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Quels sont pour vous les trois livres de philo à lire pour un honnête homme ?


 
15.4 %
 273 votes
1.  "La république" de Platon
 
 
6.7 %
 119 votes
2.  "La métaphysique" d'Aristote
 
 
15.7 %
 279 votes
3.  "l'Ethique" de Spinoza
 
 
1.5 %
    27 votes
4.  "Essai de théodicée" de Leibniz
 
 
15.0 %
 266 votes
5.  "Critique de la raison pure" de Kant
 
 
17.8 %
 315 votes
6.  "Par delà le bien et le mal" de Nietzsche
 
 
5.9 %
 105 votes
7.  "L'évolution créatrice" de Bergson
 
 
6.4 %
 113 votes
8.  "Etre et temps" d'Heidegger
 
 
7.5 %
 133 votes
9.  "Qu'est-ce que la philosophie" de Gilles Deleuze
 
 
8.1 %
 144 votes
10.  "Moi, ma vie, mon oeuvre" de obiwan-kenobi
 

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Auteur Sujet :

Philo @ HFR

n°15242731
guguy
Posté le 19-06-2008 à 17:31:12  profilanswer
 

Reprise du message précédent :
Bonjour,
 
Je voudrais relire Ainsi parlait Zarathoustra mais je l'ai prêté
à un ami qui l'a perdu, bref je compte donc le racheter mais je
viens de m'apercevoir qu'il existe une nouvelle traduction par
Maël Renouard (2002 - Rivage Poche), savez-vous si elle présente
un intérêt par rapport à celle de Goldsmith ?
 
Merci :)


Message édité par guguy le 19-06-2008 à 17:32:13

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The world is a tragedy to those who feel, but a comedy to those who think. Horace Walpole
mood
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Posté le 19-06-2008 à 17:31:12  profilanswer
 

n°15242764
pascal75
Posté le 19-06-2008 à 17:34:37  profilanswer
 

Je la connais pas mais celle de Goldsmith est bonne.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15250199
foutre de
Posté le 20-06-2008 à 12:30:53  profilanswer
 

je viens de lire l'ensemble du prologue de cette traduction qui date de 2002.
je ne vais pas la porter au pinacle immédiatement parce que je n'ai aucun dégoût pour celle de goldschmidt.
 
Mael Renouard  prétend s'être soucié(e) de style rimbaldien et de ponctuation. Pas le temps de vérifier la ponctuation. Je n'ai pas vu rimbaud dans le prologue, mais il n'y a pas de râtés notables...
 
la bonne idée, ce serait que tu l'achètes et que tu voies ce qu'elle te fait - déjà relire le texte après quelques années sera une expérience intéressante, mais là en plus tu pourras comparer un peu - ; et alors tu viendrais nous écrire ce que tu en as pensé, de la traduction, de ta lecture, de la patine qu'a pris le texte en toi.
 
Ce serait un plaisir pour tout le monde ici


Message édité par foutre de le 20-06-2008 à 13:00:04
n°15296020
foutre de
Posté le 25-06-2008 à 07:52:24  profilanswer
 

Abordant comme à une terre promise après une année de vicissitudes à la lecture de la Thèse de Lyotard, Discours Figure (klincksieck), le bougre me renvoie immédiatement, dès les première lignes et aussi à cause d'une syntaxe très particulière de sa phrase que j'y retrouve immédiatement dans la syntaxe impondérable du poète, à L'Art poétique de Claudel, auquel Maurice Gandillac avait déjà jugé bon de consacrer un article ("scission et co-naissance" )

 

Je ne sais pas si ici quelqu'un connaît ce petit opuscule, écrit en Chine et publié à compte d'auteur vers 1904, où Claudel délivre sa célèbre notion de co-naissance, dont le recueil Connaissance de l'Est avait déjà posé l'expérience.
Outre ce massif, qui ne saura peut-être émouvoir la pensée que de quelques chrétiens vivants, Claudel déploie un vaste regard sur la cause et sur le temps. C'est dans ces voies qu'il vous attirera le plus. Alors qu'il n'a pas encore lu Bergson, il saisit nos actes de calendriers depuis les traditions humaines païennes, les gestes divinatoires des aruspices jusqu'à cette Heure que nous sommes et que nous portons à l'univers en en étant.

 

Or, tentant de relever la cause de ses relais abstraits aristotéliciens et scolastiques, il lui confère un angle d'abord qui ravira les lecteurs de Deleuze ; je cite :

 
Citation :

Tout objet qui apparaît devant nos yeux et dans notre intelligence, la démangeaison de l'esprit est aussitôt de le ranger à sa place, de l'insérer dans le continu. La cause est cette jointure que nous nous appliquons à découvrir ;

 

Il reste toujours très frappant, et j'avoue en avoir été immédiatement séduit, avec cette façon de penser la cause comme méditation humaine de l'homogénéité du donné. Dans son parcours il en passe par une réflexion intéressante sur la nature et les mécanismes du syllogisme et sur la façon dont l'art de nommer qui en procède peut faire force de loi parmi les hommes ; même si pour lui aucune nomination de cette sorte ne saurait faire connaissance

 
Citation :

l'homme connaît le monde non point par ce qu'il y dérobe mais par ce qu'il y ajoute : lui-même.

 


Ce qui vous intéressera plus, ce sont les déterminations auxquelles il aboutit pour son concept de cause, et qui font de lui, dès le début du siècle, un des précurseurs les plus intuitifs de la pensée de la différence. Pour lui :

 
Citation :

toute cause est une combinaison que n'implique forcément aucun des termes qui la font.

 

mais surtout :

 
Citation :

Il y a loi, partout où nous pouvons apercevoir une proportion constante et certaine.

 

Une proportion, c'est-à-dire une différence : la cause est radicalement cela. Elle est l'établissement ou la rupture d'un équilibre entre deux termes, la satisfaction d'un besoin, la composition d'un accord. Elle n'est point positive, elle n'est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui manque essentiellement.

