Reprise du message précédent :
Daprès le Tractatus, deux principes frégéens peuvent nous permettre de comprendre pourquoi léthique relève du non-sens. Le premier : séparer toujours le psychologique du logique, le subjectif de lobjectif. Le second : ne jamais sintéresser à la signification dun mot pris isolément, mais seulement dans le contexte dune proposition. Les principes frégéens expliquent comment une phrase peut paraître pourvue de sens, quoiquelle renferme une expression dépourvue de toute signification. Ceci se produit quand lexpression en question a un rôle logique déterminé dans certains types de phrases, mais quelle se trouve dans une phrase dune espèce différente, sans quaucun rôle nait été fixé pour elle dans les phrases de cette espèce. Chaque fois que nous essayons de dire quelque chose déthique, pour Wittgenstein, ce sera le cas. La tentative de dire quelque chose déthique aboutira à une phrase contenant un mot dépourvu dune signification établie dans ce type de contexte ; si bien que la phrase à laquelle on aboutit sera du non-sens, comme une phrase qui contiendrait un mot comme " boolimug ".
Prenons l'exemple cité par Diamond, un commentateur de Wittgenstein : " La voyelle E est verte ". Quelquun peut bien énoncer cette phrase, comme " exprimant " ce quil veut dire. Mais " verte " ne signifie une couleur que dans ses occurrences comme prédicat dobjets visibles. Aucune nouvelle signification na été établie pour loccurrence de " vert " comme prédicat de voyelles ou de sons. Si bien que la phrase " E est vert " ne contient pas le mot " vert " avec le rôle logique qui est le sien dans ses occurrences pourvues de sens (parce quaucune autre signification nouvelle na été attribuée pour le nouveau contexte). Si lon garde à lesprit les deux principes frégéens, on pourra arriver à la conclusion que la phrase na pas de signification, quelque adaptée quelle puisse être pour exprimer lexpérience du locuteur. Elle ne dit pas plus que quelque chose est le cas que la phrase " E est boolimug ".
L'exemple de la proposition " E est vert " nous permet de comprendre le refus de Wittgenstein quil existe des propositions éthiques. De la même manière que quelquun qui a appris à utiliser des termes de couleur dans des phrases décrivant des objets visibles pourra se mettre ensuite à énoncer des phrases comme " E est vert ", dans lesquelles le mot " vert " est utilisé dans un contexte dune espèce différente, na pas de rôle logique établi, de même une personne ayant appris à utiliser des termes de valeur ordinairement relatifs à une norme, un objectif ou une fin (x est bon pour la santé, pour léconomie, etc...) pourra ensuite se mettre à dire des phrases faisant usage des mêmes mots, mais référence à une fin ou à une norme. De sorte quici les termes de valeur sont utilisés dune façon tout à fait différente de leur usage ordinaire, sans quon leur attribue de signification nouvelle déterminée.
Wittgenstein explique ce phénomène par lexemple de ce quil appelle " lexpérience de la sécurité absolue ", où nous avons envie de dire : " Je suis en sécurité, rien ne peut me faire de mal, quoi quil arrive ". Lanalyse de ce phénomène linguistique doit mettre en évidence :
1) le désir qua le locuteur de faire appel à un type dusage des mots dans lequel ceux-ci ont bien un sens.
2) le désir de se servir de ces mots en dehors des conditions ordinaires, où ils ont un sens.
Wittgenstein identifie ainsi léthique avec le désir d" aller au-delà " du langage intelligible. Dans cette conception, il nexiste donc pas de matière dont léthique traite en particulier ; rien qui soit décrit par des " propositions éthiques", rien dont elles disent que cest le cas, rien qui répondrait ou pourrait répondre à des " questions " éthiques. Et il ne saurait y avoir dactivité philosophique consistant à expliquer ou clarifier des propositions éthiques, donc il ne saurait y avoir de " philosophie morale ".
Quen est-il du second Wittgenstein ? Dans les années 30, Wittgenstein sintéresse, dans ses cours de Cambridge, à la question de savoir comment nous décidons quune action est bonne, et transfère la question à celle de savoir ce qui relie entre elles les significations de " bon " dans leurs différents contextes. Il existe des " transitions graduelles " dune de ces significations à une autre ; des choses qualifiées de " bonnes " dans des contextes différents peuvent être reliées entre elles par une série dont chaque membre entretient quelque similarité avec des membres qui lui sont contigus dans la série, sans forcément ressembler à des membres plus éloignés dans la série : il ny a pas forcément quelque chose qui soit commun à toutes les choses bonnes. Cette réflexion sur " bon " est une application de sa critique générale (ressemblance de famille) de lidée selon laquelle il doit y avoir quelque chose de commun à tous les cas auxquels nous appliquons un terme général (on retrouve cette critique sous une forme plus négative chez Austin). Toute tentative pour traiter le bien comme une propriété indéfinissable, séparable et supérieure aux traits empiriques de lacte pouvant faire lobjet dune description, est ainsi vouée à léchec (Moore).
