Salutatous, je te conseille de lire les interventions de l'Antichrist, qui explique en quoi le libre-arbitre est un concept paradoxal qui ne peut pas exister autrement que sous la forme d'une illusion (ce n'est déjà pas si mal !). En particulier, je te copie un message posté quelques pages plus haut par le participant en question :
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Le problème n'est pas aussi simple ! Dans un premier temps, je répondrais que vous vous trompez : le libre-arbitre, conçu comme auto-détermination de la volonté est et reste une illusion. C'est le problème de la "liberté d'indifférence" qui, même chez Descartes, finit par devenir "le plus bas degré de la liberté". Mais dans un second temps, cette notion d'un "acte désintéressé" peut effectivement, mais seulement sur un plan moral (et politique), représenter le summun de la liberté. Reprenons donc.
En un sens, tout le monde sait ce quest la liberté. Je sais que je suis libre quand je peux me déplacer où il me plaît, quand je peux dire ce que je pense, quand je peux faire ce que je veux, cest-à-dire lorsque ma volonté ne rencontre aucun obstacle, aucun empêchement. En un autre sens, personne ne sait ce quest la liberté. Car si nous cherchons à définir cette notion, nous nous heurtons à de graves difficultés. Etre libre, est-ce faire nimporte quoi, est-ce obéir à notre caprice, est-ce suivre lhumeur du moment ? Sans doute que non. On sent bien, par exemple, que la liberté capricieuse de lhomme inconstant est moins forte, moins réellement libre, que la liberté réfléchie de lhomme qui tient sa parole. Et pourtant nous nous méfions des discours trop sages qui nous expliquent que "la vraie liberté" cest dobéir à la loi ("Lobéissance à la loi quon sest prescrite est liberté" dit Rousseau dans le Contrat Social, I, 0). Il y a quelque chose de sauvage et de rebelle dans la liberté, nous le savons tous, et nous refusons que l'on gomme cette dimension radicale, voire inquiétante.
Et c'est pourquoi, nous sommes si attachés à cette notion de libre-arbitre. Ici, liberté = volonté. Etre libre, c'est avoir un pouvoir sur soi-même, c'est pouvoir se diriger (choisir) en dehors de toute contrainte extérieure, agir sans être soumis à aucune nécessité étrangère à la volonté. L'exemple de la liberté-mouvement nous le montre bien : la première liberté, cest la possibilité de se déplacer. Un prisonnier nest pas libre, parce quil est enfermé entre les quatre murs de sa cellule ; un oiseau dans sa cage nest pas libre, parce quil ne peut voler où il veut. Bien sûr, la liberté-mobilité peut être mesurée par lampleur de lespace qui peut être parcouru. La cage ou laquarium peuvent être plus ou moins grands : un oiseau aura plus de liberté dans une cage plus grande que dans une cage moins grande. Chez les hommes, on peut distinguer un nombre presque infini de situations différentes. Il y a déjà plusieurs manières dêtre privé de liberté : le prisonnier peut être attaché par les pieds et les mains, sans aucune liberté de mouvement ; il peut être libre de ses mouvements, dans une petite cellule, ou au contraire dans une grande cellule, voire dans une vaste habitation (ainsi la célèbre Reine Margot enfermée durant de longues années dans le château dUsson, où elle pouvait se déplacer comme elle voulait sans cependant pouvoir en sortir) ; il peut avoir ou non le droit de faire des promenades (et dune durée plus ou moins longue). Mais il peut aussi y avoir des restrictions de mouvements pour des personnes qui ne sont pas en prison : un homme peut être assigné à résidence dans une certaine commune (il na pas le droit den sortir), voire dans un département. On peut enfin avoir le droit de sortir dun territoire, mais moyennant des conditions, en disposant dun passeport par exemple (condition juridique), ou en payant une taxe (condition financière). Quantitativement et qualitativement, les limites imposées à la liberté de mouvement sont extraordinairement nombreuses et variées.
Ainsi, la liberté de mouvement se définit par une double opposition : par opposition à la contrainte et par opposition à lobstacle.
- Un mouvement est libre sil nest pas contraint ; le mouvement dun train nest pas libre, parce quil est contraint par les rails, quil doit suivre ; de même, dans une machine, les différentes pièces mobiles ont un mouvement contraint par la structure de la machine. Mais une voiture tout-terrain ou un piéton ont un mouvement libre : leur chemin nest pas prédéterminé. Le mouvement libre invente son chemin et détermine son orientation dans lespace, alors que le mouvement contraint suit un "rail" prédéterminé.