 

Voici une piste à partir de ce que j'ai pu souligner au cours de ma lecture. Ce n'est qu'une infime partie de ce dont le texte recèle. J'espère cependant que ceux qui ignorent ce texte pour le moins peu canonique dans le cursus des études de philosophie auront saisi un peu de son acuité et seront peut-être animés du désir de le parcourir.

 

À la façon dont Lyotard le cite dès les premières lignes de son introduction, mais aussi pour la place qu'il a pu tenir dans les propos de Merleau-Ponty, Claudel mérite qu'on lui jette un regard attentif et scrupuleux. La publication de ses lectures de la Bible, mais surtout de son journal, a montré quel penseur d'envergure il avait pu être pour le XXe siècle.

 

J'espère qu'il vous aidera à sortir de la torpeur où semblent vous avoir plongés l'entrée dans l'été et la fête de la musique.

 

bien à vous,

 


Foutre de

Message cité 1 fois
Message édité par foutre de le 25-06-2008 à 07:58:18

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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »
n°15308471
le vicaire
Posté le 26-06-2008 à 10:22:32  profilanswer
 

foutre de a écrit :


J'espère qu'il vous aidera à sortir de la torpeur où semblent vous avoir plongés l'entrée dans l'été et la fête de la musique.
 
 bien à vous,
 
 
Foutre de


 
Merci pour la contribution... :jap: Poursuivant ma lecture de l'anti-nature de Clément Rosset, j'ai trouvé très intéressant son commentaire de Machiavel et des sophistes. Rosset souligne le caractère "naturaliste" de la pensée d'Epicure, dont les commentateurs ont attribué à tort certaines notions (clinamen), et remet les considérations artificialistes de l'épicurisme sur Lucrèce. Par contre, je m'étonne que Rosset n'ait pas remarqué le caractère artificialiste de la pensée de Rousseau (Contrat, et cet Emile abstrait...). Un livre vivifiant, clair que l'on peut contester aussi parce que je veux bien que la nature ne soit pas et que le hasard fabrique le monde mais seulement le jour où les moutons pousseront sur les arbres...

Message cité 1 fois
Message édité par le vicaire le 26-06-2008 à 10:23:51
n°15309148
le vicaire
Posté le 26-06-2008 à 11:21:02  profilanswer
 
n°15314585
foutre de
Posté le 26-06-2008 à 19:49:49  profilanswer
 

le vicaire a écrit :

Merci pour la contribution... :jap:

 


je continue ma lecture de discours figure de Lyotard. Je viens de terminer l'introduction qui fonctionne bien selon le genre en indiquant le mouvement du livre (mais sans donner de plan) et ses enjeux problématiques principaux.

 

Lyotard avance qu'il va travailler sur la "figure" ; c'est-à-dire ce qui relève du purement perceptif, y compris dans le langage (symboles graphiques, gestes...) et sur lequel le langage peut se pencher mais sans vraiment parvenir à le circonscrire dans des significations déterminées : un discours n'épuise jamais un évènement plastique, un évènement sensible, un rythme perceptible.
Cette part "figurale" étant contenue dans le langage lui-même, elle est une sorte d'extériorité endogène que le discours ne parvient pas à réduire. Et à plusieurs reprises, Lyotard évoque le travail de Levinas sur ce qui résiste à l'assimilation par le Même qu'effectue la philosophie continûment depuis les Grecs.
On l'aura compris Lyotard compte rendre compte d'une part d'antéprédicatif dans le prédicatif, cette part est la picturalité du symbole, qui avant de donner à penser donne toujours déjà à percevoir, sa forme faisant effraction dans le cortège bien rangé du "vouloir-dire". On rencontre évidemment la peinture de Paul Klee au rendez-vous.

 

Là où cette introduction est surprenante, c'est qu'elle programme une dérive qui va emmener Lyotard de la phénoménologie de la perception (déjà au-delà de l'ego, vers le On anonyme, que Lyotard a reçu de Merleau-Ponty comme possibilité de dépassement du sujet de la connaissance encore trop métaphysique malgré Kant) à une localisation de l'évènement dans le domaine du désir, dans sa vacance :

 

- Le figural sera donc d'abord envisagé comme relevant du domaine sensible, perceptible, dont le discours est traversé, constitué, mais sera ensuite trouvé à l'occasion de l'énergétique du désir ;
- c'est que l'évènement fait lapsus dans la langue, mais le corps aussi est sujet à bouleversements, au même titre que le dire, il n'est donc pas le fin mot phénoménologique du problème, il faut aller chercher plus loin ;

 

tel est son cheminement, qu'il décrit comme ce qui a fait évènement pour lui à écrire ce livre : s'acheminer hors de la phénoménologie dont il était héritier ; le livre est le récit de cette dérive.
D'une certaine façon on peut dire qu'il joue Freud à la place de Husserl.

 


Attention la chose ne se fait pas naïvement : le Freud de Lyotard aussi bien que son Husserl sont déjà des rendez-vous surprenants, des évènements à part entière tant sa lecture de ces deux penseurs ressemble peu aux généralités habituelles qu'ont peut lire à leur sujet.
Chez Husserl, c'est la passivité plutôt que l'intentionnalité qui est avancée comme déterminante dans la doctrine (qu'il continue de cantonner cependant à la question de la connaissance) ; chez Freud c'est l'énergétique qui est mise en avant, plutôt que l'herméneutique (et on sent ponctuellement que Lyotard est très attentif aux thèses de Ricoeur).

 

à l'occasion je passerai vous dire un mots de la suite de ma lecture (qui est très richement illustrée, depuis les enluminures du Moyen Age jusqu'à Jackson Pollock)


Message édité par foutre de le 26-06-2008 à 21:37:42

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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »
n°15314653
pascal75
Posté le 26-06-2008 à 20:00:01  profilanswer
 

Ah oui, ça m'intéresse :)


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15314835
le vicaire
Posté le 26-06-2008 à 20:23:16  profilanswer
 

On commence par quoi pour Lyotard ?

n°15314844
pascal75
Posté le 26-06-2008 à 20:24:13  profilanswer
 

"Au juste", je dirais.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
mood
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Posté le 26-06-2008 à 20:24:13  profilanswer
 

n°15315278
foutre de
Posté le 26-06-2008 à 21:05:56  profilanswer
 

le vicaire a écrit :

On commence par quoi pour Lyotard ?