Ici, pas de changement de perspective par rapport à la théorie antérieure. La recherche morale ne peut être quune " phénoménologie linguistique " (Austin), qui décrirait non pas lapplication du mot " bon " à une réalité ou son sens mais plutôt la façon dont nos préoccupations éthiques sont inscrites dans notre langage et notre vie, donc dans tout un ensemble beaucoup plus considérable de mots, et dans leurs rapports complexes avec une variété dinstitutions et de pratiques sociales et culturelles. Pour décrire la compréhension éthique, il nous faudrait décrire tout cela, tous ces usages de mots particuliers, dont une définition générale ne peut évidemment rendre compte.
Ce nest donc pas parce que Wittgenstein choisit la signification de " bon " comme thème de ses cours de 1933 quil a changé davis sur la possibilité dexistence de quelque chose comme la philosophie morale : on pourrait même dire quelle devient encore plus impossible, par la difficulté même de donner une description univoque de la signification ou du non-sens moraux. Lexamen de notre langage, de nos usages et de nos vies ne nous apprend rien sur " le bien ", sur la signification du terme, ni a fortiori sur aucune réalité morale. La différence avec le Tractatus serait bien plutôt quil ny a même plus rien que lon puisse qualifier dénoncé moral.
Ainsi, la question de savoir si on a affaire en éthique à des énoncés de fait, qui portent sur le réel, est dénuée de sens dans la perspective wittgensteinienne : que serait précisément un jugement éthique qui porterait sur les faits ? De plus, contre la tentation de se référer aux réflexions du second Wittgenstein sur " suivre une règle ", un " énoncé de fait " en éthique serait absolument différent de ce que l'on appelle un " énoncé de fait " dans les sciences ! Toute lentreprise de théorisation méta-éthique mène les philosophes à ne sintéresser quaux éléments du discours moral qui ressemblent le plus étroitement à des jugements scientifiques (qui portent sur comment sont les choses), et " singent " les énoncés de fait. Le recours obsédant à la notion de norme (≠ règle) et dénoncé normatif est un symptôme de cette volonté dabsorber la question de la morale dans un naturalisme naïf, ainsi que le transfert un peu forcé de la question du réalisme au champ moral. Aux tenants du réalisme moral de toutes tendances (naturalistes, objectivistes ou, à plus forte raison, néo-émotivistes), Wittgenstein oppose les capacités du langage, lexpérience que la morale est là, dans le langage, dans notre vie : pas dans les dits " jugements moraux ", ou dans une quelconque réalité morale qui serait hors du monde, ou à côté. Aucun " platonisme rampant " lidée dune réalité morale " non-humaine " chez Wittgenstein !
Cependant, il est possible de repenser un réalisme moral qui naurait plus rien à voir avec le réalisme " scientifique ", à la manière dont Wittgenstein repense intégralement le réalisme dans sa philosophie des mathématiques. Cet " esprit réaliste " nest pas un renoncement au naturalisme, du moins au naturalisme de la " seconde nature ", et permet de reconquérir lidée aristotélicienne quun être humain normal est un animal rationnel, que sa rationalité fait partie de son être animal et donc naturel, et nest pas un périmètre de sécurité mystérieux dans un autre règne. Mais il suppose un renoncement à la phraséologie réaliste sur la " réalité " morale : tel est lexigence centrale dun naturalisme second, là encore fondé dans le langage, dans notre nature de sujets parlants, et dans cet " accord dans le langage ", dont Wittgenstein a pu relever la circularité fondamentale. Cest notre accord dans le langage qui fonde nos conceptions communes, mais cest aussi cet accord commun (dans les jugements) qui cimente laccord et la pratique linguistique. On aurait alors une version anthropologique du naturalisme. Le philosophe na pas pour tâche de déterminer la portée réaliste des énoncés moraux, ou de déterminer leur degré dobjectivité : il peut par contre examiner cest justement le travail des Recherches cette " histoire naturelle " de nos accords, et comment ils sont mis en uvre dans le langage celui de tous les jours. Il sagirait alors, plus profondément, de définir la manière dont la morale sexprime (ou est présente, ou est produite) dans le langage et nos usages. Le naturalisme, comme le réalisme, cest alors reconnaître que le " phénomène " de la morale est dans le langage et nulle part ailleurs. Toute la philosophie morale analytique, quelle soit émotiviste, prescriptiviste ou réaliste, est fondée sur la notion dénoncé moral (ou plus récemment, normatif) : or cest bien cette notion dénoncé moral (ou, tout aussi fréquente, de " langage moral " ) qui est mise en cause dans la démarche du second Wittgenstein, là encore parce quil ny a pas de tels énoncés qui soient isolables, et que la morale, même si elle ne se trouve pas ailleurs que dans le langage, ne se trouve pas pour autant dans tel énoncé, a fortiori dans tel terme. Où se trouve-t-elle alors ?
