Citation :
Michael Moore est un homme honorable. Je n'emprunte pas uniquement cette expression consacrée du Marc-Antoine de Shakespeare parce que je me prépare à l'exécuter par la suite sans sommation, mais tout simplement parce que je le pense. On ne devrait jamais connaître ceux que les aléas de la politique vous conduisent à attaquer: le contact personnel, ainsi que l'entendait Levinas, conduit toujours à nuancer le jugement moral, à entrer dans les raisons de l'Autre; bref, à diminuer l'antagonisme des idées lorsqu'elles sont incompatibles. J'ai eu le privilège de rencontrer Michael Moore à un précédent Festival de Cannes où je modérais un débat sur l'avenir du cinéma, et il m'a tout de suite été très sympathique (et peut-être réciproquement).
Né dans une famille ouvrière de Flint (Michigan), Mike Moore a passé sa jeunesse à l'ombre des souvenirs glorieux des grandes grèves de la sidérurgie de 1936, contemporaines de notre Front populaire. Sa famille était composée de syndicalistes, le plus souvent communistes ou communisants, et ce fils du radicalisme social américain a été le témoin désolé de l'effondrement de tout un mode de vie lié à la grande industrie, tout comme chez nous en Lorraine ou dans le Nord, dans la Ruhr, demain, hélas! Personne ne pourra contester la supériorité morale et culturelle de ce monde d'hier fait de solidarités multiples, d'égalitarisme démocratique et d'utopisme parfois naïf mais toujours constructif.
On y admirait davantage Roosevelt et son New Deal que la lointaine idole stalinienne qui, sous ces cieux américains, ne représentait qu'un petit geste de piété, déjà oublieux de l'ancien monde, tout comme le catholicisme déjà imbibé de liberté de conscience des Irlandais et des Italiens d'Amérique. Mike Moore, c'est l'évidence, a aimé passionnément vos parents, et il a pensé qu'ils avaient eu raison. En tout. C'est là la racine de son esprit de justicier qui pourfend désormais de film en film, et de livre en livre, les coupables qui, à ses yeux, ont organisé la destruction de ce monde. Pour le vieux Marx, il s'agissait d'un processus sans sujet ni fin, qui s'incarnait dans le dynamisme sans cesse plus destructeur du marché capitaliste en expansion. Pour Moore, qui dans le fond se rattache à un réformisme américain bien plus optimiste, il s'agit moins de cela que de l'orgueil, la démesure et l'immoralité des grands de ce monde qui sacrifient les petits à leurs ambitions démentes.
Ici, la psychologie de Mike Moore rejoint la grande histoire américaine. Né dans le Michigan, qui fut pendant la guerre de Sécession l'un des Etats les plus abolitionnistes et les plus «yankees» sans hésitation ni crise de conscience, notre auteur brûle d'en découdre pour le bien. Son véritable ancêtre, c'est le pasteur abolitionniste John Brown qui, trois ans déjà avant la guerre de Sécession, avait ouvert une petite guerre dans le Missouri avec les propriétaires esclavagistes venus du Sud et qui, quelques mois avant le déclenchement de cette guerre civile qu'il appelait sans cesse de ses vux. Il sera tué par l'armée encore fédérale à Harper's Ferry, en Virginie, pour s'être emparé d'une plantation et y avoir libéré par la force tous les esclaves. Comme le dit le Chant de bataille de la République: «Son corps est descendu dans la tombe mais son âme est en marche». Il y a chez notre auteur la flamme du prédicateur protestant non conformiste, la conviction inébranlable de la justesse de sa cause et de l'horreur des péchés dont sont investis ceux qui se mettent en travers de sa route.
Tout cela en effet fait de Michael Moore un homme honorable. Mais un homme lucide? Il y aurait en effet beaucoup à dire sur la série des trois films pamphlets qui ont jalonné sa récente carrière de créateur. Le premier est une dénonciation larmoyante des délocalisations qui oublie de nous dire que, dans les dix dernières années, son Etat natal du Michigan est sorti entièrement de la désindustrialisation et a créé des dizaines de milliers d'emplois tertiaires, notamment liés aux nouvelles technologies, qui n'existeraient pas sans la libération des échanges et le marché mondial.
On ne demande pas à l'auteur d'adhérer à la vulgate économique dominante mais, au moins, de la traiter avec un peu de problématique, de scepticisme. La même observation vaut pour son film suivant consacré, lui, à la prolifération des armes à feu et aux ravages que cette possession peut provoquer ici, la mort de quatorze lycéens innocents dans une banlieue de Denver, ce qui représentait en ce printemps 1999 un bilan plus lourd que celui des pertes de l'armée américaine au Kosovo.