 

pascal75 a écrit :

"Au juste", je dirais.


euh ?
 
 
c'est quoi la question ?


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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »
n°15316530
pascal75
Posté le 26-06-2008 à 22:52:09  profilanswer
 

foutre de a écrit :


euh ?
 
 
c'est quoi la question ?


La question me semble être "par quel livre peut-on commencer à lire Lyotard ?" et je réponds : "Au juste". C'est un livre d'entretiens avec Jean-Loup Thébaud qui me paraît assez bien résumer, peut-ête pas toute l'oeuvre de Lyotard, mais au moins celle qui commence avec l"économie libidinale". Et elle annonce ce qui va suivre. Ceci dit le dernier livre de Lyotard est pour moi comme une sorte d'énigme, Lyotard laisse tomber la philo et écrit une bio de Malraux, bonne et bien écrite, mais que j'ai du mal à voir comme le dernier livre de celui qui fut un des philosophes français importants de ce siècle.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15317336
pascal75
Posté le 27-06-2008 à 00:04:19  profilanswer
 

Enfin... du vingtième, parce que de ce siècle, c'est nous  [:wanobi le vrai]


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15317807
alcyon36
Posté le 27-06-2008 à 01:09:30  profilanswer
 

pauvre siècle...pourtant il ne nous avait rien fait :lol:


Message édité par alcyon36 le 27-06-2008 à 01:16:23

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15318791
le vicaire
Posté le 27-06-2008 à 08:51:59  profilanswer
 

foutre de a écrit :


euh ?
 
 
c'est quoi la question ?


 
Comment sortir de la torpeur estivale ?  :D

n°15319252
l'Antichri​st
Posté le 27-06-2008 à 10:05:10  profilanswer
 

Puisque nous sommes en période d'examen du bac, voici une petite réflexion concernant le sujet (tombé cette année en TES à Pondichéry) : La culture permet-elle d'échapper à la barbarie ?
 
Analyse du sujet :
 
Spontanément, on pense que culture et barbarie sont des termes qui s'opposent. Par définition le barbare est celui qui n'est pas civilisé et, ainsi, celui qui n'est pas cultivé. Il est celui qui se livre à la cruauté, à la méchanceté, à la sauvagerie. À l'opposé, celui qui est civilisé et cultivé se livre à la raison, à l'esprit, à la douceur. Etre cultivé est toujours présenté comme une qualité, tandis que la barbarie est toujours conçue comme un défaut. Pourtant, si la question se pose, c'est parce qu'il est possible de contester ce qui semble ici, à première vue, évident. Ce qui est ainsi discuté, ce peut être à la fois la possibilité d'échapper à la barbarie – l'homme est dans ce cas toujours confronté à elle, soit parce qu'il se révèle barbare, soit parce qu'il la subit – et le pouvoir même de la culture de l'en délivrer. Il faut ajouter que l'expression verbale "permettre de" n'évoque pas seulement la perspective de la possibilité mais encore celle du droit (permettre de = donner le pouvoir de ou le droit de).
 
Problème :
 
L'homme est-il à ce point emprisonné dans la barbarie qu'il ne peut pas s'en libérer ? Qu'est-ce qui pourrait l'en détourner ? Est-ce la culture ? Cette dernière est-elle aussi opposée que cela à la barbarie ?
 
discussion :
 
La culture, en tant qu'elle correspond au développement des facultés de l'homme et notamment de son esprit, ne peut que favoriser un éloignement par rapport à la barbarie, plus proche de l'animalité qui se trouverait en ce dernier. Cette opposition recouvre celle de l'âme et du corps, de la raison et de la sensibilité. Or ce développement et l'éducation qui le favorise conduisent à la mise en oeuvre du jugement, du goût, du sens critique, lesquelles qualités permettent de prendre du recul par rapport à la barbarie. De la même façon, au niveau social, la culture, qui correspond à des phénomènes sociaux présentant un caractère religieux, moral, esthétique, technique, scientifique, c'est-à-dire renvoyant à un ensemble de valeurs, est, là encore, en opposition avec la barbarie, dans la mesure où celle-ci est tout le contraire d'une valeur.
 
Pourtant la barbarie n'est pas étrangère à la civilisation et à la culture. Kant avait déjà montré, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, que tout bien ne l'est que relativement à une bonne volonté qui en fait usage ; c'est ainsi que le développement de l'esprit peut être cultivé dans une mauvaise intention et déboucher sur la cruauté dans laquelle la sauvagerie se manifeste. Les exemples ne manquent pas qui confirment cette idée que la culture n'est pas une garantie contre l'inhumanité. Il suffit de considérer le XXè siècle : dans certaines contrées du monde on y a atteint des sommets dans le développement technique et scientifique, mais ce sont également ces mêmes contrées qui ont développé les actes de barbarie les plus atroces : le génocide nazi, les massacres de Srebrenica dans l'ex-Yougoslavie, plus près de nous, la guerre en Irak, l'usage de la torture (cf. le film L'ennemi intime), etc... D'un certain point de vue, on peut considérer que le développement des sciences et techniques, du libéralisme sans retenue, favorise l'éclosion d'une société barbare qui, disposant d'une culture plus avancée, dispose aussi de moyens de destruction plus puissants. Car la barbarie qui se manifeste dans tous ces exemples conduit à ne pas savoir respecter l'homme, à l'utiliser comme moyen au services de fins qui ne sont jamais des fins proprement humaines, c'est-à-dire des fins qui contribuent au développement de l'humain en tant que tel.
 
