LE ZEN ET LA VIOLENCE
Il se trouve que par coïncidence, je viens de lire deux auteurs qui traitent de ce sujet, zen et violence, pour en dire des choses à la fois identiques dans leur compréhension et opposées dans leur conclusion.
Le premier, Yannis Constantidinès, est professeur de philosophie à l'université de Reims, spécialiste de Nietzsche. Je me réfère à son article dans le dernier supplément du Nouvel Observateur (supplément intitulé Apprivoiser la mort pour mieux vivre) ; l'article lui-même s'appelle : Libérer la vie de la peur de la mort.
Le second, Slavoj Zizek est psychanalyste et philosophe, chercheur à Ljubljana (Slovénie). J'utilise le chapitre I de son dernier livre, La marionnette et le nain.
L'intérêt du rapprochement est accentué par ceci que les deux auteurs parlent précisément du zen japonais.
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L'éthique du samuraï
Constantidinès s'appuie sur des manuels de guerriers samuraï pour montrer que le parfaitement détachement de soi, l'absence de lien avec un moi substantiel, intérieur, permet au pratiquant du bushido (la voie du guerrier) de n'avoir aucune crainte de la mort. A ce point de discipline, le samuraï est même un cadavre vivant, entièrement détaché de l'opposition illusoire entre la vie et la mort ; il ne craint pas la mort et est prêt à mourir à la moindre occasion. Ayant ainsi surpassé toute peur de la mort, sa vie, dit Constantidinès, acquiert une légéreté euphorique, loin de tout rationalisme étriqué, de tout esprit mercantile, calculateur. Le samuraï ne compte pas : s'il a à choisir, il doit préfèrer la mort, sans arrière-pensée. Ce n'est qu'à ce prix qu'il peut vivre avec une énergie, une intensité extraordinaire, délivrée des barrières étriquées du moi. Obéissant parfaitement à l'ordre reçu, il n'y a pas plus de temps entre l'entente de l'ordre et son exécution qu'entre le choc de deux silex et l'étincelle qui jaillit.
Notre auteur cite le Hagakure, écrit par Yamamoto Tsunemoto :
"A en croire certains, mourir sans avoir accompli sa mission, ce serait mourir en vain. C'est là une contrefaçon de l'éthique samouraï, qui trahit l'esprit calculateur des arrogants marchands d'Osaka. [...] Celui qui meurt en ayant échoué, sa mort sera celle d'un fanatique, une mort vaine. Mais non pas déshonorante. En fait, c'est en une telle mort que consiste la Voie du samouraï. Si l'on veut devenir un parfait samouraï, il est nécessaire de se préparer à la mort matin et soir et jour après jour."
Après quoi, il commente ainsi :
"Il vaut donc mieux littéralement "mourir comme un chien" en tentant d'accomplir sa mission, fût-elle impossible, que de peser lâchement le pour et le contre, tel un vulgaire marchand, et d'y renoncer sous prétexte que le succès est peu problable. Foncer tête baissée en toute occasion est en quelque sorte du fanatisme conséquent puisque cela permet d'éviter tout compromission, toute tentation de mettre sa vie au-dessus de son devoir. C'est ainsi que Yamamoto n'hésite pas à reprocher aux fameux quarante-sept rônins de l'époque d'Edo d'avoir attendu près de deux ans pour venger leur maître, plutôt que d'agir sur-le-champ. Leur ennemi aurait pu en effet mourir entre-temps de maladie, les privant d'une juste vengeance... On ne saurait différer le moment d'agir sous peine de rater l'occasion. Pour avoir une totale maîtrise de son destin, il faut, en tout cas, être fortement résolu à mourir."
Même Michima, auteur nationaliste, suicidé en public en 1970 par seppuku (la fameuse cérémonie consistant à s'enfoncer un sabre court (wakizashi) dans le ventre), n'était pas poussé, selon Constantidinès, dans ce geste par des pulsions morbides, mais par l'exaltation de la grandeur du Japon, et de la vie elle-même : "La vie humaine est limitée, mais je voudrais vivre pour toujours."
Ainsi, l'exaltation de la vie passe t-elle par l'absence de peur d'avoir à la quitter. Comme l'a dit Nietzsche, cité dans cet article : "La mort nous est proche suffisamment pour qu'il ne nous faille pas craindre la vie."
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Méditation zen et discipline militaire
Sur bien des points, Slavoj Zizek dit la même chose que Constantidinès. Cependant, son propos est bien différent. Penseur marxiste, Zizek parle de cette mode branchée du bouddhisme occidental, pour montrer qu'en aucun cas elle ne peut nous permettre d'échapper aux règles du marché libéral, à la "dynamique capitaliste", bien qu'elle semble prôner les valeurs inverses (douceur, détachement, harmonie intérieure etc.).
"Il faut dire aussi qu'il n'est plus possible d'opposer ce bouddhisme occidental à sa version orientale plus "authentique" : le cas du Japon nous apporte ici des enseignements décisifs. Parmi les dirigeants japonais, le "zen industriel" est un phénomène largement répandu ; au cours des cent cinquante dernières années, l'industrialisation et la militarisation rapides du Japon, et l'éthique de la discipline et du sacrifice qui allaient avec, furent soutenues par la grande majorité des penseurs zen."
Comment expliquer cela ? Comment les adeptes de la méditation peuvent-ils être aussi les adeptes de la discipline militariste ?
