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Schématiquement, ne pourrait-on pas dire que Foucault pense d'abord la construction des structures (de bio-pouvoir par ex. ), tandis que Deleuze pense l'irruption de la déterritorialisation dans un territoire codifié, donc en gros, les destructurations ?
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Ton post est intéressant ! Toi et Pascal-San avaient caractérisé le structuralisme dans son ensemble ! Mais puisque la pensée de Foucault était au coeur de la question initiale et que tu signales avec pertinence le couplage Foucault/Deleuze, dans les termes mêmes douvrages aussi fondamentaux que Mille plateaux (cf. Deleuze et Guattari, Minuit, 1980) ou le Foucault (cf. Minuit, 1986) de Deleuze ou encore Lanti-Oedipe (cf. Deleuze et Guattari, Minuit, 1973) et bien sûr louvrage clef de Foucault : Surveiller et punir (cf. Gallimard, " Tel ", 1993), il me paraît opportun dapporter des précisions sur lanalyse des sociétés contemporaines chez nos deux philosophes.
Les sociétés sont essentiellement disciplinaires chez Foucault et, puisque la notion de " discipline " est étroitement liée à celle de " pouvoir ", sa réflexion porte sur la " construction ", pour reprendre ton expression, de ce pouvoir, qui nest ni celui de lEtat, ni celui dune quelconque institution, mais avant tout multiple et relationnel : " Par pouvoir, il me semble quil faut comprendre dabord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils sexercent, et sont constitutifs de leur organisation " (cf. Foucault, La volonté de savoir, in Histoire de la sexualité, tome 1, Gallimard, 1976, pp. 121-122). Selon Foucault, il ny a pas en effet dinstance suprême du pouvoir et la société ne saurait être conçue comme une matière sur laquelle sexerce un pouvoir. Il y a du pouvoir, au sens où lon trouve des formes de pouvoir locales et hétérogènes, des multitudes de rapports de pouvoir, qui se lient, se juxtaposent, se hiérarchisent, faisant de la société " un archipel de pouvoirs différents " (cf. Foucault, " Les mailles du pouvoir " in Dits et écrits, Gallimard, 1994, t. IV, p. 187). Contrairement à ce que lon pense trop souvent, le pouvoir nest pas une instance dinterdiction, de prohibition, mais au contraire un ensemble de rapports de forces qui se range sous la catégorie de la relation. Cest parce que le pouvoir est du côté du multiple, du rapport, que les sociétés disciplinaires ont succédé aux sociétés de souveraineté. Ces dernières étaient caractérisées par le prélèvement et limposition, qui entraînaient des conséquences néfastes pour la circulation des biens. Les mutations économiques, laccroissement de lappareil de production, lapparition de stocks exposés à la dépravation, ont rendu nécessaire une nouvelle forme de contrôle des populations. Cest ainsi quest née, en marge de la loi, la " discipline ", une technique de gestion destinée, non pas à réprimer les exactions des individus mais à inciter et orienter leur comportement (cf. Dits et écrits, II, pp. 588-605). Cest là la première caractéristique de la discipline : elle ne porte pas sur des faits mais sur des virtualités, elle est destinée à encadrer lindividu, à orienter ses potentialités daction.
Cest pourquoi, il a fallu dune part répartir les individus dans lespace, dautre part gérer leurs actions dans le temps. Doù lexercice du pouvoir sous la forme architecturale du célèbre Panopticon de Bentham (cf. Surveiller et punir, I, 3, Gallimard, " Tel ", 1993) : il se présente comme un édifice circulaire, composé dun anneaux de cellules ayant une tour en son centre. Toutes les cellules disposent dune ouverture, orientée vers la tour, ce qui offre une visibilité totale de lactivité de leurs occupants. Le " lieu " du pouvoir est donc logé dans la tour centrale de lédifice, se donnant à tous en spectacle. Il est à la fois visible et invérifiable, dans la mesure où la tour est munie de volets, qui en masquent lintérieur. Le pouvoir est une sorte de présence-absence, une virtualité, puisquon ne peut jamais savoir si lon est effectivement surveillé à tel ou tel moment, mais il est cependant doté deffets réels. En tant que forme, le panoptisme est applicable à tous les domaines, il est donc une fonction visant à " imposer une tâche ou une conduite à une multiplicité dindividus " (cf. Surveiller et punir, I, 3, p. 240).