Ici encore, Moore se déchaîne en procureur et nous présente, par exemple, une utopie canadienne qui serait bien meilleure que la situation américaine, sans nous dire qu'en Nouvelle-Angleterre, la possession et l'usage modéré des armes à feu sont les mêmes qu'au Canada et pour les mêmes raisons culturelles: il s'agit de vieilles régions apaisées et non pionnières tournées à présent de plus en plus vers la culture politique de l'Europe. Nous ne saurons pas en revanche que son Michigan natal a aboli la peine de mort dès 1856 (toujours l'esprit des pasteurs yankees) et ne l'a plus jamais rétablie par la suite, même lorsque Detroit, touchée de plein fouet par la crise de l'automobile, fut devenue la ville la plus violente du pays. Pas davantage ne nous montrera-t-on l'usage abusif des armes à feu par des groupes séparatistes afro-américains tels que «Nation of Islam» de Farrakhan, assassin présumé de Malcolm X et professeur de violence du Libérien Charles Taylor et du Sierra-Léonais Foday Sanko, celui-là même qui coupait les bras des enfants.
Plus grave encore, dans Bowling for Columbine, on n'y trouve aucune trace de la nocivité des médias et en particulier des programmes sataniques sur Internet, dont l'influence semble avoir été décisive dans la folie meurtrière des trois adolescents coupables. Notre auteur préfère mettre le projecteur sur la vente libre des armes et sur elle seule; et comme la force morale de ses convictions l'affranchit de toute décence et respect de l'autre, le film se clôt sur une interview du pauvre Charlton Eston, dont on ne pourra ignorer l'avancement de la maladie d'Alzheimer.
La même cruauté philistine est évidemment encore à l'uvre dans le film primé de la Palme d'or à Cannes: il va de soi que le gouvernement actuel est une cible légitime, comme à la baraque foraine, qu'il s'agisse de montrer le vice-ministre de la Défense, Paul Wolfowitz, bavant sur son peigne avant de le passer dans ses cheveux, ou le président Bush en débile semi-léger continuant à lire un conte pour enfants à une classe maternelle au moment où on vient le prévenir de l'attentat du 11 septembre.
Le livre de Michael Moore, qui est aussi un best-seller, est aussi nourri de ces «cheap-shots» («de coups à bon marché») qui ne grandissent ni l'auteur ni sa cause. Mais en même temps il faut comprendre que c'est là aussi que réside la popularité immense et ambiguë de l'homme: Michael Moore est resté fidèle à sa classe et à sa culture, c'est un regular guy qui apprécie le fast-food, l'ambiance communicative des combats de catch truqués et bon enfant, le cinéma en couleurs du samedi soir que l'on va voir en voiture sur grand écran, et plus généralement cette atmosphère familiale qui disparaît de l'Amérique.
Moore fait mouche parce qu'il est culturellement encore plus proche de cette Amérique profonde que Bush prétend encore incarner et remobiliser contre le laxisme moral et le laisser-aller esthète des riches libéraux de la Nouvelle-Angleterre et de la Californie. Avec Michael Moore, il est mal tombé, et c'est avec soulagement que les classes possédantes libérales chics qui ne défendent ni la grande industrie, ni les syndicats, ni la famille ouvrière, ni le fast-food font une ovation à ce gladiateur populaire qui combat pour elles par désespoir de l'existence. Tout cela fait donc de Moore un phénomène politique et culturel sérieux et, au risque de nous répéter, un homme honorable. Mais un cinéaste? Michael Moore n'est pas plus cinéaste en réalité que je ne suis automobiliste lorsque j'emprunte un taxi. Pour lui, caméra ou stylo, c'est tout un, ne sont que des véhicules pour transmettre une pensée juste et propagandiste. Ainsi que l'ont toujours pensé les puritains, le beau y sera toujours subordonné au vrai.
Ne cherchez donc pas chez notre auteur le moindre raffinement du montage, la moindre construction du récit, tout le déroulé de ses films est fondé sur la clarté de la démonstration soutenue par le procédé, fort contestable, de l'auteur qui apparaît tantôt en voix off, tantôt en pied, pour souligner encore, pour les retardataires, la portée de sa propagande. Il y eut, c'est vrai, d'Eisenstein à John Ford lui-même, d'immenses cinéastes qui ne détestaient point toujours la propagande; mais comme ils étaient précisément des artistes dont la dynamique picturale dépassait toujours les intentions idéologiques, ceux-ci trouvaient dans leur uvre même l'antidote à leurs dépassements idéologiques: il ne fallut pas longtemps à Eisenstein pour dévaler la pente de la détestable «Ligne générale» à l'extraordinaire «Ivan le Terrible», qui en dit plus long sur le stalinisme que la morne prose répétitive de Soljenitsyne.
De la même façon, tous les films nationaux catholiques irlandais de John Ford sont d'épouvantables navets, son génie ne prenant son envol que lorsqu'il jette son regard d'aigle sur la société américaine, ses espoirs et ses craintes. Ce grand soldat que fut John Ford nous a laissé de la Seconde Guerre mondiale deux films qui relatent la défaite, la confusion et l'horreur de la bataille, Fabrice à Waterloo transposé dans les eaux amères du Pacifique.
