l'Antichrist | rahsaan a écrit :
Je ne crois pas qu'il y ait d'ambiguïté chez Nietzsche. Si vous voulez vous en convaincre, je vous conseille de lire ses dernières lettres, jusqu'aux fameux billets de folie écrits à Turin début janvier 1889. (cf. Dernières Lettres, Rivages poche, 1989) Son projet politique y apparaît en pleine lumière, dans toute sa force et son originalité. Simplement, il ne fait pas de philosophie politique sans changer le sens même de ce qu'on appelle politique, et qu'il appelle, lui, "grande politique" et qui signifie, dans son langage, l'organisation de conditions de vie propres à faire émerger des individus d'exceptions, des hommes synthétiques, totaux (par opposition au travailleur fragmentaire du monde moderne), qui soient capables, après coup, de justifier tout le devenir humain (que l'on puisse dire : l'histoire humaine avait pour but d'aboutir au surhumain).
Si N. ne se préoccupe plus de savoir quelle forme de gouvernement est le plus légitime (aristocratie ? démocratie ?...), c'est qu'il lui semble que, d'une part, le règne des "idées modernes" est inéluctable : que ce soient le libéralisme, le nationalisme, la démocratie ou le socialisme, toutes ces idées lui paraissent symptômes de fatigue, d'aplatissement de l'homme par le règne de la foule. "Le prince Bismarck n'a jamais pensé à l'empire -il n'est, avec tous ses instincts, qu'un instrument de la maison Hohenzollern ! et dire que cette provocation des peuples à l'égoïsme est perçue et enseignée en Europe comme de la grande politique, presque comme un devoir !" (fin décembre 1888)"
N. veut, de façon machiavélienne, tirer partie de cet état de fait pour imposer sa propre "politique". Seulement, celle-ci n'exige pas une prise de possession de l'État (révolution de type marxiste) mais consiste exactement, et c'est très surprenant, en une transfiguration de l'existence. "Je crois sincérement possible de mettre de l'ordre dans toute cette absurdité européenne par une sorte d'éclat de rire historique, sans avoir besoin de faire couler une seule goutte de sang. Autrement dit : le Journal des Débats suffit." (1er janvier)
Le changement que N. veut est d'ordre strictement esthétique. Il s'agit de changer, d'un coup, notre regard sur le monde, de mettre à mort le ressentiment ("Je viens de faire fusiller tous les antisémites", 4 janvier) et tout ce qui nous retient de jouer pleinement le jeu de la volonté de puissance ("On me raconte qu'un certain bouffon divin en a fini ces jours-ci avec les dithyrambes de Dionysos...", 3 janvier)
N. aurait voulu que la seule lecture de ses derniers livres plonge l'humanité dans un état de convulsion qui provoque une rupture définitive avec le sens du devenir jusqu'ici adopté. N. jette alors ses derniers masques et rejoue en quelque sorte toute sa philosophie en l'espace de quelques lettres, en se présentant comme un Christ dionysiaque qui apporterait enfin la bonne nouvelle (l'Evangile).
A Cosima Wagner : "Cette brève, tu dois la rendre publique à l'humanité, depuis Bayreuth, avec l'épigraphe : La bonne nouvelle." (3 janvier)
Il faudrait pour N. que la seule lecture de ces lettres accomplisse dans le cœur des hommes ce qui aurait été le véritable message de Jésus : que Dieu est bel et bien sur terre, qu'il n'y a plus rien à attendre ni à espérer, que le message d'amour universel est déjà réalisé. Dès lors, plus besoin d'Eglise ni d'attente du jugement dernier.
"Le monde est transfiguré car Dieu est sur la terre. Ne voyez-vous pas comme tous les cieux se réjouissent ? Je viens juste de prendre possession de ma propriété, je jette le pape en prison et je fais fusiller Wilhelm, Bismarck et Stöcker. Le Crucifié." (3 janvier)
Les figures de Dionysos et du Crucifié se confondent finalement, en un jeu de renvoi par miroir infini : Dionysos n'est jamais que le Christ qui aurait pleinement accepté la souffrance inhérente à toute vie, et ne l'aurait pas condamné. Comme l'a montré Slavoz Zizek (dans La marionnette et le nain), c'est bien une question esthétique, comme si le portrait de Dionysos n'était jamais que celui du Christ, mais sous un éclairage légèrement différent, mais qui change tout. C'est ce changement de regard sur le monde que N. veut provoquer. Les images du bouffon, du satyre, des grandes fêtes et bacchanales de la vie représentent cette transfiguration du regard et nous ramènent à la source de toute la pensée de Nietzsche, cet instinct qu'il nomme Dionysos et qui est pour lui la force de transformation de notre regard et de nos sentiments sur les choses.