Ainsi, Foucault veut montrer que la caractéristique des sociétés disciplinaires nest pas tant lenfermement que la " segmentarisation " du fait de la dualité de leur structure : leur objectif est double et se déploie dune part dans une " anatomo-politique " (thème central de Surveiller et punir), qui sintéresse directement aux corps pour les rendre " dociles ", a donc une fonction " normalisatrice " (elle tend à homogénéiser un ensemble, un espace et un temps, mais aussi à individualiser, à marquer des distances, des écarts entre les individus, à régler leur interconnexion), et dautre part dans une " bio-politique ", qui soccupe de gérer les populations et les phénomènes de masse. La discipline gère le placement spatial des individus, ce qui rend nécessaire de fixer les populations, déviter les " nomades ", et donc dinstaurer des structures denfermement de tous types : pour éviter les pillages, les soldats seront consignés dans des casernes, les vagabonds iront dans les prisons, les élèves dans des internats. Les différents lieux sont hétérogènes aux autres, bien quils soient partiellement " ouverts " sur lextérieur, puisquon peut y entrer et en sortir selon une sélection et une orientation du courant des besoins du secteur social (par exemple, le passage de lécole à la caserne, puis à lusine). La discipline gère aussi, à un niveau plus large, les rapports extérieurs des segments entre eux. Cest là le rôle de la police qui est un pouvoir de contrôle perpétuel et discipline les espace non disciplinaires. Elle est donc " méta-discipline " (cf. Surveiller et punir, p. 250).
La segmentarisation de lespace est donc à niveau variable : Le réseau quelle élabore nest pas un ensemble de surveillances distinctes mais au contraire un échelonnage de degrés dune même technique de contrôle. De ce fait, la segmentarisation de lespace ne crée pas de rupture mais au contraire homogénéise en quadrillant, en faisant entrer la discipline dans les plus petits détails, dans les espaces les plus fins.
Deleuze, au contraire, pense la transformation de nos sociétés disciplinaires en sociétés de contrôle, ce qui loblige à repenser la communication entre les deux niveaux de segmentarisation dans lorganisation de la société disciplinaire de Foucault, celui des institutions (école, hôpital, caserne, prison...), machines-concrètes dans le langage de Foucault et que Deleuze appelle " agencement " : " [Les agencements] prélèvent sur les milieux un territoire. Tout agencement est dabord territorial. La première règle concrète des agencements, cest de découvrir la territorialité quils enveloppent (cf. Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 629), et celui des modèles diffus : dans la société disciplinaire où le pouvoir est une fonction " détachée de tout usage spécifique ", ce sont ces modèles diffus qui permettent une communication et une homogénéisation souple des agencements. Ainsi, tous les agencements se ressemblent, et tous ont pour modèle la prison, ce qui aboutit à la structure carcérale des internats, des hôpitaux ou des casernes.
Cependant, un agencement est toujours traversé par ce que Deleuze nomme des " lignes de déterritorialisation " (cf. Ibid., p.630), qui peuvent ouvrir sur dautres agencements, et qui, dès lors, entraînent une reterritorialisation. Cest de cette manière que lagencement disciplinaire sest diffusé, en se retérritorialisant sur lécole, sur lhôpital etc... ; cest là une " déterritorialisation négative ". Cest ainsi que la fonction peut être considéré comme la source dintelligibilité de la caserne, de luniversité, aussi bien que de la prison. Les différentes institutions ne sont rien dautre que la reterritorialisation dune même fonction (le panoptique) sur des territoires différents quelle restructure de manière identique.