Le comble de la cruauté selon Nietszche est l'expression même de notre civilisation occidentale : seul un être libre, même dans la fièvre de la passion, peut se montrer "cruel" et faire du mal sans y penser, innocemment, parce que la force en lui doit nécessairement s’épancher, parce que la recherche du plaisir (de la vengeance) s’accomplit dans l’immédiat et dans le sens de la vie. N’est-ce pas au contraire la volupté douloureuse de la tragédie que de savourer et chercher à boire jusqu’au bout avec une ardeur secrète le philtre de la grande Circé, "cruauté" ? Car la cruauté est première, on peut la déceler à l’origine de toute culture si raffinée et si humaine qu’elle se croie ou se veuille, jusque dans la pitié tragique et le sublime du sacrifice expiatoire du Christ. Le fondement judéo-chrétien de nos valeurs morales est celui de la dette irrémissible reversée au débiteur et que celui-ci paie par la souffrance de la morsure de la "mauvaise conscience" exigée par un dieu compatissant estimateur de notre souffrance mais toujours insatisfait. Le Grand Amour chrétien accomplit le retournement de la cruauté vers l’intérieur, il est l’esprit de vengeance devenu ressentiment, état d’esprit du troupeau en proie à un délire de la volonté dans la cruauté mentale.
 
La barbarie moderne se trouve dans la séduction du maître que celui-ci exerce sur son public décadent, malade de ses instincts devenus anarchiques (lors des périodes troublées de l’histoire), qui se reconnaît en lui plus ou moins inconsciemment et dont il attend et accepte la domination sous la forme d’un changement de direction de la violence qu’il subit (mal de notre époque "sécuritaire" ). Certes la séduction est partout, dans toutes les métamorphoses de la vie, dans les charmes multiples de la beauté, dans l’attrait de la féminité, parce que la vie elle-même, comme une femme que l’on désire, est apparence, masque, tromperie consciente ou non, volonté de mensonge. Mais la force de séduction du maître ne peut l’emporter par elle-même si elle n’agit pas sur un instinct décadent devenu grégaire, l’instinct du troupeau, que celui-ci prenne la forme d’un processus psychologique général d’identification à l’autre, d’une "volonté d’égalité" (qui est une forme intellectualisée dans l’idéal démocratique) ou de "l’amour du prochain" (issu du Grand Amour chrétien). La séduction du maître, de type "socratique", est celle du médecin, du sauveur, du "messie" (d’où son exploitation dans le domaine politique: force du pouvoir sacré, "pouvoir charismatique" du guide inspiré conducteur des peuples) qui, au désordre des passions, à la maladie d’une existence en acte, se faisant, s’inventant à chaque pas, substitue la solution stable et prévisible d’une nouvelle tyrannie, la maîtrise de soi par la raison, intellectuelle et morale : suprême cruauté que celle du maître qui consiste à intérioriser la violence que la raison morale condamne, à la retourner contre soi dans le "sentiment de la faute", les "remords", la "culpabilité".
 
Mais le vrai "méchant" séduit aussi, mais seulement celui qui a le sens de la distance, le solitaire qui voit partout entre les hommes des différences de hiérarchie, de degré, d’ordre, qui fait des distinctions et s’arrache ainsi à la plèbe, à la populace, au troupeau. Ce "méchant" plaît parce que sa "méchanceté" n’est pas celle de l’esclave qui se venge, de l’homme du ressentiment, méchanceté qui suppose la conscience, la "mauvaise conscience", la ruse et le calcul, la jouissance des souffrances, non seulement d’autrui, mais aussi, dans l’idéal ascétique, des souffrances infligées à soi-même (on peut voir l’exemplification de l’impératif catégorique kantien dans toutes les leçons de morale, voix de la conscience qui dénonce les mensonges de la passion pour mieux masquer les mensonges de la raison elle-même : la cruauté de l’humiliation dans l’apparence d’humanité du châtiment légal). Avons-nous encore, dans nos sociétés surprotégées, cette liberté joyeuse, lumineuse, du "méchant" de cœur, à l’opposé de la rigueur morale du vrai "faux méchant" inquiétant et sombre ? Sommes-nous au-delà des exigences d’une raison judéo-chrétienne adhérant à l’illusion du bonheur, fondant la morale sur le sentiment de pitié, sur son ascétisme et son abnégation du vouloir ?
 
