Sur le Contrat social
d'après L'idée de Contrat social-genèse et crise d'un modèle philosophique (Collectif-Ellipses) et
Rousseau et le Contrat social de Lelia Pezzillo (Puf).
La notion de Contrat social n'a finalement jamais été clairement élucidée. On peut même dire qu'elle a été plus ou moins abandonnée alors qu'elle hante toujours nos politiques au détour d'une phrase. Il faut d'abord peut être dissiper une confusion. Ce que nous nommons "social" aujourd'hui se rapporte essentiellement à nos conditions matérielles dans l'existence. Ainsi, l'emploi, le logement, le salaire etc., toutes ces choses que nous manipulons au quotidien sont incluses dans le "social". Pour la gauche par exemple cela est conçu de manière négative, c'est-à-dire que le social est ce qui se substitue à une chose lorsqu'on en est privé et qui sert à maintenir l'égalité. Ceci est un premier point. L'origine du Contrat social n'est pas là. En fait il faudrait davantage parler de "Contrat politique" que de "Contrat social" pour que nous puissions nous y retrouver.
En effet, l'idée de Contrat social pose la question politique essentielle : Pourquoi vivons-nous ensemble ? Il ne s'agit donc pas de déterminer les conditions de l'existence mais bel et bien de savoir comment nous avons à vivre ensemble et pourquoi le devons nous et le pouvons nous. En effet, il n'y a rien de plus mystérieux que de s'apercevoir que les hommes nouent des relations entre eux et se préoccupent si peu de savoir comment cela est possible. Les tenants du Contrat social estiment pour leur part que les hommes vivent ensemble parce qu'ils font l'objet d'une convention. Rien dans ce qui les constitue ne les porte à vivre ensemble. Si l'on reprend Hobbes, les conflits d'intérêts de l'état de nature tournent à la guerre et le pacte social n'a qu'un objectif, assurer un pouvoir absolu qui garantisse la sécurité.
C'est pourquoi aujourd'hui, cette idée de Contrat social mériterait d'être à nouveau interrogée au moment où la question du pouvoir, notamment économique, bouleverse nos modes de fonctionnement. On se demande souvent aujourd'hui ce que devient notre démocratie, comment les libertés publiques peuvent être autant menacées, comment tous les pouvoirs peuvent appartenir à un seul groupe voire à une seule personne. Il s'agit bien alors de déterminer la question du pouvoir, de son exercice et de sa légitimité, choses que le Contrat social examine à la fois de manière anthropologique, éthique et politique. Plus fondamentalement, il s'agit de trouver le mode de gouvernement des hommes de telle façon que l'individu puisse pleinement jouir de la liberté et de ses droits tout en ayant conscience d'appartenir à une communauté qui serait sa propre limite.
On peut se demander toutefois si le Contrat social n'est pas justement une réaction contre une certaine dégénérescence du pouvoir. Si l'on reprend la conception grecque de la loi, une cité ne peut pas avoir recours à une convention pour établir la norme du juste et de l'injuste. Aristote ainsi est le premier à s'opposer à un début d'idée de Contrat social. Pour le philosophe, l'homme est politique par essence donc il n'a pas besoin de recourir à l'artifice du contrat pour établir des relations. Si c'était le cas, l'homme serait très certainement obéissant à la loi commune mais en aucun cas il ne pourrait se situer réellement comme "animal politique" puisqu'il lui manquerait le principal c'est-à-dire ce qui est capable de le rendre bon, juste et vertueux donc citoyen. La convention n'est que mécanisme d'obéissance et ainsi une soumission sans valeur éthique.
Le ressort du "vivre ensemble" des Grecs repose sur la notion de "philia". On la traduit par "amitié" mais elle va bien au-delà. La philia dépasse ce qui est de l'ordre des besoins et de l'intérêt. Il s'agit plutôt d'une forme aboutie de communauté entre égaux dont la vie intellective serait un accomplissement. Cette amitié est le choix réfléchie de vivre ensemble. La simple loi ne fait coexister que des êtres imparfaitement humains qui n'ont pas encore développé cette idée. C'est donc l'homme achevé en tant qu'homme qui fait la loi et non la loi qui fait l'homme pour les Grecs. Si Aristote a raison, on peut certainement affirmé que c'est le Bien commun qui perce dans la nature humaine et qu'un homme ne le devient que s'il est capable de dépasser ses intérêts propres.