On ne verra nulle contradiction dans ce fait si on se réfère à la notion d'acte pur, auquel prétendent atteindre aussi bien la discipline zen que la discipline militaire. Se défaire de son moi, s'immerger pleinement dans l'instant, déclencher toute son énergie, cela signifie abandonner toute réflexion, être ce pur acte que l'on accomplit : le samuraï, comme simple instrument du sabre qui doit trancher l'ennemi.
Par un renversement singulier, la pure activité, la pure action est aussi bien passivité complète -puisque celui qui agit sans réfléchir, uniquement par la discipline, ne laisse plus rien entrer de volontaire dans son acte, si bien qu'il n'est plus du tout engagé dans l'action mais peut à la limite la contempler en train de se faire, comme s'il n'y participait pas, au moment même où il s'y engage sans retenue.
Il est nécessaire de tuer par amour, parfois, car la guerre peut harmoniser les choses en fin de compte. Première raison pour laquelle le zen peut approuver l'usage de la force. Critère acceptable même pour un Occidental (exemple des Croisades : faire la guerre pour le Christ).
Seulement, dit Zizek, il y a une seconde raison à ce lien entre zen et violence, plus inquiétant pour nous celui-là :
c'est, comme le dit aussi Constantidinès, parce que pour l'Illuminé, la différence entre vie et mort est illusoire, car toutes choses passent, éphémères et finissent par se fondre dans le tout indifférencié. Dès lors, le monde n'est qu'un immense jeu, au sein duquel il n'y a pas à redouter la mort, car la vie est déjà la mort. La discipline zen trouve alors non seulement son prolongement mais, selon Zizek, son expression parfaite dans la discipline militariste la plus dure. Pas de salut après la mort, pas d'au-delà, pas d'esprit ni de suprasensible : donc pas de transgression d'un impératif catégorique, pas d'hésitation à agir, à tuer s'il le faut.
Le zen peut être indifféremment pacifique ou destructeur.
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Le jeu du sensible illusoire, opposée à l'exigence du suprasensible
Deux perspectives très différentes sur un même phénomène : le zen et la mort.
Ce qui se joue-là, c'est l'opposition entre une position orientale et une position occidentale. L'une accepte le jeu infini, inessentiel, illusoire du monde où bien et mal se confondent ; l'autre réplique en quelque sorte par l'impératif catégorique kantien et l'appel à une destination suprasensible de la raison.
Le problème se noue finalement autour d'un texte célèbre de la Bhagavad-Gîtâ, où Krishna s'adresse au roi-guerrier Arjunar pour l'exhorter à partir à la guerre. Le roi hésite, devant la violence, les morts, les souffrances qu'il va causer. Alors Krishna lui dit que vie et mort sont illusoires :
"Croire que l'un est tué et que l'autre tue / c'est également se tromper / personne n'est tué / ni ne tue" ; ou encore : "Rien, pour un Kshatriya, n'est meilleur qu'un combat légitime."
En effet, dans le système des castes, le Kshatriya est le guerrier, second en pureté derrière le Brahmane. Or, ce n'est qu'en jouant le jeu de la guerre que le roi Arjunar peut se plonger dans le tourbillon du jeu et en comprendre l'illusion fondamentale, si bien qu'ayant compris l'impermanence de toutes choses, il pourra s'élever dans la hiérarchie cosmique et devenir Sage après avoir été Guerrier. Il se sera purifié, il sera plus proche de l'Illumination et échappera plus tôt au cycle des réincarnations, le samsara.
Constantidinès, dans une conférence à la Sorbonne, avait rapproché cette image du Sage, qui joue pleinement le jeu sans retenue, de la figure de l'enfant-roi chez Héraclite et Nietzsche, qui prononce un oui affirmatif au jeu cosmique du Hasard.
A quoi Zizek dirait, comme il le dit dans son livre, qu'une telle doctrine du caractère illusoire des phénomènes peut permettre d'absoudre les auteurs des pires crimes, puisque tout est éphémère et que celui qui agit n'est en fait aucunement agent de son acte mais purement désinteressé. Dès lors, impossible d'en vouloir aux nazis de ce qu'ils ont fait. Tuer des millions de gens n'a aucune importance, au bout du compte, puisque croire qu'il existe une différence entre tuer et être tué est une erreur.
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Amour et détachement
Pour prendre cette opposition selon le versant opposé, on pourrait, comme le propose Zizek, affirmer que l'amour bouddhique est compassion universelle, impersonnelle alors que l'amour chrétien est personnel, violent, séparateur.
Ainsi la doctrine bouddhique s'accorderait-elle avec une violence militaire brute mais prônerait un amour d'apaisement, tandis que la doctrine chrétienne exigerait de lutter contre la guerre mais développerait un amour violent, passionné, personnel.
Je dirais, à l'issue de ces deux lectures, que l'opposition se fait ainsi autour du concept radical de personne : impersonnalité du flux du devenir VS la Personne incarnée du Christ. Impersonnalité sensible inessentielle VS exigence suprasensible individuelle.
Le détachement vis-à-vis du monde prôné par ces deux courants est donc très différents : le guerrier zen est détaché car en agissant purement, il n'est plus agent du tout, donc il est désinterressé ; le chrétien est détaché du monde car il use du monde comme s'il en usait pas -à la façon de Pascal qui développe la conséquence logique de l'exigence impossible du suprasensible, qui est de vivre dans le monde pour refuser ce monde même.
Ainsi, le mot de détachement masque t-il deux attitudes très différentes, bien que chacune assumant sa propre contradiction :
Le désengagement complet allant de pair avec l'action sans retenue VS l'obligation de s'engager dans le monde tout en refusant ce monde. 
Message édité par rahsaan le 27-04-2006 à 03:32:45