La liberté dans la culture, source des valeurs, se trouve dans l’acte créateur, dans l’effort vital de l’enfantement, aussi bien selon l’âme que selon le corps, mais toujours dans l’ambivalence, loin de toute forme d’optimisme, y compris darwinien. Au contraire, c’est en reconnaissant un pessimisme de la force, que l’on peut donner à l’amour tout son sens. Si l’amour émane de l’égoïsme déclinant de l’individu narcissique à l’horizon étriqué, de l’atome grégaire de la civilisation occidentale, alors c’est la force du troupeau qui triomphe encore et toujours et le darwinisme social, qui situe la condition du progrès dans toutes les formes de concurrence, y compris sexuelle, ne promet que la victoire des faibles, des malades, des médiocres, c’est-à-dire des plus nombreux ! Cet amour n’est pas celui de l’égoïsme sain qui ne cherche pas à perpétuer le monde ancien dans la normalisation des individus par la naissance et par l’éducation. L’avenir n’est pas dans la répétition du même, dans le refus du devenir qui doit intégrer le passé tout en le prolongeant, mais au contraire dans l’effort de civilisation pour laisser apparaître des individualités, à la fois exceptionnelles et accidentelles, a-normales. Ainsi, la douleur de l’enfantement n’est pas seulement et pas d'abord dans l’effort pour produire quelque chose, effort qui suppose toujours un choix, une préférence dont la valeur consiste moins dans ce qui est "désiré" que dans ce qui est "désirable" selon un environnement moral déterminé, mais dans le courage d’affronter l’avenir en s’opposant à la puissance collective, en s’échappant de la civilisation aliénante dans la culture. Si l’amour est une sélection à la Darwin, c’est parce que Darwin à généraliser et transposer dans la nature des pratiques proprement humaines : l’amour de l’individualiste sain est un anti-darwinisme parce qu’un darwinien ne veut pas voir la volonté de puissance à l’origine de la décadence, dans le refus de la nature, des différences et des inégalités qu’engendrent la vie. Au-delà d’un libre-arbitre qui n’est le plus souvent que le refuge du pire des conformismes sociales, celui qui nous fait croire en notre liberté alors qu’il nous attache aux phénomènes de mode, aux habitudes de consommation et à toutes les idéologies collectives, l’amour qui a la passion de la vérité parce qu’il est toujours plein de courage et de vie, éternel, c’est-à-dire pauvre en satisfactions complètes ou durables, mais riche d’aspirations, ni absolument ignorant, ni absolument savant (car il n’y aurait alors en lui nul désir de savoir), mais curieux et vraiment "philosophe", c’est-à-dire conscient de son ignorance, un tel amour est créateur : désir sans manque, il ne convoite pas une vérité déjà là, cachée et réclamant qu’on la découvre, mais nous incite à nous dépasser nous-mêmes pour donner au monde quelque chose qui ne s’y trouve pas et dont celui-ci n’a pas (encore) besoin. L’esprit libre qui, sans faire abstraction du devenir auquel rien n’échappe, donne à sa création un certain caractère d’éternité, c’est-à-dire enfante, non dans la laideur, la difformité ou la stupidité, mais dans le beau et le bon, celui-là retrouve son lien avec l’univers, se re-naturalise sans tomber dans les fantasmagories idéalistes des religions ni dans l’hyper-conscience scientifique. Bref, la procréation ne peut avoir de sens, dans le corps comme dans l’esprit, que si elle est le surgissement, fragile et improbable dans sa solitude et sa nouveauté, d’un être différent grâce auquel la vie peut surmonter l’épreuve de l’épuisement ou de la décadence pour retrouver un nouvel élan. Et c’est à l’éducation et non à la naissance (sans même supposer que cette mutation soit accidentelle…) que revient la responsabilité de faire émerger ces êtres a-normaux, ces individus conscients de leur différence, capables de faire obstacle à l’aventure culturelle de l’humanité qui sélectionne toujours les forces uniformisantes, sources de la barbarie moderne.
 
Faut-il pour autant renoncer à la culture sous le prétexte que la barbarie serait difficile à éradiquer ? Il n'en est bien entendu pas question. Mais il faut développer une culture qui soit capable de réflexion critique sur elle-même. Cette réflexion critique consiste à penser que la culture ne doit pas se limiter à un domaine qu'on rendrait exclusif ; c'est le cas notamment quand on fait de la science et de la technique le domaine exclusif de la culture (cf. M. Henry : "Le propre de cette barbarie moderne est de s’accomplir à l’intérieur d’une forme de culture, le savoir scientifique." Cf. http://www.michelhenry.com/labarbarie.htm.
 
C'est également le cas quand une civilisation se croit supérieure à une autre au point de vouloir la détruire ou la supplanter (comme c'est le cas de la seconde guerre contre l'Irak). Comme contre exemple on peut penser à la civilisation romaine qui était capable d'assimiler dans sa propre culture tout ce que comportaient d'excellent les autres cultures. La vraie culture qui libère de la barbarie est celle qui se montre ouverte et non repliée sur elle-même. Tout le monde peut convenir qu'on doit se libérer de la barbarie, or il n'y a que la culture qui peut et doit le permettre, mais pas n'importe laquelle : celle qui est animée des valeurs humanistes peut seule accomplir ce rôle,
car, hors de cette perspective, la barbarie peut trouver dans la culture même un terrain pour se développer.

Message cité 1 fois
Message édité par l'Antichrist le 28-06-2008 à 07:13:13
n°15319348
Mine anti-​personnel
Posté le 27-06-2008 à 10:17:09  profilanswer
 

l'Antichrist a écrit :

Puisque nous sommes en période d'examen du bac, voici une petite préparation concernant le sujet


T'es en retard d'une semaine et demi  :lol:  

n°15319455
rahsaan
Posté le 27-06-2008 à 10:30:59  profilanswer
 

Ya encore des rattrapages en septembre pour le bac ? :D
 
...
 
Pour Lyotard, c'est vrai que Au juste est très bien (comment penser le juste sans référence à une Justice absolue ? -Lyotard se sert entre autres du cas de certains sophistes pour répondre) mais il faut surtout s'intéresser à La condition post-moderne (quelles sont nos valeurs, une fois que nous ne croyons plus aux grands récits téléologiques qui structuraient notre vision du monde et de l'histoire ? -l'ouvrage se veut surtout descriptif, puisque c'est un rapport sur le savoir contemporain, commandé par une institution québécoise)

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Message édité par rahsaan le 27-06-2008 à 10:32:51

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n°15322034
alcyon36
Posté le 27-06-2008 à 14:33:48  profilanswer
 

Voilà une petite étude, qui à la suite du post de Neojousous reprend la question du Nietzsche de Wotling...enfin pour ceux qui le liront en entier jetais sous spliff quand je l'ai composé, donc si c'est du grand n'importe quoi, c'est normal... enjoy
 
L’importance de l’œuvre de Nietzsche, l’influence grandissante de sa pensée tout le long du siècle précédent, en font un auteur incontournable. Mais si son œuvre de « métaphysicien » a su toucher nos contemporains, la réception de sa pensée politique semble poser beaucoup plus de problèmes. On pense évidement à l’odieuse récupération opérée par le régime national-socialiste, réduisant sa pensée à un pensum pour idéologue.
Pourtant, la vrai difficulté des considérations politiques de Nietzsche ne tiennent pas tant à la « mystification » nazie, mais bien plutôt, au cheminement même de sa problématique et de son Versuch ; Nietzsche ne veut certainement pas se cantonner à la « petite » politique des Etats, des partis… n’hésitant pas à jeter l’opprobre sur tous les mouvements, que ce soit le libéralisme, les anarchistes, socialistes, révolutionnaires, sans même parler des réactionnaires. La problématique qui fonde son projet de « grande politique », ne tourne pas autour de l’Etat et de la société ; le projet politique de Nietzsche s’inscrit dans une volonté d’ennoblissement de l’homme, réduisant ainsi l’Etat à un simple instrument :  

Citation :

La tâche de l’Etat n’est pas que le plus possible de gens y vivent bien et conformément aux bonnes mœurs : ce n’est pas le nombre qui importe : sa tâche est plutôt qu’il soit possible d’y mener une vie belle et bonne, de fournir le fondement d’une civilisation. En un mot : le but de l’Etat est l’humanité noble, il réside en dehors de lui, l’Etat n’est qu’un moyen.  (FP des Considérations inactuelles I et II, 1873-1874, 30 [8].)


