre de l'argent. Laisser de l'inestimable dans le monde, c'est laisser une place à ce qui n'a pas de prix. C'est courir le risque de perdre de l'argent. Cela est en contradiction avec l'aspiration fondamentale qui consiste à avoir toujours plus d'argent. Le discours de la belle âme vaut peut-être dans des spéculations éthiques ou métaphysiques : il n'est d'aucune utilité dans le monde tel qu'il existe.
Comment penser sérieusement le préjugé qui concerne l'argent ? Il s'agit de réhabiliter la figure du marchand comme le fait Shakespeare dans Le marchand de Venise avec le livre de chair contre le livre d'argent. Le juif emprunte de l'argent au beau noble, à l'usurier c'est-à-dire à celui qui fait de l'argent avec de l'argent. Le juif fait de l'argent avec les vices : les femmes et les salles de jeux. C'est l'âme damnée. D'où une parthénogenèse de l'argent qui se reproduit lui-même (les intérêts). L'argent a une fécondité célibataire. Shakespeare montre qu'avec l'argent, on ne perd pas tout. Si nous n'avons pas la chair, nous pouvons au moins avoir l'argent. Il ne s'agit pas d'oublier que les relations de personne à personne peuvent faire fonctionner les suppléments de sorte qu'on peut tout perdre. Si l'esclave donne sa vie et le maître son respect, il y a lien mais rien de plus. Le lien ne dédommage de rien. Au moins avec l'argent on a quand même quelque chose. A force d'être dans le don, je peux tout perdre : mon amoureuse (ou mon amoureux) peut me quitter et donc me quitter sans reste. Il ne me reste alors rien. Et ce rien, c'est le risque que prend le don. Le marchand, et telle est l'une des leçons de Shakespeare, n'est pas à rejeter comme inhumain mais comme au contraire l'homme qui nous en apprend beaucoup sur l'humanité. Celle-ci ne peut supporter de tout perdre. Elle veut garder quelque chose : l'argent apparaît comme ce que l'on peut garder et qui dédommage de la perte. L'argent a donc un côté sérieux : le dédommagement de l'horreur d'avoir perdu dans la sphère du don. Quand je n'ai plus de donataire, je ne suis plus donateur au moins peut-il me rester l'argent. La figure du marchand apprend le dédommagement et l'importance du dédommagement aux hommes : je ne peux pas avoir la chair mais au moins il me reste l'argent.
Ne peut-on penser à La cerisaie ? Les serviteurs pensent à l'Age d'or. Lapakine, lui, vend tout. C'est lui l'image de la vie. Donc le monde de l'argent est du côté de la vie. Vendre pour effacer la dette, c'est faire en sorte que la vie passe. Il faut vivre le choc violant et violent de la mélancolie. Nous vivons en acte (dramatique : qui agit) cette formidable mélancolie qui consiste à vivre le deuil de la non-substitution. D'ailleurs toute société vit ce deuil : on a parcouru le cycle qui met en dehors l'argent : l'argent puis le plomb puis le papier (d'où le monde de la signification : la menue monnaie n'est pas sans valeur). L'argent subit un processus d'abstraction : l'argent (métal) a été remplacé par le chèque ou par la carte bancaire. Dans l'argent, un principe actif et vivant est à l'oeuvre : il faut que la vie passe. Lapakine est l'homme qui fait passer la vie : la cerisaie meurt si on ne vend pas. La vendre permet à la vie de reprendre ses droits. L'argent n'est pas un processus de mortification ou de fossilisation : il est le mouvement même de la vie. Il s'agit de vivre le deuil de ce qui est vendu : l'objet vendu passe dans l'abstraction de l'argent mais une fois cela réalisé, l'objet peut renaître et vivre de nouveau. L'argent est donc ce qui permet de faire le deuil. Faire le deuil permet à la vie de reprendre ses droits. Il faut vivre le moment dramatique de la mort pour pouvoir vivre de nouveau : l'argent est cet élément qui détermine la possibilité du deuil. Les adversaires de Lapakine ne peuvent faire le deuil parce qu'ils n'acceptent pas la mort. Pour accepter la mort, Lapakine montre qu'il faut l'argent comme dédommagement, la barque qui permet de traverser la rivière de la mort pour atteindre la rive de la vie.
L'argent est donc le lieu qui permet que la vie passe. Il est donc lui-même porteur de vie. Ainsi pouvons-nous comprendre l'humanité du marchand. Comment comprendre alors le préjugé pourtant fondé d'une certaine façon et qui réside dans la gêne vis-à-vis de l'argent, dans le dégoût des relations purement comptables ? Ne faut-il pas aller vers la pensée de la circulation ce que nous incite à faire l'argent ? L'argent ne permet-il pas de penser le mouvement ou la circulation ?