Si le Contrat social est un artifice, c'est-à-dire notre renoncement à l'idéal des Grecs, il est aussi ce qui permet, précisément par l'artifice, de retrouver une possibilité de l'accomplissement d'une certaine forme de Bien commun. La tension se situera sur ce point. Qu'est-ce qui relève de la nature ? Qu'est-ce que je mets dans la convention ? Les modernes n'auront de cesse de démonter le modèle des Grecs pour mieux détruire l'idée de vassalité qui s'était alors substituée au modèle ancien et dont la monarchie absolue fut l'aboutissement. Ainsi, la naissance de la politique moderne va utiliser la notion de Contrat social pour fonder ce qui est constitutif d'un Etat souverain.
Autrement dit, nous n'envisageons la politique aujourd'hui qu'à partir de cette idée de Contrat social que ce soit pour définir le rôle de l'Etat et la manière dont les parties qui le composent doivent se soumettre à des règles communes. Le Contrat social a donc pour ambition de rétablir la liberté humaine en recueillant le consentement des membres d'une société, contre la coutume et les inégalités qu'elle produit, afin de rendre possible l'expression des volontés particulières dans une seule et même volonté générale. Cet art difficile trouve encore des résonances dans notre abandon à faire de la politique au profit de la sphère privée et de ses plaisirs tout comme dans la construction européenne ou sur le rôle de l'économie qui si elle est libre ne doit pour autant s'extraire de la communauté des hommes.
L'idée de Rousseau est finalement assez simple. Elle peut s'énoncer ainsi : Comment un peuple devient un peuple ? Il me semble que chez Rousseau tout tient par deux fondements en ce qui concerne la politique. Le premier est l'éducation, le second, les institutions. L'effort de Rousseau est de dénoncer l'artifice des formes de gouvernement pour les substituer par un autre artifice qui est le Contrat social. En effet, Rousseau combat l'idée que l'absolutisme soit par nature ce qui vaut aux homme comme forme de gouvernement. Pour lui il s'agit d'un produit social, c'est-à-dire que la nature des choses tend nécessairement à l'inégalité dès lors que les processus de socialistion sont entrés, par un "funeste hasard", en marche. Cependant, le Genevois ne considère pas l'Etat de nature comme celui de la guerre perpétuelle. La guerre pour lui est un produit de la culture, de la socialisation, et la somme des arbitrages d'Etat à Etat.
Plus l'homme sera homme par l'éducation et plus les institutions seront réglées de telle sorte qu'elles permettent l'expression de la liberté humaine, pour que cet homme devienne citoyen, et moins le malheur et les guerres seront possibles. Sur le plan des institutions, la difficulté du pacte rousseauiste consiste bien à faire converger volonté particulière et volonté générale. C'est cette dernière qui commande non pas contre les autres mais avec et par les autres. Car au fond ce qui importe, et en cela Rousseau rejoint Hobbes et s'écarte définitivement du libéralisme de Montesquieu, c'est la souveraineté. Elle ne peut se diviser. Le principe de souveraineté est au coeur du Contrat social rousseauiste. A la limite peu importe qu'un roi soit celui qui exécute les lois, si ces dernières sont le fruit de la volonté générale. La distinction qu'opère Rousseau se situe bien entre le législatif et l'exécutif. Le législateur ne peut être que celui à qui ces lois seront appliquées, c'est-à-dire le peuple. L'exécutif n'est que le commis et le bras armé du législatif. Le danger viendra toujours chez Rousseau du grignotage de l'exécutif sur le législatif.
C'est bien la souveraineté du peuple qu'il faut préserver à la fois contre les intérêts particuliers ou la seule volonté du gouvernement. On peut mesurer ainsi l'écart faramineux qui nous sépare du Contrat social de Rousseau et de notre mode actuel de gouvernement. L'essence de la démocratie chez Rousseau ne réside pas ailleurs, il s'agit avant tout de ne pas blesser contre lui-même le corps politique constitué en subordonnant l'éxécutif au législatif et en ne confondant pas non plus le rôle de l'un par rapport à l'autre. La démocratie directe aurait la préférence de Rousseau, cependant, elle est impossible à réaliser car l'éxécutif ne doit pas se confondre avec le législatif. Ce n'est pas aux citoyens à agir directement, ils n'expriment que la volonté générale que l'exécutif doit mettre en action. Ceci a pour fonction d'empêcher de "particulariser" la loi qui n'est autre que l'expression de la volonté générale. C'est au gouvernement à opérer et appliquer la loi, la volonté générale n'a pour fonction que de diriger, de commander.