Ce que vise Nietzsche, à travers sa « grande politique », c’est bien une réforme du monde ; il entend décider, pour des millénaires durant, du cours même de la civilisation. Il s’agit pour lui, de pouvoir agir en profondeur sur la culture, sur nos évaluations, sur la valeur de nos valeurs…bref, sur l’ensemble des interprétations produites par nos corps ; c’est bien dans ce cheminement qu’il faut comprendre sa volonté d’exercer une transvaluation de toutes nos valeurs.  Un tel projet n’est pas évident, et ce particulièrement quand on songe aux conditions qui peuvent rendre possible une telle praxis culturelle. Comment donc peut on agir, influencer, intervenir sur la culture ? Pour chercher à répondre à cette question, nous développerons dans la deuxième partie de cette étude une explicitation de la doctrine de l’éternel retour comme idéologie-affectuante, instrument dont dispose le philosophe-législateur s’il veut être en mesure d’agir sur l’humanité pour les siècles à venir. Cette explicitation s’appuiera tout particulièrement sur l’hypothèse de lecture avancée par P. Wotling, concernant le statut de cette doctrine dans l’économie de pensée de la philosophie de Nietzsche. Mais avant de pouvoir nous attaquer à ce problème, c’est bien à la légitimité d’user du concept d’ « idéologie » pour parler d’un des thèmes les plus célèbres de Nietzsche que nous devrons prendre en considération. Ne dit-on pas en effet, que Nietzsche est comme Marx un des « maîtres du soupçon » ? Ne se plait-il pas lui aussi à mener une sévère critique contre toutes les idoles ou idéologies, ce qu’il appelle les « idées modernes » ? Aussi, si nous ne voulons pas que notre explicitation de l’eternel retour comme idéologie ne soit viciée dès le début, il nous est nécessaire d’approfondir ces points. D’abord, nous étudierons les rapports entre la critique nietzschéenne des idées modernes et la critique menée par Marx, et nous verrons que non seulement le contenu, mais avant tout ce qui est au fondement de leur « soupçon » n’est pas équivalent; dans cette première partie, nous mettrons également en évidence les principaux problèmes que soulèvent l’idée d’une praxis culturelle telle que l’entend Nietzsche, et auxquels justement la doctrine de l’éternel retour est sensée répondre.  
 
I Praxis culturelle et critique de l’idéologie
 
A la différence de la position et de la stratégie argumentative de Marx, qui cherchait dans l’homme compris dans la société, les rapports de production… la racine de son questionnement, c’est un tout autre point de départ que Nietzsche nous invite à prendre. En effet, c’est bien le corps que Nietzsche prend pour « fil conducteur » de son Versuch. En bon philologue, c’est par ce travail sur le corps, son fonctionnement, l’étude du jeu des pulsions et des instincts, que Nietzsche en vient à élaborer sa célèbre hypothèse d’interprétation du texte de la « réalité » ; la Volonté de puissance.  
 
A) L’hypothèse de la volonté de puissance
Cette hypothèse a pour fonction de subvertir la compréhension traditionnelle, idéaliste de la « réalité », comprise comme être, identité… Lorsqu’il critique la « réalité », il critique en fait toujours cette conception idéaliste qui se fonde sur l’opposition entre réalité et apparence. Ainsi, dans ce texte posthume dans lequel il résume sa position ;

Citation :

L’apparence, au sens où je l’entends, est la véritable et l’unique réalité des choses – ce à quoi seulement s’appliquent tous les prédicats existants et qui, dans une certaine mesure, ne saurait être mieux défini que par l’ensemble des prédicats, c'est-à-dire aussi par les prédicats contradictoires. Or ce mot n’exprime rien d’autre que le fait d’être inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques : donc une « apparence » si on la compare à la « vérité logique » - laquelle n’est elle-même possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas « l’apparence » en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que l’apparence c’est la réalité, celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire « monde vrai ».  (  FP, 1884-1885, 40 [53].)

Aussi, quand Nietzsche se réfèrera à la « réalité », il ne s’agira pas de ce monde « véridique de l’être », du stable, de l’identique, mais de ce perpétuel processus qu’est justement la Volonté de puissance, ce monde du devenir, des apparences… Si Nietzsche critique certaines interprétations pour cause de mauvaise philologie, ce qu’il vise particulièrement ce sont celles qui confondent le texte et son interprétation. Or cette confusion caractérise un type particulier d’interprétation, qui suppose d’aborder,

Citation :

la question du sens en termes idéalistes, c'est-à-dire dualistes et essentialiste : dualistes parce qu’elle admet sans justification l’existence de deux valeurs fondamentales et contradictoires, vérité et fausseté, de sorte qu’à chaque texte ne peut correspondre qu’une interprétation « vraie » ; essentialistes dans le mesure où le texte est alors considéré comme un en soi, détenteur d’un sens absolu, prédéterminé et immuable.  (  P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, I, p. 44.)