- Un mouvement est libre sil ne se heurte pas à des obstacles extérieurs (comme les murs de la prison), sil parcourt un espace bien dégagé. En ce sens, on parlera même dun corps "en chute libre" (alors quen réalité un corps tombant en chute libre nest pas libre, puisquil obéit à la loi naturelle de la chute des corps, à la gravitation universelle de la physique de Newton). Bien entendu, un obstacle peut être plus ou moins résistant : une muraille est plus résistante quune haie de buissons, et donc plus difficile à franchir.
Il est important de ne pas confondre les notions dobstacle et de contrainte : lobstacle est un empêchement de se mouvoir, la contrainte est une obligation à se mouvoir dune certaine manière. On peut ainsi dire quun corps en "chute libre" est libre au sens où il ne rencontre pas dobstacle, mais nest pas libre au sens où il obéit aux contraintes du déterminisme naturel (et sa trajectoire est très exactement déterminée par lensemble des paramètres physiques qui le caractérisent : un artificier peut ainsi calculer exactement où retombera le boulet de canon quil va lancer, tout comme si ce boulet suivait un rail matériel).
Mais la liberté de mouvement ne peut pas se définir seulement par lespace du mouvement. Il faut aussi prendre en considération la qualité du mouvement et sa temporalité. Ainsi, la souplesse du corps (le sportif, le danseur) permet un mouvement dune qualité et dune liberté supérieures à celles du mouvement dun corps physiquement malhabile. Il y a plus de liberté dans le mouvement délié du danseur que dans le mouvement banal du promeneur. Ce qui nous apprend une chose très importante, qui est que la liberté se travaille. Tout enfant apprend à marcher : cest la première liberté et le premier apprentissage. La liberté nest pas seulement le déploiement dune spontanéité naturelle, mais une conquête parfois difficile. Lhomme apprend à marcher, mais il peut aussi apprendre à marcher dans des conditions difficiles (le funambule, le montagnard), à courir, à danser. Il apprend aussi à marcher longtemps (entraînement) et à marcher bien (question de rythme, de bonne respiration, etc...). Travailler la mobilité de son corps, travailler sa souplesse et son endurance, cest aussi accroître sa liberté. La liberté de mouvement apparaît bien comme le résultat dun processus de libération par rapport a certaines limites de fait : libération par rapport à sa maladresse, à sa paresse, à son inertie, à sa peur (vaincre le vertige), jeu avec la pesanteur (la danseuse qui fait des pointes).
J'ai dit limite et non contrainte : c'est sur cette différence souvent mal comprise que se construit l'illusion du libre-arbitre.
Confondant limite et contrainte, nous nous imaginons que la liberté (au sens du libre-arbitre), c'est le pouvoir de dire oui ou non : jai le pouvoir "dagir ou de mabstenir selon ce que mon esprit a choisi" (cf. J. Locke, Essai philosophique concernant lentendement humain, §. 27), cest-à-dire de préférer une action tout en sachant que laction contraire était en mon pouvoir. Dans le libre-arbitre, la volonté se constitue en véritable cause première, elle est une puissance absolue de commencement, qui échappe à toute détermination, y compris celle de lindifférence telle quelle apparaît dans la célèbre histoire de lâne de Buridan : contrairement à cet âne qui, ayant autant faim que soif, et placé à égale distance dun seau deau et dun seau davoine (cest-à-dire vivant une situation dégalité des forces attractives), restera immobile et finira par mourir, lhomme quant lui possèderait une liberté radicale, cest-à-dire la capacité de se dégager du déterminisme strict imposé par le mouvement naturel (celui de linstinct et des besoins). Il ne sagit dailleurs pas ici dagir "sans raison" (cest bien sur ce principe que se fonde la "liberté dindifférence" ), mais dagir "en dépit" de toute raison (et en présence dautres raisons possibles daction). Autrement dit, le libre-arbitre ne rejette pas la délibération (ce que fait lindifférent puisque, par définition, il ny a rien sur quoi il puisse délibérer, ce qui rend lhistoire de lâne de Buridan trop simpliste pour quon lapplique aux actions humaines, à moins dy voir justement leffet de lironie à légard de la liberté dindifférence). Simplement, pose t-il que la conclusion de cette délibération nest pas nécessairement déterminante pour la suite de laction, quelle que soit la force de cette conclusion. Ainsi, être libre, posséder un pouvoir sur soi, cest avoir une vision claire et distincte des différentes possibilités qui soffrent à notre adhésion où à notre refus, tout en étant capable de résister à notre propre mouvement intérieur, à ce qui en nous (nature, essence, culture
) mais indépendamment de nous comme pure volonté, incline spontanément et irrésistiblement dans telle ou telle direction.