Finalement, le Contrat social n'est autre qu'une manière d'examiner comment nous pouvons vivre ensemble. Ce qui est remarquable, c'est qu'il existe deux maux contre lesquels il devient impératif de repenser le Contrat social. Le premier c'est son défaut et le second sa lente érosion. Ces deux maux produisent les mêmes effets, à savoir, l'abus des pouvoirs oligarchiques, l'affaiblissement du politique, le développement de la servitude volontaire, la disparition de la vertu civique etc. Mais dans les deux cas, on retrouve l'ombre de formes de tyrannie où finalement les hommes sont infantilisés, mineurs, c'est-à-dire qu'ils sont aveuglés par la figure d'un seul et qu'ils deviennent incapables de prendre en main eux-mêmes leur destin. Il ne faut pas se leurrer le Contrat social de Rousseau est un pis-aller. Dans le cadre de la pensée de Rousseau, il est seulement sa tentative de redonner aux hommes un peu moins de malheur. Aujourd'hui, son héritage est pour le moins remis en cause par les thèses utilitaristes et libérales du nouveau contractualisme (Rawls, Gauthier). Cependant, comme sans doute le marxisme, la possibilité du Contrat social et de ses apports conceptuels peuvent encore nourrir notre réflexion afin d'y trouver des applications politiques. En ces temps de crise sociale et économique, il serait peut être utile de le penser à nouveau.
Pour nous résumer, examinons le fondement de l'idée de Contrat social. Dans toutes les théories du Contrat, il y a une idée primordiale. L'homme n'a aucune bonne raison de vivre naturellement en société. Chaque école contractualiste révèle cette aporie : les hommes sont asociaux, amoraux, et politiquement indéterminés. Il lui faut donc réaliser un pacte associatif pour qu'ils puissent pleinement vivre en société. Toutes les formes de gouvernement en dehors du pacte sont elles mêmes un pacte mais non consenti (le serment par exemple) ou alors, le gouvernement n'existe pas et l'état civil non plus. Pour les contractualistes, la vie sociale fait problème car les individus sont habités par des pulsions contradictoires.
C'est aussi à partir des conclusions sur l'asociabilité humaine que la "théorie des jeux" des contractualistes anglo-saxons prendra son essor. L'idée de Contrat social est soumise au calcul des intérêts et rattrapée par des formes d'utilitarisme en posant que les hommes ont davantage intérêt à coopérer qu'à agir de manière individuelle d'où la nécessité du pacte social et de l'Etat. La rupture s'opère, chez Rawls par exemple, en ne se souciant plus de la question du peuple et de la constitution du corps politique mais en se dirigeant vers une théorie de la justice qui s'applique à des individus qui acceptent la règle parce qu'elle est profitable et que de meilleurs résultats sont obtenus par la collaboration. Cependant on peut se demander, si en ne fondant la justice que sur le calcul des intérêts, on peut certes justifier la régulation par l'Etat, mais n'élimine-t-on pas la nécessité de l'Autre dans sa dimension affective, éthique et politique ? Bref, peut-on séparer la morale de la politique ?
L'héritage du Contrat social s'est trouvé par ailleurs confronté à une critique totalement radicale avec la pensée marxiste. L'opposition résiduelle entre Marx et Rousseau par exemple repose sur le fait que le premier ne donne pas la possibilité à la politique de s'affranchir du pouvoir économique. Pour Marx, l'homme ne fait pas l'Histoire ce sont les forces économiques qui sont à l'oeuvre ; le matérialisme de Marx dépossède l'être humain d'une quelconque possibilité d'agir. Le Contrat social naît de l'idée contraire. La volonté humaine édifie les systèmes et le gouvernement des hommes. Sans entrer dans le détail, la critique oublie sans doute le fondement égalitariste du Contrat primitif, notamment mis en lumière par Rousseau dans son second discours.
Enfin, l'insistance du Contrat social à s'organiser en corps politique a fait apparaître une autre réaction qui a finalement capté l'intérêt de nos sociétés modernes. Il s'agit de la notion des Droits de l'homme. En individualisant le droit et en l'appliquant selon les parties qui composent le corps social, c'est le corps politique qui se retrouve affaibli. S'il y a une forme d'utilitarisme dans le contractualisme, c'est bien cette dernière qui a finalement contribué à éclipser, tout en régénérent mais sous une forme beaucoup plus libérale, le Contrat social. Les Droits de l'homme ont donc concentré notre idée de Justice en omettant de replacer l'individu dans un cadre politique, en sanctuarisant notamment la dignité de la personne humaine. En s'opposant à l'aliénation totale du citoyen au corps politique, la Déclaration des droits l'homme a mis ainsi comme une ligne de démarcation infranchissable entre droit individuel et corps politique.
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"Plus l'intérieur se corrompt, plus l'extérieur se compose"