Or ce type d’interprétation, ainsi comprise comme explication, relève de ce que Nietzsche nomme « l’interprétation morale du monde », et repose immanquablement sur le dualisme entre un monde qui serait « vrai », celui du même et de l’identique, et un monde trompeur, qui serait celui des apparences. A la différence de l’interprétation idéaliste et morale, qui suppose l’existence d’un sens « en soi » déjà contenu dans le texte de la « réalité », l’hypothèse d’interprétation qu’est la Volonté de puissance tente au contraire de comprendre la nature profondément interprétative de la « réalité » elle-même ;

Citation :

Une interprétation n’est pas la mise au jour d’un sens préexistant, mais le processus de création du sens résultant du jeu incessant de domination qui est le propre des affects. Le sens est donc second par rapport au jeu des forces : il a pour condition de possibilité l’interprétation, c'est-à-dire la forme qu’une force impose aux forces concurrentes qu’elle perçoit et évalue. (  Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 79.)

Donc nous pouvons dire que selon cette hypothèse, tout ce qui « est » n’est constitué que de rapports de forces, d’un processus perpétuel d’accroissement de la puissance, c'est-à-dire une volonté de maîtrise et d’assimilation (interprétation) d’un certain quantum de puissance par un autre quantum de puissance. Une telle hypothèse suppose que la Volonté de puissance soit comprise comme intrinsèquement affective, comme pathos, afin d’être en mesure de déterminer des équivalences et d’évaluer les degrés de puissance. Aussi, pour Nietzsche, il faut comprendre que ce que nous appelons la culture, que ce soit l’art, la philosophie, la religion, la science…doit être conçue comme l’ensemble des interprétations produites par des corps afin d’assimiler la « réalité ». Ainsi, l’enquête généalogique menée par Nietzsche, doit être double ; il s’agit de rechercher simultanément les origines pulsionnelles de ces interprétations (morales, scientifiques, religieuses…), et d’élucider la valeur des valeurs propres à chaque interprétation ; telle est la tâche du philosophe médecin de la civilisation. Comme le résume très bien P. Wotling,

Citation :

La généalogie de la culture trouve son accomplissement dans une axiologie : l’examen clinique que Nietzsche fait subir aux valeurs et aux cultures qui en résultent consiste avant tout à déterminer l’état du corps qui les pose comme ses conditions d’existence et à s’interroger sur l’accord ou le désaccord entre ces conditions d’existence et les exigences de la volonté de puissance. La santé, en tant qu’accord avec les exigences de la volonté de puissance ne peut alors designer autre chose que l’aptitude du corps à mener une lutte pour maîtriser la réalité.  (P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p.125-126)

Il s’agit à présent pour nous de nous demander quel peut être le statut que Nietzsche confère aux « idées modernes » qu’il se plait tant à critiquer ? Pouvons nous en parler comme d’idéologies, et si oui, en quel sens ?
 
B) Les idées modernes comme idéologies dominantes
Prenons comme exemple la plus significative de ces « idées modernes », à savoir la « doctrine des droits égaux pour tous ». Si elle est la plus significative c’est qu’elle est plus ou moins à l’origine de toutes les autres ; que ce soit l’athéisme, le socialisme… Tout le long de son œuvre, Nietzsche ne cessera de nous avertir des risques auxquels l’homme européen s’expose en chevauchant le mouvement d’égalisation des droits. A  ses yeux, le plus grand des maux dont souffre l’Europe, est bel et bien, cette irrésistible passion de l’égalité ;

Citation :

Le poison de la doctrine des « droits égaux pour tous » - c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement. De tous les recoins les plus dissimulés des mauvais instincts, le christianisme déclare une guerre à outrance à tout sentiment de respect et de distance entre l’homme et l’homme, c'est-à-dire à la seule condition qui permette à la culture de s’élever et de s’épanouir. » (Nietzsche, L’Antéchrist, §43.)

Ce qui se joue dans cette passion de l’égalité entre les hommes, dans cette volonté de réduire les distances entre l’homme et l’homme, c’est bien une guerre larvée contre tout ce qu’il peut exister de noble sur terre. Il s’agit de détruire toutes les hiérarchies, tous les privilèges, dont certains pourraient se prévaloir. A ce titre, Nietzsche n’hésite pas à remettre les choses à leur place, en niant au démocratisme ou au socialisme, toute singularité politique; ils sont tous deux, en dernière instance, des rejetons du christianisme. Même si cette passion de l’égalité n’est pas au goût de Nietzsche, il n’occulte pas la prégnance d’une telle idée ; il est parfaitement conscient que cette guerre contre tous les instincts et évaluations nobles est déjà plus ou moins gagnée ; ce n’est donc pas  sur ce terrain qu’il pourra agir.

Citation :

J’apporte la guerre. Pas entre peuples : […] Pas entre classes. Car nous n’avons pas de classes supérieures, et par conséquent, pas d’inférieures : ceux qui, dans la société d’aujourd’hui, tiennent le dessus, - ce qui le prouve  - si appauvris dans leurs instincts, devenus si incertains, qu’ils professent sans scrupule le principe opposé d’une espèce supérieure d’homme. (Nietzsche, FP, 1888-1889, 25 [1].)