Mais ce pouvoir absolu de la volonté est-il vraiment la preuve que nous sommes libres ? Lacte libre est lacte accompli sans motif autre que le pur vouloir. Mais cela indique t-il pour autant que notre volonté soit vraiment la cause du choix que nous avons fait ? Si le libre-arbitre repose sur la connaissance des possibles contradictoires, est-il vrai de dire que nous connaissons tous les possibles au moment du choix ? Au contraire, ny a-t-il pas toujours de "bonnes raisons" (des mobiles profonds) qui nous font agir, que nous ignorons souvent ou que nous confondons avec notre liberté, mais qui nen sont pas moins de véritables déterminations ?
En effet, que peut bien signifier une volonté privée des lumières de la raison ? Livrée à elle-même, cest-à-dire sans le concours de lentendement, sans lautorité de ce principe directeur, de cette puissance législatrice universelle, capable déclairer laction, de délibérer en fonction d'une règle afin dorienter laction dans la voie du meilleur (l'efficacité technique ou la valeur morale), la volonté ne veut rien. Tout se passe comme si la volonté seule ne pouvait viser aucune fin, ou pire ne savait ce quelle voulait. Prisonnière de son propre dynamisme intérieur, de son unité indivisible qui la fait être tout entière à la fois, sans réserve et sans prudence, ignorante de ce qui la motive réellement, la volonté ne peut que se tromper, se décider "contre" ce quelle connaît et qui simpose à elle par son évidence. Mais une telle opposition na rien de mystérieux : elle ne fait que masquer un choix déjà déterminé, bien avant le moment de la délibération. Le véritable moteur de laction, la véritable cause du choix nest donc pas le libre-arbitre mais une spontanéité irréfléchie, c'est-à-dire une sensibilité, un désir plus originaire que tout le reste et qui commande lentendement, qui le meut afin que celui-ci fournisse les moyens de réaliser la fin projetée et la justification qui pourra lui donner un sens. Au fond le libre-arbitre, ne désigne rien de plus que la décision vide qui instaure la continuité des moments successifs dune délibération dans le temps. Le mouvement initial, le "choix" de départ, équivaut à une résolution sans délibération où peuvent sexprimer nos tendances les plus intimes, mais qui na quun rapport assez éloigné avec une véritable maîtrise de soi. Nous en trouvons la preuve dans la mauvaise conscience qui accompagne parfois lexécution du choix initial : lhomme soumis à une spontanéité irréfléchie paraît, en effet, résolu si lon coupe entre le moment du choix, où il se laisse vaincre par une passion présente quil confond avec lexercice de son libre-arbitre, et la durée de lexécution où il soutient vigoureusement son choix. Mais sitôt quon rétablit la continuité dans le temps, lirrésolution apparaît, puisque la faiblesse du choix initial, son caractère aliénant, se perpétue à travers son opiniâtreté. Dans le remous du temps, le choix et la vigueur avec lesquels la volonté soutient, devient équivalent au temps mort dune délibération sans décision. La spontanéité manifeste finalement bien plus notre dépendance vis-à-vis des passions que la toute puissance de notre volonté. Nous expérimentons, alors, combien notre volonté est faible et vacillante face à tous les mobiles passionnels dont la spontanéité, justement, nous attache dautant plus quelle paraît mieux nous représenter.
Nous pouvons alors préciser le sens véritable (à la fois positif et négatif, cest-à-dire essentiellement ambivalent) de ce libre-arbitre constitutif de notre être.