Il faudra beaucoup de dialectique aux défenseurs de la Palme d'or de cette année pour nous présenter l'uvrette agressive et parfois incohérente de Moore comme l'approche d'un Eisenstein du Michigan à la recherche d'une nouvelle écriture filmique. Or, il est inquiétant de constater qu'ici le Festival de Cannes est allé à l'encontre des intentions fondatrices qui ont présidé à sa naissance à la veille de la Seconde Guerre mondiale. De même que Richard Strauss et Hugo Hoffmansthal ont voulu à Salzbourg, au lendemain de la Première Guerre mondiale, jeter les bases d'un Festival humaniste et délibérément éclectique qui s'opposait terme à terme au culte monomaniaque des wagnériens de Bayreuth, de même Cannes est né d'une scission et d'une protestation contre le cinéma de propagande mussolinien, dont l'essentielle vulgarité s'affichait désormais sur les écrans du Lido de Venise.
Avec succès, puisque dès 1939 La Kermesse héroïque de Jacques Feyder écrasait par son nombre d'entrées, en Italie même, la grosse machine étatique et propagandiste qu'était Scipion l'Africain, uvre par ailleurs particulièrement cruelle envers les éléphants.
N'idéalisons pas toutefois les choix du jury cannois: il lui arriva de primer des uvres encore imparfaites mais dont la signification culturelle lui semblait importante, ainsi du Pather Panchali de Satyajit Ray qui annonçait la naissance d'un cinéma indien épique et un peu fabuleux, ou bien sûr de l'assez moyen Quand passe les cigognes du brave Kalatozov qui annonçait parfois maladroitement le dégel soviétique d'après-1956. Mais le sublime visage de Tatiana Samoïlova, tout de mélancolie juive et d'innocence slave mélangées, n'absout-il pas l'indulgence politiquement coupable du jury cannois?
La caractéristique de ces films qui ont pu bénéficier, à tel ou tel moment, d'un coup de pouce généreux, c'était bien qu'ils représentaient une cinématographie encore jeune mais prometteuse. On encourageait plutôt que l'on consacrait. Mais dans le cas Moore qui opère, rappelons-le, dans la culture cinématographique la plus avancée de la terre avec les moyens de l'industrie la plus performante, où est la promesse, où est la recherche? Et oserais-je ajouter, dans l'incorrection politique totale, où est l'audace pour un jury en Europe d'applaudir à tout rompre une démonstration de propagande qui comble les attentes d'un public foncièrement anti-américain qui pense déjà tout savoir de Bush, de son cortège et de ses gens?
Il n'y a pas de différence ici avec ces festivals d'Europe de l'Est, à Moscou ou à Berlin, qui applaudissaient à la critique vive du capitalisme d'en face mais étaient moins empressés à primer les uvres audacieuses de critique sociale interne. Ici faut-il quand même dire quelques mots de notre anti-américanisme. Certes, la Palme d'or a été décernée par un jury où la gauche radicale chic hollywoodienne était fortement représentée. Et on comprend très bien qu'un Quentin Tarantino hostile comme le montrent parfaitement ses films, notamment Kill Bill 1 et 2, que l'on peut voir en salle en ce moment ait entretenu une affection toute particulière pour le dénonciateur américain des armes à feu.
Mais le vote Moore avait déjà été préparé de longue main par la standing ovation qui avait accompagné la projection du film. Et, depuis lors, c'est la fête chez les petits-bourgeois. Aussi est-il un peu inutile, dans un tel tintamarre, de rappeler à nos compatriotes que l'anti-américanisme n'est pas une aussi bonne affaire que cela. Tout d'abord, sa bassesse resentimentale contribue à nous enfermer dans des certitudes à sens unique qui ne nous rend pas plus intelligents. L'anti-américanisme, par ailleurs, ne nous rend pas plus esthètes. En prônant le succès d'un film sans grâce ni complexité, sans recherche ni remords, le jury de Cannes s'est éloigné de toute lucidité critique. Désormais faut-il croire que les bons sentiments vont faire office de critère d'excellence pourquoi pas «Amélie Poulain»?
Qu'on me permette une dernière remarque. Je peux comprendre et même aimer le dévouement d'un Michael Moore à la difficile expérience de ses parents. Beaucoup d'entre nous viennent d'une expérience voisine mais, parfois, il leur arrive, touchés par la complexité de notre monde, de donner tout à la fois raison et tort à nos parents, à comprendre le feu de leur engagement et la glace de leur intellection.
Cette approche, plus douloureuse mais plus féconde, éloigne de la justice propagandiste. Elle rapproche parfois aussi d'une justice plus profonde, faite de compassion: nous sommes à une semaine du 60e anniversaire du Débarquement de Normandie où des milliers de jeunes soldats américains inexpérimentés sont venus relever le sacrifice de leurs camarades soviétiques à l'Est et établir les libertés de l'Europe vacillante. Je ne pense pas que ce soit bien honorable de commencer cette commémoration par un crachat à la figure de l'Etat américain représenté par ses dirigeants légitimes, issus depuis 1788 du suffrage universel.
|