Je suis bien conscient de ne pas être une personne spéciale. Il n'y a en moi rien de particulier qui me fasse sortir du lot. J'aimerais bien croire que je me détache de la masse, mais ce n'est pas le cas. Je suis juste l'un de ces millions de gens qui pensent que U2 est leur groupe préféré. Je ne peux pas prétendre être celui qui a vu le plus de concerts, a téléchargé le plus de MP3, a suivi le groupe le plus longtemps, ou a sacrifié le plus d'agneaux en leur honneur. La seule chose que je puisse dire, c'est que je suis un très grand fan, et que je les tiens dans la plus haute estime depuis plus d'une douzaine d'années.
En fait, je crois qu'il est parfaitement juste de dire que Bono a été ma deuxième mère. En particulier pendant l'adolescence, je peux considérer que Bono m'a élevé et éduqué. Quand je me sentais triste ou en colère ou seul ou surexcité, U2 était la solution, ce qu'il fallait écouter. Il y avait une chanson thème qui collait à chacune de mes humeurs, et Bono était inébranlable dans sa fiabilité. Il savait toujours quoi dire. Et Oncle Adam, Tante Edge, et Cousin Larry étaient toujours pas loin derrière lui, pour compléter mon groupe de soutien. Comme toute bonne famille irlandaise alcoolique, U2 trouvait toujours le moyen de dévier mes sentiments et mes peurs, de façon à ce que je n'aie jamais à les traiter de manière raisonnable. Je pouvais rentrer à la maison, et dire à mon poste stéréo : " Maman Bono, la jolie fille à l'école m'a brisé le c?ur aujourd'hui ". Et Bono de répondre : " Aïe, mon garçon. Je vais jouer 'So Cruel' [si cruel] pour toi. " Ou alors, je pouvais dire : " Maman Bono, je veux faire la fête, et le gars qui me vend le LSD d'habitude n'est pas là " Alors Bono répondait : " Tu mérites du bonheur. Ecoute 'Rejoice' [réjouissance] ". Ou alors, je pouvais dire : " Maman Bono, je suis embêté parce que je me suis perdu en conduisant ma voiture. " Et Bono répondait : " Je crois que je connais cet endroit : 'Where The Streets Have No Name' [là où les rues n'ont pas de nom] ". Enfin, je ne veux pas manquer de respect à ma mère biologique. Mais elle n'a jamais pu jouer toutes les notes de 'Pride'.
La chanson qui pouvait toujours correspondre à n'importe quel sentiment, c'était 'Bad'. Ce n'est pas seulement ma chanson préférée de U2, c'est ma chanson préférée, point, à la ligne. ('Never Gonna Give You Up' de Rick Astley est deuxième, pas loin derrière). Peu importe l'humeur que j'avais, 'Bad' avait le don d'amplifier ou de modifier mes émotions, selon ce dont j'avais le plus besoin. Les différents rythmes de la chanson pouvaient même refléter plusieurs sentiments à la fois. Je pouvais imaginer que mes émotions faisaient partie des paroles de la chanson, quand Bono lançait pas loin de la fin les vers à la Jesse Jackson : " Isolation, Desolation, Temptation, Aggravation, Elation " [solitude, désolation, tentation, exaspération, exaltation] (oui, bon, j'avais l'habitude de modifier un peu les paroles). Et pile au moment où je pensais avoir bien tiré mes émotions au clair, Bono chantait : " Now fade away ! " [maintenant, disparaissez !] et la chanson faisait tout sauf disparaître. Ca s'asphyxiait, et me ballottait de tous les côtés. Lorsque la chanson finissait par s'adoucir, elle me jetait comme un bébé qui tombe des bras d'une mère folle, et me laissait sur le sol, vidé.
Je sais, écouter la musique de U2 semble être un moyen fort peu conventionnel de faire face à son adolescence, mais c'était moins cher qu'une thérapie et plus facile à éteindre que les parents.
Au fait, je rigolais pour Rick Astley.