En effet, la réalité première est la réalité concrète de lhomme en situation cherchant par la conscience à maîtriser son rapport au monde, à se le représenter afin de donner un sens à son existence. Or, cette quête dun sens prend dabord la forme dune entreprise de justification de ce qui est, cest-à-dire des pesanteurs et des limites qui nous faut souffrir. La condition première de lhomme en situation est celle dune aliénation radicale : cela signifie que son pouvoir dinitiative, sa capacité à dépasser le donné, bref son libre-arbitre, sinscrivent dans les limites dun vécu où saffirment des modes de représentations (valorisations subjectives, autorité dun savoir historiquement déterminé, références à lexpérience individuelle, poids du conditionnement éducatif, etc
) qui, loin doffrir les conditions dune réappropriation critique et objective de ce qui lentoure et le détermine, participent au contraire à son aliénation idéologique. Autrement dit, les représentations par lesquelles lhomme vit son rapport avec les réalités concrètes qui conditionnent son existence, révèlent bien son libre-arbitre qui lui permet de relativiser son propre vécu, de se mettre à distance de lui, de le transcender pour le juger et sil le faut pour le transformer. Mais ce pouvoir nest pas absolu, hors de toute contrainte justement : loin dêtre neutres et inertes, les représentations simposent à leur tour au sujet. Ainsi, la volonté affirme-t-elle ou nie-t-elle à raison des représentations qui se produisent en elle, par la seule puissance daffirmation quelles comportent, ce qui ne peut que nuire gravement au libre exercice du jugement. Et, en effet, la première démarche de la raison humaine nest pas de proposer une explication objective du vécu mais de découvrir la raison des choses, de relier les phénomènes ou les événements à une finalité qui pourra justifier ce qui autrement rendrait lexistence insupportable (cf. Les obstacles épistémologiques chez Bachelard, les diverses idéologies dénoncées par Marx sur le plan économique et social, les diverses idéologies dénoncées par Freud sur le plan psychologique, la critique kantienne de lillusion métaphysique, etc
).
A lorigine, nous ne sommes donc pas libres, car la liberté nest pas donnée : elle nest pas un pouvoir autonome par rapport à lentendement et à ses représentations communes. La volonté est dabord passion (elle exprime lextériorité) et non action (pure causalité). La contrainte réside dans le donné. Afin de retrouver un pouvoir sur nous-mêmes, il faut donc dépasser le libre-arbitre et affirmer que la liberté se trouve dans notre capacité de résistance face à toutes les forces extérieures qui nous contrôlent de lintérieur, face à toutes les déterminations dorigine culturelle qui nous font croire à la valeur de prétendus comportements traditionnels fondés sur la nature alors quau contraire elles masquent notre véritable nature.
Pour avoir la maîtrise de soi (être à soi-même son propre maître signifiant à la fois être sous la contrainte et être libre puisque cest sobéir), pour réellement diriger son jugement et son action, il faut se réapproprier son vécu. Or, seule une démarche réflexive capable de problématiser les représentations ordinaires, délaborer de manière critique les cadres psychologiques et affectifs de notre existence, les valeurs idéologiques transformées en dogmes ou en traditions, est en mesure dassurer notre autonomie et donc la maîtrise de nos choix existentiels.
Mais puis-je réellement me forcer à être libre ? Cest en plaçant ma subjectivité au fondement de la force et au principe de ma liberté que je peux dépasser lapparente contradiction qui mempêche de me saisir en tant que moi. En effet, si je réconcilie la contrainte et la liberté, je suis dans la plus haute forme de liberté. En quel sens ? En ce sens que je me contrains et non en ce sens que la liberté simposerait de lextérieur et dune manière automatique comme un don divin.
Nous retrouvons sur notre chemin le Descartes de Quatrième Méditation où celui-ci montre que la liberté ne réside pas dans le pouvoir absolu de sa volonté, cest-à-dire dans un libre-arbitre fondamental indépendant de tout motif. Elle réside au contraire dans lintelligence de lentendement capable déclairer la volonté et dorienter le jugement et laction. Le libre arbitre est "le plus bas degré de la liberté" (cf. Méditations métaphysiques, IV, § 9). Pour avoir la maîtrise de soi, il nest pas nécessaire que notre volonté puisse se porter indifféremment à lun des partis possibles mais, tout au contraire, plus nous nous sentons orientés vers lun des deux (soit par la connaissance évidente que nous avons du vrai et du bien qui sy trouvent, soit parce que Dieu dispose ainsi lintérieur de notre volonté) plus nous choisissons librement. Et ni la grâce divine, ni la connaissance naturelle ne diminuent ma volonté, mais laugmentent plutôt et la fortifient par le fait même que mon indifférence ou mon indécision se trouvent diminuées. Au contraire, si je ne suis pas entraîné vers un côté plutôt quun autre, si je suis indécis, tout cela fait la preuve, non pas de la toute-puissance de ma volonté (qui pourrait choisir en toute connaissance de cause) mais dun défaut de connaissance de mon entendement (qui hésite justement parce quil ne sait pas). Autrement dit, je suis libre quand je me contrains en ayant des raisons dagir, lorsque je sais ce que je vais faire et comment le faire, étant entendu que ma raison éclaire mon choix dune lumière si vive que je ne peux plus douter de mon action, celle-ci simposant delle-même par lévidence quelle renferme.