" Cest ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils saccordent dans le langage quils utilisent. Ce nest pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie. Pour que langage soit moyen de communication, il doit y avoir non seulement accord dans les définitions, mais (aussi étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements. " (cf. Recherches, §§ 241-242) Le modèle daccord dans " la forme de vie ", pour Wittgenstein, est laccord linguistique, ce que J. Bouveresse a appelé le contrat linguistique . Notre accord, à partir duquel pourrait se reconstruire le naturalisme de la seconde nature, est donc laccord linguistique : nous nous accordons dans le langage que nous parlons. Ainsi, la norme morale serait un élément de lapprentissage, ou un élément essentiel de la forme de vie, trop profond pour être mis en question. Une norme structurante fonde ainsi lapprentissage ultérieur tout en étant apprise. les normes morales font partie de " lempreinte culturelle " dont lenfant simprègne avec lapprentissage du langage. Mais même une fois quon a défini en termes naturalistes linscription, biologique ou sociale, de la norme, la difficulté na pas disparu : il y a un problème à propos de " suivre une règle ". Langoisse de la règle ou de la norme, cest précisément quil ny a pas de raison en elle de la suivre, quelle na pas de pouvoir de contrainte. Le " phénomène " moral serait donc à expliquer au même titre que dautres éléments de notre accord dans le langage, qui na pas de valeur explicative en soi. Il ny a pas dautre fondement à nos accords (en particulier de nos pratiques et de nos jugements moraux) que le langage. Cest là quelque chose qui est difficile à avaler pour la plupart des philosophes moraux (doù la tentation, pour certains philosophes lecteurs de Wittgenstein, de chercher un nouveau fondement, dans lobéissance à la tradition ou à la communauté, et pour dautres, qui naiment pas Wittgenstein, de se réfugier dans le naturalisme scientiste ou la métaphysique). La communauté des formes de vie nest pas seulement le partage de structures sociales, mais de tout ce qui constitue le tissu des existences et activités humaines, notre nature, pas seulement au sens anthropologique, mais biologique (notre forme de vie). Toutes nos pratiques sont immanentes, et il ny a rien pour les fonder : telle est la conclusion du naturalisme. Il se définirait alors, dans un second temps, par lacceptation immanente de notre dépendance, donc de notre nature dans toute sa complexité, notre nature en quelque sorte de sujet de la culture. Cest pour cette raison que les interprétations et usages " sociologisants " de Wittgenstein passent régulièrement à côté du sens véritable de son anthropologie : il ne suffit jamais, pour Wittgenstein, de dire " cest ainsi que nous faisons ", cela ne constitue jamais une justification. Il sagit au contraire de montrer à la fois la fragilité et la profondeur de nos accords, de sattacher à la nature même des nécessités qui émergent, pour Wittgenstein, de nos formes de vie et de nos usages du langage. Il y a un risque, en effet, à lire le passage des Recherches sur laccord " dans les jugements " soit comme la formulation dune hypothèse sur des accords que nous aurions passés sur les usages du langage, soit comme la reconnaissance des usages du langage comme déjà là, donnés, comme un ensemble de règles à quoi nous ne pouvons que nous soumettre. Il est juste de reconnaître limportance du recours à lusage : le langage (comme lensemble de notre forme de vie) est donné, cest-à-dire hérité ; on ne le choisit pas plus quon ne choisit sa naissance. Tel est un des sens du mot dordre de Wittgenstein : regarder lusage, ramener les mots à lordinaire. Mais lautre découverte de Wittgenstein est que lusage ne suffit pas. Ceux qui interprètent Wittgenstein dans le sens dune acceptation du donné social ne voient pas que mon accord ou mon appartenance à cette forme de vie, sociale, ou morale, ne sont pas donnés au même titre, et que tout na pas à être " accepté ". Que le langage me soit donné nimplique pas que je sache, a priori, comment je vais mentendre, maccorder dans le langage avec mes co-locuteurs. Cest en ce sens que le recours à la communauté ne suffit pas : " je " suis seul à déterminer létendue de " notre " accord. Ce qui constitue la communauté, cest ma prétention à parler pour elle, pour les autres, et cette revendication constitue, précisément, ma voix morale. La revendication de lindividu à parler au nom des autres, même si elle na rien pour la fonder, est rationnelle, et définit quelque chose qui serait propre à la rationalité humaine. Lorsque Wittgenstein dit que les humains " saccordent dans le langage quils utilisent ", il fait ainsi appel à un accord qui nest fondé sur rien dautre que la validité dune voix. On retrouve ici la rationalité du jugement esthétique, telle quelle apparaît dans le § 8 de la Critique de la faculté de juger de Kant, comme revendication dune " voix universelle " : se fonder sur moi pour dire ce que nous disons. Ce qui saffirme, dans le jugement esthétique chez Kant, cest la revendication dun assentiment universel. Ici la communauté (et la rationalité) est, par définition, revendiquée, certainement pas fondatrice. Cest moi ma voix qui détermine la communauté, pas linverse. Le cas de la morale est similaire, comme le dirait aussi le Wittgenstein de la conférence sur léthique, qui nest pas si éloigné du Wittgenstein qui définit ma voix dans laccord de langage.