Bien évidemment, j'attendais avec impatience les concerts à guichet fermé de l'Elevation Tour, ici au United Center de Chicago. J'avais vu U2 trois fois auparavant - deux fois dans la fosse du World Music Theater pour Zoo TV (Bono avait une sale tête et était enroué à l'une des soirées), et une fois pour PopMart Tour en haut dans le coin du fond de Soldier Field (ce qui était à peine plus proche de la scène que la ville de Gary, dans l'Indiana). Mon premier concert d'Elevation était samedi soir, la première date de Chicago. Mes amis et moi avions prévu d'éviter la première partie PJ Harvey, parce que mon pote " ne voulait pas entrer une heure plus tôt pour entendre cet acteur noir nul à chier " (je ne sais toujours pas très bien s'il pensait à PJ ou à Steve Harvey). Comme on avait encore l'habitude des grandes pompes et de l'ego démesuré de PopMart, on a supposé que U2 commencerait en retard? et on a eu tort. Alors nous sommes arrivés pendant la troisième chanson. Le sentiment de regret et de déception que j'ai éprouvé était un peu comme si vous aviez raté les premiers pas de votre enfant. Mais à l'instant précis où je suis entré dans l'arène, après avoir contourné un vieux couple et la section des handicapés, la performance m'a frappé comme la chaleur d'un feu de joie, et la déception était partie. J'étais dans le spectacle.
La performance était épatante. Et c'était une performance, pas un spectacle comme dans les deux tournées précédentes. C'était U2, pas l'entité fabriquée qui avait joué les prolongations en usant d'étincelles, de glamour, de média et de technologie. Ne croyez pas que je n'ai pas aimé les autres spectacles, mais celui-là était dédié à la musique et aux fans. Et à U2 qui se fait plaisir sur le moment. En fait, ils ont démarré le spectacle juste en entrant sur scène en marchant, avec les lumières allumées. Complètement à l'opposé des arrivées spectaculaires à la Las Vegas des concerts d'avant.
Non, sérieusement, je plaisantais à propos de Rick Astley.
Les deux concerts que j'ai vus ont commencé par la chanson 'Elevation', mais ensuite ils ont été différents. Les deux soirées n'avait pas plus que la moitié en commun, avec des chansons différentes, des jeux de lumières et mises en scène variés, des interactions faussement spontanées avec le public, et même des arrangements uniques des mêmes chansons (en particulier, 'Sunday Bloody Sunday', 'New York', 'Mysterious Ways', et 'Walk On' étaient changés d'un soir à l'autre). Je ne vais pas raconter chaque chanson, mais voici quelques-uns des moments que je retiens dans les deux soirées :
'Sunday Bloody Sunday' : finalement, U2 rejoue à nouveau cette chanson de la manière prévue par les dieux, avec Bono qui chante. Et plus cette horreur de Edge qui chante la voix principale. Ne te vexe pas Edge, mais ce n'est pas pour rien que tu es le calme guitariste. Ta voix nous fait nous sentir engourdis [numb en anglais]. Quand cette chanson a commencé lors du deuxième concert, je me suis mis dans l'esprit révolutionnaire et j'ai frappé un gars à côté pour le faire saigner, juste parce que c'était dimanche [bloody Sunday = dimanche sanglant].
'With Or Without You' : malheureusement, la voix de papier verre de Bono ne peut plus vraiment faire justice à la chanson. C'était l'une des chansons ternes du concert, bien qu'elle soit la meilleure pour les radios. Si on regarde les statistiques, 43% des couples américains âgés de 25 à 45 ans la considèrent comme " leur chanson ". Notons d'ailleurs que Bono a confié un jour lors du Charlie Rose Show, que cette chanson avait été écrite à propos des relations intimes entre un homme et son cheval. Je présente mes excuses si je brise ainsi des illusions.
'Bullet The Blue Sky' : j'ai entendu cette chanson jouée d'au moins cent manières différentes, mais celle-ci était proche de la version de l'album, c'était la version la plus proche de l'album que j'aie jamais entendue. C'était rafraîchissant. Pour citer David Space, ils l'ont joué " comme on l'entend à la radio - sans artifices ". Avec en supplément un clip vidéo, qui consistait principalement à faire un doigt à Charlton Heston et la NRA. Alors que c'était sympa d'entendre des morceaux de choix de la Bible Du Rock'n'Roll (the Joshua Tree) comme celui-ci, c'est une honte qu'ils n'aient rien joué du Nouveau Testament (Face B).
'Mysterious Ways' : c'est la chanson live la plus sexy que U2 joue. La guitare de Edge gémissait et se tordait pendant que Bono laissait couler des parles qui étaient à la fois élogieuses et érotiques ("If you want to kiss the sky, you'd better learn how to kneel... On your knees boy !" ["Si tu veux embrasser le ciel, tu ferais mieux d'apprendre à t'agenouiller? A genoux, mon garçon !"] - tu te moques de moi, là ?). Ils ont amené une danseuse du ventre sur scène, mais pendant quatre minutes, chaque fille du public était la danseuse du ventre du groupe. Sans parler du type gros et dégoulinant devant moi, qui n'avait aucune notion des " règles sociales de proximité acceptable ".