La philosophie peut alors laisser place à l'hymne, au chant dithyrambique.
"Chante-moi un chant nouveau : le monde est transfiguré et tous les cieux se réjouissent. Le Crucifié." (5 janvier)
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Soit, mais je dirais de façon plus nuancée et plus critique que cette notion "d’organisation" de la volonté de puissance est pour le moins ambiguë dans le cadre d’une philosophie de la nature chez Nietzsche et réclame une analyse plus fine que celle que vous nous proposez là !
D’abord, en parlant "des individus d’exceptions" à-propos des hommes concernés par sa "grande politique" ou encore en suggérant une mutation brusque ("un changement de regard" ), une prise de conscience instantanée ("d’un coup" ) en ces hommes, vous confondez, comme beaucoup, la figure de "l’homme supérieur", de "l’esprit libre" ou encore du "génie" (issue de sa lecture de Schopenhauer) avec l’image religieuse du Surhumain, symbole (ou rêve ?) d’une unité accomplie, achèvement de l’incorporation tant attendue, fusion amoureuse avec la nature qui prendra la forme d’un "hyper-organisme" redevenu enfant tel Zarathoustra redescendant parmi les hommes.
Bien sûr, Nietzsche sait que le Surhumain ne peut advenir que là où les hommes sont assemblés, mieux forment une totalité organique, c’est-à-dire ne sont pas le produit (externe) d’une organisation issue d’une aspiration à la puissance conservatrice de la vie, d’un désir subjectif où se loge le besoin de créer un monde calculable, pratique, bref le terme d’un mouvement mécanique causé, l’effet temporel ou la conséquence logique de conditions fixes préexistantes. Le Surhumain est le Devenir lui-même, c’est-à-dire le processus relationnel sans sujet isomorphe à tout devenir, "l’absolue instantanéité de la volonté de puissance" (cf. Fragments posthumes, XI, 40), la puissance éternelle de devenir, où s’engendre de façon immanente toute succession temporelle, physique et psychologique, comme toute différence, c'est-à-dire le devenir actuel. Nietzsche pense fondamentalement une coordination ontogénétique sans sujet (synthèse verticale et processus inclusif des forces), une totalité vivante univoque produisant éternellement dans le cercle équivoque les différences comme autant de degrés de puissance, d'incorporations du flux externe à des poches d'intériorité, à des organisations hiérarchiques totalisatrices (mémorisation de la vie dans la civilisation), à des formes d'organisation ou d'affirmation partielle de l'onde de puissance.
Disons-le autrement. Si l’image du Surhomme a une dimension "politique" évidente, ça n'est pas parce que la question politique, intégrée d’emblée au problème général de la possibilité même du devenir, supposerait nécessairement des règles de vie, c’est-à-dire des commandements destinés à empêcher que les forces naturelles – typiquement la puissance imaginante et créatrice immanente au dynamisme de la vie et antérieure à son interprétation /dénaturation théologico/morale - ne compromettent l’ordre du groupe, sa stabilité, qui va de pair avec une connaissance organique falsificatrice du devenir, avec une représentation simplification/logicisation, formée pour les besoins pratiques de la vie, ce qui, il faut le remarquer, ne contredit en rien l’idée, mille fois répétée, que le surhomme n’est pas l’individualiste forcené, l’atome grégaire de la civilisation occidentale accomplissant le nihilisme, ni le socialiste contemporain qui ne vit que par le groupe dont il fait partie, puisque dans les deux cas l’individu reste une réalité antérieure et inférieure au groupe.