La " réalité morale " nest pas à découvrir par le langage, cest-à-dire quil ny a pas plus (pas moins) dobjet spécifique du discours moral que dobjet des énoncés mathématiques : quun énoncé appartienne à la mathématique, ou à léthique, cela ne dépend pas de " ce sur quoi il porte " mais de son usage. Pas de réalisme moral chez Wittgenstein mais un refus de lidée quil y a des faits moraux, ou quelque chose sur quoi portent les propositions morales. Il ny a pas, en morale comme ailleurs, de point de vue extérieur ni de " vue de côté " : la morale est déjà là, à nos pieds, dans notre langage et notre vie ordinaires. Reste à la découvrir, par lexamen et la mise en examen de nos accords et de nos formes de vie ; cest lenjeu de la réflexion morale, telle quelle se dessine à partir de Wittgenstein. Car il ne suffit pas, pour éviter laveuglement de la philosophie morale, de dire " regardez lusage ". Il ne faut pas céder à une mythologie de laccord qui sest peu à peu attachée (en bonne ou mauvaise part) à la lecture de Wittgenstein, dans le désir de trouver dans nos usages un ensemble de normes quil faudrait simplement découvrir et accepter telles quelles. Notre vie morale, notre accord moral ne sont pas donnés dans le langage. Cest justement parce que notre langage lélabore et lexplore à chaque instant quil nest pas un assemblage de signes morts, quil a une vie (Wittgenstein dit : une âme). Si lon veut retrouver un intérêt pour la réflexion éthique, la sortir de létroitesse de vue de lobsession du réalisme, il faut le chercher dans lexploration de nos conceptions et intuitions morales, pas dans des théories normatives de laction bonne ou mauvaise, des jugements moraux etc... Ce qui est rejeté, dans cette philosophie morale qui est revenue de lexamen linguistique des énoncés moraux au domaine des questions morales de fond, dites substantielles, cest toujours le langage : on refuse ainsi de voir " tout ce qui est impliqué dans le fait den faire bon usage, dy répondre bien, dy être adéquat ", de voir aussi en quoi consiste son mauvais usage. Cest cela qui est à réinventer : un examen des manières dont notre langage (et ses usages) est ou non adéquat à notre vie. Cette adéquation nest pas définissable en termes de correspondance, ni de réalisme, mais plutôt dajustement, ce que Wittgenstein veut saisir par son concept (" E est vert " ) de signification secondaire, qui reprend et retourne le concept de sens du Tractatus. Pour comprendre la nature de la signification secondaire, il ny a pas à recourir à la psychologie, mais à ceci : " Pense simplement à lexpression et à la signification de lexpression : le mot juste " (cf. Recherches II, p.215). Il sagit là dune idée de lapproprié qui est essentielle, pour Wittgenstein, à la compréhension de la signification comme lorsquon sent quun nom propre convient, va pour telle personne, telle chose, telle situation, la couleur jaune pour telle voyelle, ou " le nom de Schubert à loeuvre de Schubert et à son visage ". Loin de toute mythologie du " montrer ", ce concept renouvelé de la signification sans lequel, pour Wittgenstein, on est sourd non seulement à certains usages bizarres, mais entièrement à ce que le langage veut dire redéfinit ladéquation ou la proximité des mots au monde et à notre vie, et les différentes manières que nous avons de la rechercher. Tel est bien lenjeu de léthique. Loin de toute moralisation du langage, mais aussi de tout " réalisme moral ", une conception ordinaire de la morale explorerait, plutôt que nos actions, énoncés et théorisations, notre imagination morale : notre vie et nos mots, mais aussi ce quils pourraient être. Comme si restait toujours à découvrir, et à réaliser, le sens du mot des Recherches (§19) : " Imaginer un langage, cela veut dire imaginer une forme de vie ".
Message édité par l'Antichrist le 04-10-2004 à 07:37:54