babysnoopy a écrit :
Je découvre via le portefeuille de Scipion que la société Schrödinger (https://www.schrodinger.com) est désormais cotée en bourse. C’est un soft avec lequel j'ai pas mal bossé et suivi le développement (on les retrouve à toutes les conférences dans mon domaine). Une vraie belle boîte avec des gens fascinants autour. Cette boite est en train de construire une très belle suite logiciel avec plein de petits moats dont un sur ce que l’on appelle un Force Field, il s’agit d’une collection de paramètres empiriques nécessaires pour correctement simuler les molécules. Schrodinger a plusieurs mecs full time juste sur ce force field et a fait tourner des super computers un certain temps pour calculer finement les paramètres empiriques des molécules et ainsi permettre aux modélisateurs comme moi de modéliser plus finement les phénomènes d'interactions moléculaires, de mieux représenter l'espace conformationnel et l’énergie du système (fonction de partition, collection de micro-états, calcul d'énergie libre… si ça parle aux gens avec des notions en physiques/thermodynamique). L'objectif ? Permettre d'améliorer le caractère prédictif des simulations. À côté de cela, on a des chercheurs académiques (en France et ailleurs) isolés les uns des autres qui sont incapables de s’unir pour produire un force field aussi performant que le force field commercial de Schrödinger. Il y a encore quelques années, on avait le champ de force CHARMM (gratuit, académique) de Martin Karplus (Harvard, prix Nobel) qui était une référence pour simuler les protéines, mais maintenant dès que l'on va vouloir simuler des petites molécules thérapeutiques rapidement et facilement, on va finir par être obligé de bosser avec le force field de Schrödinger et donc de payer une licence… C'est déjà la cas, dans mes précédents labo académiques, on avait la licence à XX k€/an. Il y a des grosses fortunes US, dont Bill Gates et D.E. Shaw (le premier employeur de Jeff Bezos, un mec au parcours fascinant) parmi les investisseurs dans la boîte. Du coup, la boîte a une force de frappe énorme $$$ en termes de R&D et peut voir à très long terme. Incomparable avec le reste des petites boîtes européennes. L'informatique va avoir un impact énorme en chimie thérapeutique dans les années à venir. Ce qui est terrible est que l'on va encore se faire bouffer par les USA. Personne n'en a conscience mais on va découvrir le problème une fois que l'on sera au pied du mur. On s'est fait bouffer sur tellement de secteurs… Eh bien même en chimie thérapeutique (un très gros pan de la pharma) on va se faire bouffer ! Pour la petite anecdote, il y a une dizaine d'année, j'ai réalisé un calcul d'énergie libre avec la méthode dite "Free Energy Perturbation" (avec le programme CHARMM, mentionné plus haut), c'était hyper galère de faire le setup du calcul, il me manquait les paramètres du force field, je devais définir tous les instructions, etc. Et j'avais accès aux super computers du CINES, mais ce n'était pas fou non plus en puissance allouée. À l'époque, je m'étais fait la réflexion qu'un jour il faudrait automatiser la réalisation de calcul FEP car c'est un protocole superbe en chimie thérapeutique. Faire cela ne pouvait pas être l'œuvre d'un simple homme. Ça n'a pas manqué ! quelques années plus tard (~2015), Schrödinger a sorti FEP+, un outil qui automatise la réalisation de calcul FEP (https://www.schrodinger.com/fep). Ce qui prenait plusieurs jours voire plusieurs semaines à mettre en place sans compter le temps de simulation (et nécessitait de bonnes compétences informatiques) peut désormais se lancer en une matinée juste avec des clics de souris. Mieux encore, le calcul est porté sur GPU ! Infiniment plus rapide que sur CPU. Retour au sujet principal : Actuellement, développer un médicament, en termes de dépenses et de moyens alloués, c'est un tout petit peu de simulation numérique/data science (ce que je fais), et beaucoup d'expérimentations (les gens avec les blouses blanches). La biologie est infinement complexe, les outils numériques actuels ne sont pas encore assez prédictifs pour supplanter l’expérimentation, du coup, on a encore des hordes de blouses blanches dans les labos. Avec le temps, on dispose de plus en plus de data permettant de