'Bad / " 40 " / Where The Streets Have No Name' : ce morceau de musique ininterrompue a été pour moi le moment de ma vie où j'ai été le plus proche de la sérénité. Ils ont joué 'Bad' (inutile de rappeler l'importance de cette chanson pour moi), ont ensuite utilisé " 40 " comme transition, et ensuite ils ont descendu en roue libre jusqu'à 'Streets'. Bien qu'ils ne s'en servent plus pour l'ouverture du rappel, l'intro de 'Streets', avec les orgues frissonnantes et le décor d'un rouge ardent, reste l'un des emblèmes du rock live vraiment grandiose.
En plus d'être plus tourné vers la musique, U2 avait aussi l'air d'être plus tourné vers le public. Ils avaient l'air d'être sincèrement reconnaissants envers les fans qu'ils ont réunis avec les années. Bono a été jusqu'à surfer sur la foule, ce qu'il n'aurait jamais fait auparavant. Il a passé beaucoup de temps à la pointe de la scène en forme de c?ur qui se projetait en avant depuis la scène principale ; il s'appuyait sur le public tout en chantant. Il est allé aussi près que possible des fans, léchant le visage d'une fille, et obtenant d'une autre un travail de la main à la sors-du-pantalon.
Bien sûr, il y avait les fans habituels, qui essayaient de sortir du lot. Dans la fosse, il y avait les typiques filles maigres perchées sur les épaules de leur copain, habillées comme des putes parce qu'elles étaient presque sûres que Bono allait les voir depuis la scène. Il y avait aussi les filles au fond avec des pancartes lumineuses, un 'U' et un '2'. Mais elles les brandissaient à l'envers, et elles félicitaient involontairement 2U (pour la plus grande joie des dyslexiques qui se trouvaient dans l'arène). Et enfin il y avait le gars au premier rang avec une pancarte 'Faites-moi jouer du piano !' Dans ce qui devait être un arrangement prévu à l'avance, Bono lui a dit qu'il pourrait jouer du piano sur 'Stay' s'il arrivait à reconnaître l'accord que jouait Edge. Le gars l'a bien reconnu, alors ils l'ont fait grimper sur scène et l'ont fait jouer. Mais Bono l'a averti : " N'oublie pas, c'est un concert de U2 - pas de merde fleurie. " Comme tout ça n'avait pas pu être spontané, je m'attendais à ce que le groupe fasse la même chose le soir suivant? mais ils ne l'ont pas fait. Et après avoir parlé avec quelques personnes qui n'étaient pas de la ville, ils ne l'avaient pas fait non plus dans les concerts précédents. Carrément sympa.
Je pense que le meilleur élément de ces concerts était le groupe lui-même. C'était un groupe qui avait retrouvé l'esprit d'hommes de vingt ans plus jeunes, mais avec la sagesse d'hommes de vingt ans plus vieux. Pendant 'The Fly', Bono a fait plusieurs tours de la scène en courant tout en déclamant les paroles, sans jamais paraître essoufflé. Le groupe a choisi des chansons selon l'humeur du moment (où au moins ils ont réussi à me le faire croire), comme lorsque Bono a commencé à dire " La chanson suivante est extraite de Zooropa? ", puis Edge lui a chuchoté quelque chose, et Bono a continué " mais Edge veut jouer 'Desire' à la place. " Quand ils jouaient ensemble, ce qui brillait le plus, c'était la camaraderie du groupe et l'admiration mutuelle (sans mentionner quelques nuances homo-érotiques pas si subtiles dans la relation entre Bono et Edge). Le groupe semblait tellement plein de jeunesse qu'ils ont même volontairement recherché des louanges faciles de la foule, comme le T-shirt à paillettes des Chicago Bears qui portait Edge, et l'histoire de Bono sur le fait que le Soldier Field [le stade local] avait marqué la réapparition de la tournée PopMart.
Ce que j'ai apprécié le plus dans tout ça, c'est le fait que U2 avait l'air si? je ne sais pas? reconnaissant. Ils étaient enthousiastes pour jouer les mêmes vieilles chansons aux mêmes vieux fans. Ils étaient heureux d'être là, et heureux de faire passer une bonne soirée à la foule. C'était particulièrement agréable à voir, si l'on considère que chacun dans le monde, du pape à Bill Clinton, a voulu les approcher. Ce qui allait bien avec ça, c'est que les concerts se sont terminés par 'Walk On', et que Bono chantait les mots des louanges célestes " alléluia, alléluia ! ". Amen à cela. Alléluia, U2