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Ne faut-il pas aller vers la pensée de la circulation ? Pourquoi ce qui ne circule pas serait plus que ce qui circule (la virginité, le livre de collection a plus de valeur que la prostituée, que le livre de poche) ? Nous sommes dans une thématique de l'originaire. Ce qui se refuse à la duplication apparaît chose de valeur. Cela apparaît chose vue sous les couleurs de la mélancolie. D'où la passion de la circulation. On voudrait garder quelque chose qu'on ne peut pas garder : la mélancolie de la virginité de la fille qui frappent père et mère, eux qui ne sont pas concernés. Comment parler des relations amoureuses ? La douleur de la jalousie, le cocuage ne sont pas des douleurs de l'amour mais des douleurs de la circulation. Si le sexe de l'autre appartient à un autre, alors le mien aussi. Unique qu'on était, on devient substituable. On devient le tenant lieu, le représentant. Je deviens en circulation, échangeable, je circule de main en main. Comme l'argent. L'argent, c'est de la prostitution : cela valait comme métal précieux, cela vaut maintenant pour tout le monde. Le monde de la circulation est quelque chose de mal aimable. On préfère le monde de l'unique (de l'amour, du don) au monde de l'équivalence : si tout le monde vaut tout le monde, que reste-t-il de l'amour ? L'argent révèle donc l'amour de la conscience pour l'Un ou pour l'Unique. Il s'agit de la volonté de garder, d'être dans la possession. Ainsi s'explique le rejet pour l'argent comme ce qui circule, comme la multiplicité en mouvement. D'ailleurs, cette multiplicité est inquiétante dans la mesure où elle se développe seule : l'argent fait de l'argent (les intérêts) mais aussi l'appel de l'argent à l'argent. L'argent nous gêne parce qu'il est le lieu d'une inquiétante étrangeté : ce qui circule, ce qui est étranger, ce qui n'est pas dans la possession mais dans la circulation.
La tentation de Shakespeare et de Tchekhov n'est-elle pas de limiter le bon côté de l'argent à l'espace de l'art, au monde utopique de la scène ? Puisque la scène n'est dans aucun lieu situable, la scène n'est pas dans l'espace physique. Or, l'argent que nous n'aimons pas n'est-il pas dans le physique, dans ce que le physique a de plus physique, c'est-à-dire dans le déchet ? Et si c'était dans le déchet que l'argent devenait sérieux ? Il ne s'agit pas d'arracher l'argent au non-aimable : il s'agit de méditer l'argent comme déchet. Ne pas vouloir se défaire, vouloir garder, cela ne renvoie-t-il pas au stade anal chez Freud ? Je ne fais pas de don, pas de circulation, je refuse de le transformer en bien aliénable. Nous pouvons penser à la scène des égouts dans Les misérables : l'excrément en circulation donne de l'engrais, donc de l'argent (par les récoltes). L'argent est à prendre au sérieux comme ce qui ne se perd pas. L'argent reste déchet mais le déchet vaut de l'or. Il reste dans cette position de déchet, comme ce qui est en circulation. L'avarice est la passion exacerbée pour l'argent, passion qui comprend tellement bien la nature de l'argent (circuler) qu'elle n'accepte pas de le perdre. L'avare est un être à prendre avec gravité : il comprend la nature de l'argent mais ne l'accepte pas. Il veut garder : d'où son malheur devant la circulation. L'avare n'accepte pas l'argent comme déchet : c'est en laissant l'argent en circulation que l'argent est véritablement utile. Il permet alors d' " acquérir " de l'or, d'une acquisition d'un genre nouveau : l'acquisition libre c'est-à-dire en mouvement circulaire, en mobilité cyclique. Ou en circulation.
Nous pouvons alors comprendre pourquoi Freud insiste sur le paiement de l'analyste il faut laisser quelque chose de soi-même pour s'apercevoir qu'on paye pour parler de soi à soi. Il s'agit de convertir l'argent en chair, ce qui est le contraire du Marchand de Venise. En même temps, nous rejoignons un point profond du judaïsme : plutôt que de payer avec ses tripes, on peut payer avec son argent. Donc l'argent s'apparente à du vivant : dans la psychanalyse, l'argent est vivant. Il faut payer pour savoir que je parle de moi à moi. Donc pour ne plus payer. Pour retrouver la vie (moi), il faut que je laisse un peu de moi (l'argent). Pour me retrouver, il faut que je me perde, donc que je meure à moi-même. Cette mort symbolique est celle de l'argent, ce qui me permet de me trouver en tant que moi. Je me découvre alors moi-même en circulation : je peux lâcher toutes les représentations de moi qui m'habite afin d'être moi. L'argent sert ici d'intermédiaire entre " moi " et " moi qui parle à moi ". Je peux alors m'atteindre dans la circulation : je peux être moi-même au-delà du fantasme, au-delà de la représentation. Je le peux grâce à la vie de l'argent qui me permet de m'atteindre.
Message édité par l'Antichrist le 17-08-2003 à 17:04:37