simuler numériquement la biologie à l'échelle de l'angström. Tout d'abord, on a des bases de données de structures de protéines (la base du vivant, la protéine est la structure ciblée dans >90% des cas par les petites molécules thérapeutiques), avec la PDB (https://www.rcsb.org) qui comporte plus de 163k structures résolues par diffraction des rayons X. On est loin d'avoir les structures de toutes les protéines du vivant, mais par "homologie" on peut reconstruire/préduire la structure de nombreuses protéines et ainsi travailler sur des cibles thérapeutiques qui ne sont pas dans les 163k structures de la PDB. Par exemple, on peut facilement modéliser in silico la structure d'une protéine avec 1 ou plusieurs mutations (les mutations tant redoutées pour le COVID-19) avant d’avoir la structure résolues par les physiciens. On a également des bases de données d’activités de petites molécules de plus en plus importantes, telles que la ChEMBL (https://www.ebi.ac.uk/chembl/), ce sont des millions de données, qui permettent au passage de construire via machine learning/AI des outils de prédiction d’activités ou de toxicité (les mesures de toxicité s’appuient encore très largement sur les expérimentateurs). Du côté du hardware, ce n’est une surprise pour personne, on a des machines de plus ne plus puissantes, les simulations autrefois inacessibles en temps de calcul deviennent possibles (cf le cas des calculs FEP évoqués plus haut qui se font sur GPU et sont infiniment plus rapides qu’il y a 10 ans). Au final, il me paraît évident que l’informatique va prendre une part de plus en plus importante dans la chaîne de valeur et le process du développement d’un médicament. D’ici 10-20 ans, on pourrait arriver à un stade où les simulations numériques et la data science atteignent un niveau de fiablité tel que les labo qui ne seront pas à la pointe sur ces technologies seront hors course. Actuellement Schrödinger apparaît comme un modeste fournisseur de services/vendeur de soft, mais avec le temps, leurs outils vont être de plus en plus performants, et supplanter les expérimentateurs. Le rapport de force entre modélisateurs et expérimentateurs pourraient alors se renverser. Les expérimentateurs deviendraient une fonction support pour confirmer les résultats de la modélisation. Il en ira de la recherche thérapeutique comme de beaucoup d’autres secteurs : les logiciels remplacent les hommes. Le processus est plus long en recherche thérapeutique car très complexe, mais le mouvement est inexorable. Il est très difficile de valoriser Schrödinger. Mais je ne serais pas surpris que la market cap de Schrödinger atteigne voire dépasse celle des big pharma à long terme. On évoque souvent la qualité de la recherche française. En matière de calcul d’énergie libre (un calcul incontournable en chimie thérapeutique pour comparer des molécules), La méthode FEP est assez ancienne (Zwanzig , 1954) et son principe est simple sur le papier. Du coup, le travail des ricains (Schrödinger) s’est résumé à coder une interface user friendly pour lancer le calcul, et d’utiliser la puissances des GPU (mode bourrin pour sampler l’espace conformationnel du système) pour rendre le calcul scalable sur des dizaines de molécules. Du côté français, je connais un chercheur de l’ENS dont l’équipe a développé une équation assez complexe pour calculer (en partie) l’énergie d’un système sans passer par le mode bourrin, pas besoin de sampler l’espace conformationnel. Sa méthode ne résout pas tout mais je la trouve très élégante. Une start-up est née de cette équation, avec une levée de fonds de 1 million… C’est la petite histoire à l’image de la grande histoire. Traduire « On n’a pas de pétrole mais on a des idées », par « on n’a pas d’argent mais on a des chercheurs avec de belles équations ». Pas sûr que cela suffise pour concurrencer Schrödinger… Le chemin est encore long pour Schrödinger, la biologie est infiniment complexe à modéliser. TL:DR Après Google, Facebook, Amazon, Netflix, Uber, Apple, etc, Schrödinger est potentiellement une énième société Tech avec un futur impact majeur sur un secteur de poids (pharma). Une société comme seuls les américains savent en faire émerger, au grand dame de l'Europe.
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