Cette dimension politique s'explique au contraire parce que le refus de penser la volonté de puissance sous le règne des lois (de toute nature, que se soit sous la forme d’un Dieu donnant des lois à la nature, elles-mêmes criterium de nos conduites, ou celle d’un sujet transcendantal et législateur) suppose une conception du devenir comme relation de forces internes à chaque corps organisé, vivant, y compris institutionnel et social (puisque tout complexe de forces est un corps), sans aucune causalité, ni physique ni psychologique (ramener la complexité du devenir à une succession temporelle ou à un enchaînement logique de conditions), qui pourrait faire croire que le devenir est extérieur à lui-même. C’est le corps qui pense puisque "les pensées sont des forces" (cf. fragments posthumes, X, 26) et ce corps, re-naturalisé par le génie créateur de Dionysos le Crucifié, alias Nietzsche, corps individuel et collectif (l’identification finale de Nietzsche avec Dionysos ou le Crucifié, signale l’inversion de la Passion christique, des valeurs traditionnelles du christianisme, c’est-à-dire l’incarnation d'une histoire universelle dans sa propre individualité, la dissolution de l'individualité dans la nature universelle et dionysiaque), est postérieur et supérieur au groupe auquel il est depuis longtemps (sinon depuis toujours) incorporé. Hors de tout légalisme théologico/moral, il existe pourtant une nécessité à l’oeuvre en chaque corps vivant, celle qui jaillit justement du mouvement interne de la puissance et que le génie créateur (esthétique et éthique) expérimente sous la forme de la "maîtrise de soi" (cf. Le gai savoir, §. 159) : "Le bon plaisir est supérieure à la loi morale... ce sont des hommes sans devoir, du moins c’est ce que pensent les imbéciles, c’est ce que laissent croire les apparences." (cf. Idem, §. 226) L’esprit libre est l’artiste de la vie, instrument des deux instincts fondamentaux du monde que sont Apollon et Dionysos. L’artiste invente ses propres règles qui maîtriseront ses désirs, la mesure apollinienne organisant l’ivresse dionysiaque : "Nous sommes des hommes de devoir, nous aussi ! Parfois il est vrai nous dansons dans nos chaînes ou parmi nos épées" (Idem). Pour nourrir la raison, il faut retourner à la terre : "J’aime ceux qui ne sont pas réduits à chercher au-delà des étoiles une raison de décliner... mais qui au contraire se sacrifient à la terre... J’aime celui qui ouvre et invente pour construire au surhomme sa maison et préparer la terre, les bêtes et les plantes... J’aime celui qui est d’esprit libre et de cœur libre ainsi sa tête n’est qu’entraille pour son coeur mais son coeur le pousse au déclin. J’aime tous ceux qui sont comme des pesantes gouttes tombant une à une du sombre nuage suspendu au-dessus des hommes : ils annoncent que l’éclair vient. Voyez, je suis un annonciateur de l’éclair mais cet éclair a nom surhomme."
Bref, il est clair qu’il faut une attention particulière pour recevoir le message nietzschéen, une écoute intuitive, une intimité instinctive. La raison doit se taire, mais un moment seulement, pour qu’après cette descente dans l’abîme profond de la vie, jaillissent des nouvelles perspectives, de nouveaux espoirs. Après la mort de Dieu, renaît un nouvel homme, un surhomme.
Ainsi, il n’y a pas, il ne peut y avoir une politique chez Nietzsche, au sens d’une organisation, d’une maîtrise du social, parce que, comme on l’aura compris, l’image du surhomme est une simple direction, la visée indéterminée et indéterminable d’une continuation du jeu de la vie : "d’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette idée, cette foi qui est la nôtre vole avec eux à l’envi vers les lointains et les hauteurs…" (cf. Aurore, dernier §, "Nous autres argonautes de l’esprit" ).
Il y a donc bien une "grande politique" chez Nietzsche si l’on prend soin de comprendre l’adjectif dans son sens vital, comme l’annonce d’un individualisme sain (le corps du philosophe médecin doit posséder la "grande santé", c’est-à-dire vivre la Passion profane, comme le corps social doit incorporer la "grande politique" par l’élucidation de tous les types de pensée, de tous les types de vie) sans rapport avec l’atomisme moderne (l’individu, produit d’une idéologie, qui a restreint son horizon aux frontières de sa brève existence, l’individu narcissique qui a rompu le lien avec les traditions culturelles et déchaîne ses désirs dans un univers sans passé et sans avenir), qui n’en est que la monstrueuse caricature.
Votre message se concentre sur ce qui constitue seulement les deux conditions de cet individualisme : 1) le lien avec le passé culturel, c’est-à-dire avec les hasards de l’histoire qui ont vu surgir les germes de cet individualisme, ces fameuses "exceptions" dont vous parlez, expressions singulières de la volonté de puissance, dont la probabilité d’apparition et de développement, au sein même de la décadence et du nivellement, est toujours (plus ?) réduite, mais dont la menace pour la puissance collective de l’Etat, symbole de la force uniformisante qui s’accroît aussi d’elle-même à travers l’histoire (les empires, les grandes religions, la science et la technique…), est nécessaire pour que la balance de la vie trouve son nécessaire équilibre ; 2) la relation entre le dynamisme de la vie s’engendrant d’elle-même et la puissance imaginante : l’image du surhomme est elle-même une création de la vie produisant d’elle-même les schèmes guidant son évolution ascendante (encore une fois Michel Henry n’est pas très loin… à vrai dire il n’est jamais bien loin…), les images-projets qui, s’appuyant toujours sur une incorporation, tentent de rapprocher peu à peu l’homme de l’image à laquelle il veut s’identifier.
Tout ceci bien sûr demanderait un développement nettement plus conséquent… |