Vous voyez donc que lacte libre est lacte le plus profondément motivé parce quen lui je fais ce que je veux. Mais il ne sagit pas là de laffirmation dune volonté toute pure ignorante de ce qui la motive réellement. Lexemple de lacte gratuit révèle trop bien lillusion que masque une telle liberté : lacte gratuit se présente comme un choix délibéré et prétend manifester mon libre arbitre, le pouvoir absolu que jaurai sur moi-même et sur les événements qui jalonnent mon existence. En fait, il est déterminé par des mobiles inconscients (irréfléchis) et donne plutôt la preuve de ma soumission à des forces qui agissent sur ma volonté et que celle-ci peut dautant moins maîtriser quelles lui sont inconnues. Focalisé sur lanalyse abstraite dun état virtuel accessible directement à la conscience par une expérience interne en dehors de toute situation concrète, le libre arbitre oublie que la liberté doit déboucher sur une action efficace, cest-à-dire satisfaisante, une action dans laquelle nous puissions nous reconnaître (et cest pourquoi nous y adhérons infailliblement). Or, précisément, lévidence rationnelle qui détermine le mouvement volontaire du désir selon les deux axes du possible et du souhaitable (cf. Descartes, Troisième partie du Discours de la méthode) ne nous est pas étrangère. Elle est au contraire lexpérience la plus intime puisquelle se confond avec la vivacité et la clarté de ce qui mapparaît comme étant à moi, comme étant moi-même concentré dans lobjet de ma représentation.
Le problème est celui de la subjectivité : qui me force à être libre ? Est-ce une force transcendante à ma subjectivité qui peut être facteur de liberté ? Ou bien est-ce une partie de moi qui peut contraindre la totalité de ce que je suis et me faire accéder à la liberté ? Ainsi la vraie liberté pourrait-elle se définir comme lobéissance aux règles de lesprit sans que cette obéissance ne contredise le principe même de la liberté, cest-à-dire la possibilité de choix, puisque ces règles ne sont rien dautre que les effets de notre liberté : se posséder, cest retrouver son autonomie par rapport au monde, cest-à-dire pouvoir sen détacher en le ré-inventant. Cest revenir à soi, à ce à quoi nous aspirons réellement, au-delà ou en deçà de toutes les fins pragmatiques ou sociales (cf. Epicurisme et Stoïcisme).
Autrement dit, je suis libre quand jexprime ce que je suis. Or je suis action, projet existentiel, liberté créatrice. Cette réalité sexprime sous la forme de la représentation de labsolu, de linconditionné, de ce qui nest pas ou pas encore mais auquel nous aspirons afin déchapper à la précarité dune condition et dun savoir toujours en devenir. Dans loptique sartrienne, la liberté est transcendance : elle est lacte même de créer des valeurs, cest-à-dire de "poser un état idéal des choses comme pur néant présent et de poser la situation actuelle comme néant par rapport à cet état de choses" (Lêtre et le néant). Autrement dit, cest parce que lhomme est capable de se représenter ce qui nest pas quil peut prendre linitiative de dépassement ou de transformation critique de la réalité donnée. Le "néant" conditionne la libération effective car il est lidéal absent du monde et quil faut viser, le projet que lhomme se donne, la valeur quil invente pour dépasser son existence présente et lui donner, effectivement, un sens. Ainsi pouvons-nous comprendre que "nous sommes condamnés à être libre" parce que nous sommes des êtres en situation.
Le choix est donc inéluctable mais il ne faut pas le concevoir comme un choix entre deux termes dun dilemme, entre des possibles donnés davance. La liberté est invention et création. Elle est toujours une solution originale apportée aux problèmes posée par la situation où je me trouve (Bergson).
Nous pouvons alors revenir sur la liberté-mobilité en insistant sur la différence entre l'homme et l'animal. Pourquoi lanimal et lhomme se meuvent-ils ? Cette liberté de mouvement est-elle sans raison ? Non, bien sûr.