Mais, selon Deleuze, en prélevant de nouveaux territoires, les institutions ralentissent les flux, pénalisant ainsi le fonctionnement de lensemble. Pour Deleuze, nos sociétes disciplinaires sont en crise car les segmentarisations rigides entrent nécessairement en conflit avec les pointes de déterritorialisation.
Le problème fondamental vient des mutations subies par le capitalisme, qui est passé dun état " compressif " originaire à un état " dispersif ". Le capitalisme compressif est celui des stocks et de laccumulation, il est formé par un travail matérialisé et sédimenté et garde toujours la composante de lacte productif humain, quil réifie. Cest avec lui quapparaît la figure du " capitaliste " que lon trouve chez Marx, le plus souvent individualisée, insérée dans une dynastie fondée ou perpétuée par elle. Par opposition, le capitalisme dispersif relègue la production de lacte humain comme un sous-facteur de richesses ; il doit gérer des flux financiers, source de lenrichissement, mais ne les matérialise pas par un processus daccumulation. Bien au contraire, il veille toujours à maintenir une circulation fluide des capitaux, et ne repose pas sur des individus mais sur des multinationales, des réseaux dinfluence qui naissent de participations croisées extraterritoriales et ne sont effectivement possédées par personne. Le grand changement a été la transformation de lusine, segmentée mais toujours très fortement liée à un territoire, en lentreprise, modulable et capable de gérer les déterritorialisations. Deux choses conduisent à cette crise : il y a dune part le fait que de plus en plus dindividus échappent aux maillages, remettant ainsi en question le modèle disciplinaire sur le plan intérieur, mais il y a aussi un changement au niveau économique avec le passage dans le Marché mondial, qui est essentiellement un flux, difficilement assignable à des segmentarités. Peu à peu, la rectitude stricte des disciplines sest vue débordée par le flux quelle devait traiter. Cest donc une erreur pour Deleuze de croire que notre société actuelle est disciplinaire. Nous sommes en fait dans ce que Deleuze appelle un " dispositif disciplinaire " (cf. Deleuze, " Quest-ce quun dispositif ? ", in Michel Foucault philosophe, Rencontre internationale, Paris 9, 10, 11 janvier 1988, Seuil, 1989, pp. 185-195), évolutif, capable dintégrer la nouveauté et le devenir.
Au contraire, la normalisation chez Foucault marque la fin nécessaire des disciplines, car elle suppose une homogénéisation si parfaite quelle ne permet pas de répondre à lirruption de la nouveauté. En contrôlant les virtualités des individus, elle les oriente vers une ligne dintégration actuelle, mais cette ligne est toujours changeante, mouvante, alors que la discipline est strictement réglée, laissant très peu de marge de manoeuvre. La discipline impose des directions aux virtualités, doù la naissance de résistances dans la mesure où ces directions sont originellement variables, distinctes, et quil faut les forcer à sorienter de concert. De plus, elle veut optimiser la vitesse, mais à lintérieur dun territoire précis, et non au niveau du jeu incessant et complexe des déterritorialisations et des reterritorialisations. Le problème qui se pose est donc celui de la " vitesse infinie " du capitalisme, et non plus de la " vitesse relativement élevée " de la production. Les enjeux qui structurent notre capitalisme actuel, le Marché, ne sont plus des enjeux de production, puisquon assiste à la disparition des stocks, à lapparition de la gestion à " flux tendu ", et à la délocalisation des unités productives dans les pays du Tiers-Monde . Vers quel modèle nous dirigeons-nous alors ? Deleuze nomme cela les " sociétés de contrôle ", où ne sexerce plus une discipline, cest-à-dire une orientation de virtualités vers une norme, mais un contrôle des virtualités directionnelles, ce que lon pourrait nommer un contrôle " ouvert ", adaptable, capable dintégrer toutes les mutations du réel.
Message édité par l'Antichrist le 09-10-2004 à 18:34:53