La première raison du mouvement est le besoin ou linstinct : lanimal se déplace pour trouver sa nourriture, ou pour fuir le danger (les prédateurs) ; il se déplace aussi pour trouver son partenaire sexuel. En ce sens le mouvement de lanimal nest pas libre, au sens où il nest pas gratuit ou désintéressé. Il ne faut pourtant pas dire que le mouvement de lanimal en quête de sa nourriture est entièrement nécessité par le besoin : lanimal a une marge de manoeuvre, il se dirige ici ou là, il préfère telle proie à telle autre. Le mouvement de lanimal est piloté par le besoin à satisfaire, il nest ni entièrement libre ni entièrement nécessité. Il faut renoncer au "tout ou rien" dans lanalyse de la liberté. Lanimal nest certainement pas libre au sens humain du terme, puisquil est tenu par ses besoins, mais il nest pas non plus strictement déterminé comme leau est "condamnée" à suivre la pente de la colline. La liberté du mouvement animal apparaît comme une certaine marge dindétermination dans son comportement.
Le mouvement humain est dabord un mouvement animal, lhomme est dabord un être de besoins (il doit boire et manger pour vivre, il doit se protéger du froid et des dangers, il éprouve des attirances sexuelles). Mais les mouvements humains ne sont pas tous pilotés par ses besoins. Une rupture remarquable va apparaître entre lhomme et lanimal : lhomme est capable de mouvements déliés de tout rapport aux besoins ou aux instincts. La motricité animale est toujours déterminée, en dernière instance par des besoins. Mais le geste de peindre ou de dessiner, propre à lhomme, relève dune motricité toute différente. Les mouvements du peintre quand il peint (que ce soit Rembrandt ou un enfant de trois ans, la qualité artistique de limage est ici sans importance) sont déterminés, non par un besoin ou une perception, mais par la forme à imager, ce que lon appelle du mot grec deidos. Il y a traduction dun "modèle eidétique" (cf. Hans Jonas, "La production dimages et la liberté humaine" in Le phénomène de la vie) en mouvement des membres : le "modèle eidétique" cest, par exemple, le bison que lhomme préhistorique veut reproduire sur la paroi de la grotte. Il y a là ce que Jonas appelle un "contrôle eidétique de la motricité" ; cette formule est importante : les mouvements du corps (la motricité) ne sont plus commandés, pilotés ou "contrôlés" par les besoins organiques, mais par une "forme" (un dessin, une image à peindre, un "eidos" ). Le mouvement du corps nest plus commandé par les besoins du corps. Avec ce contrôle eidétique de la motricité, le mouvement devient libre en un sens totalement nouveau du terme : il ne sagit plus seulement dune absence dobstacles ou de contraintes extérieures, mais dune nouvelle manière de se mouvoir, dune manière qui ne provient plus du corps mais de lesprit (ici, du désir de peindre). Ce contrôle eidétique de la motricité est une conquête corporelle et spirituelle anthropologiquement décisive : "le contrôle eidétique de la motricité, avec sa liberté dexécution externe, complète le contrôle eidétique de limagination, avec sa liberté desquisse interne. Sans ce dernier il ne pourrait y avoir de faculté rationnelle, mais sans le premier sa possession serait inutile. Ce sont les deux contrôles pris ensemble qui rendent possible la liberté de lhomme" (cf. idem). La liberté du "peintre" (lenfant, lhomme préhistorique, ou Léonard de Vinci) est double : liberté dans le choix du dessin, de limage ; et liberté dans le mouvement, dans le geste corporel qui nest plus piloté par un besoin organique, mais par la libre fantaisie de limagination. On voit donc que la liberté de mouvement, chez lhomme, renvoie à une liberté supra-corporelle. La liberté des gestes du peintre suppose une liberté de son imagination, une liberté donc qui ne peut plus sanalyser seulement en termes de mouvement corporels. Bien sûr, on parle souvent de "mouvements de lâme", de "mouvements de limagination", et ces expressions métaphoriques sont parfaitement légitimes. Mais limagination nest pas mobile à la manière dont le corps est mobile, elle nest pas mobile dans lespace, et il faut pour lanalyser dautres concepts que ceux qui sont pertinents pour lanalyse des mouvements corporels (Bergson).
Reste à aborder la liberté morale et politique...
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Message édité par hephaestos le 28-09-2006 à 12:03:27