Ainsi, Nietzsche balaie les prétentions du socialisme ; comment parler de lutte des classes, alors qu’il n’y a plus à proprement parler de classes supérieures en mesure de s’opposer à des classes inférieures, il n’y a plus que l’humanité dans sa plus grande généralité, tournant en rond autour d’elle-même. Ce qui tient lieu de classe supérieure ne se distingue en aucun cas du reste de la société ,  elle est dans la société et vise donc le même projet de grégarisation,  le développement des droits égaux. Nietzsche va même plus loin, ce qui l’interpelle c’est bien notre incapacité moderne-trop-moderne à ressentir ce qu’il appelle la fierté antique . Cette fierté se fonde sur le sentiment de distance séparant le noble, de l’esclave…quelque soit notre position, qui que l’on soit, l’homme qui est face à nous sera toujours perçu comme étant notre semblable(Sur ce point, les conceptions de Nietzsche sont très proche de celles de Tocqueville sur la « passion de l’égalité » ; voir par exemple l’article croisé de P. Manent sur Nietzsche et Tocqueville, « La passion de l’égalité », in Le nouvel observateur, n°48, septembre/octobre 2002, p. 27-29.). S’agit-il d’une idéologie ? En quel sens ? Le concept d’idéologie recouvre différentes significations, parfois même contradictoires. Or, cet état de fait est déjà présent dans les travaux de Marx et Engels portant sur l’idéologie. Ainsi, dans l’Idéologie allemande, ce n’est rien moins que quatre significations distinctes qui sont mises au jour. Le premier usage recouvre une réduction de la conscience, des prises de positions théoriques, à la seule expression d’une position sociale. A l’inverse, le second usage renvoie quant à lui, à « l’autonomisation extrême » de la conscience par rapport à la vie sociale. Les deux dernières significations dépendent en fait, de l’ambiguïté qui gît dans l’expression « d’idéologie dominante » ; une idéologie peut être dite dominante si elle est « partagée » par tous, dominants et dominés, elle constitue alors une sorte de socle commun, mais elle peut également dominer au sens où elle est sortie victorieuse de sa lutte contre les idéologies critiques des dominés . Selon ces différents usages, il nous parait possible de comprendre les idées modernes que Nietzsche critique, bien qu’elles aient un contenu tout à fait différent de ce que Marx et Engels rangeait du côté des idéologies, comme des idéologies au sens des deux derniers usages présentés. En effet, ces idées modernes étaient à l’origine en concurrences avec d’autres interprétations, plus nobles selon Nietzsche, mais ont fini par sortir victorieuses et à s’étendre à l’ensemble de la société. Nous avons donc deux nouvelles questions qui se posent à nous. D’une part, il nous faut chercher à comprendre comment ces interprétations ont fini par s’imposer et prendre le dessus. Ensuite, pour pouvoir maintenir notre hypothèse, il nous faut montrer en quoi la critique que Nietzsche adresse à l’encontre des idées modernes est fondamentalement différente de celle qui est à l’origine de la critique des idéologies selon Marx et Engels. De Marx à Nietzsche ce n’est pas seulement le « contenu » de ce qui est considéré comme une idéologie qui change, mais avant tout le sens et la portée de cette critique.  Cette question n’est pas accessoire, car comme nous allons le montrer par la suite, nous verrons que justement ce qui motive la critique de l’idéologie selon Marx et Engels, en ce qu’elle se fonde sur la critique irréligieuse de Feuerbach, empêche de saisir la mort de Dieu comme un événement, et donc tout autant comme une occasion à saisir (nous verrons comment) afin d’œuvrer sur l’avenir de l’humanité.
 
C) La victoire des idées modernes ; la question du ressentiment
Il s’agit à présent de comprendre comment les interprétations produites par les « faibles » ont fini par s’imposer sur celles des nobles. Nietzsche va s’efforcer de mettre en évidence deux types historiquement récurrents de morale, dont la confrontation des évaluations et les mélanges incessants sont à l’origine de la forme relativement stable de l’interprétation morale qui gouverne l’Europe moderne. Il s’agit de ce qu’il se plaira à nommer la « morale de maîtres » et la « morale d’esclaves ». Les textes les plus intéressants et les plus systématiques à propos de ce sujet, sont sans aucun doute, les deux premières dissertations de la Généalogie de la morale. Ce qui nous intéresse particulièrement, quant à notre étude, c’est que ces deux types de morales, ne diffèrent pas tant du point de vue conceptuel, mais bien plutôt en fonction de l’économie affective qu’elles sous-tendent ; des affects qui sont à l’origine de la position des valeurs.

Citation :

Tout à l’inverse de ce qui se passe chez le noble, qui conçoit la notion fondamentale de « bon » d’emblée et spontanément, c'est-à-dire à partir de soi et, de là, se crée une représentation du « mauvais » ! Ce « mauvais » d’origine noble et ce « méchant » tiré du chaudron de la haine inassouvie _ le premier est une création après coup, un à-côté, une couleur complémentaire, tandis que le second est l’original, le commencement, l’acte véritable dans la conception d’une morale d’esclave _, quel contraste entre les deux termes « mauvais » et « méchant » opposition en apparence à la même notion de « bon » (La Généalogie de la morale, I, §11.)

Ce qui caractérise ces deux types de morale, c’est bien cette asymétrie au sein des processus de cristallisation des valeurs. Dans le cas de la « morale de maîtres », c’est la valeur « bon » qui est spontanément fixée ; de ce fait le « mauvais » n’est plus que secondaire et accessoire. En ce qui concerne la « morale d’esclaves », c’est bien la valeur de « méchant » qui est prioritaire. Comment comprendre cette asymétrie ? Quel sens Nietzsche lui donne-t-il ?  
Il commence par rapporter cette divergence à une simple différence d’origine sociale. Le premier couple « bon/mauvais » serait le fait d’une classe militaire supérieure, d’une classe noble par excellence. Aussi, Nietzsche tachera par le truchement de quelques analyses étymologiques et linguistiques, par ailleurs douteuses sur bien des points, de montrer que ce que le terme « bon » recouvrait à l’origine se caractérise bien par une appartenance à une classe dominante, qu’elle soit militaire ou économique. Avant donc de qualifier des actes ou des comportements, ces évaluations se rapportent bien à des types d’individus.
Mais très vite, cette question de l’appartenance à une classe sociale supérieure se trouve complétée par une opposition psychologique bien plus profonde ; on peut voir là se dessiner les traits du questionnement autour de la fierté, qui pour ce type de morale est à la base de la fixation du premier couple de valeurs « bon/mauvais » : « Toute morale est une habitude de glorification de soi grâce à laquelle une espèce d’hommes est satisfaite de son type et de sa vie : elle écarte par là l’influence d’hommes d’un autre type, de façon à sentir ces hommes comme « inférieurs ». ».  
 
Selon cette acception, ce qui relève du « mauvais » découle du sentiment de mépris, de hauteur, de supériorité de la classe dominante à l’égard de la plèbe. Mais ce qu’il est important de noter, c’est que ce sentiment de distance, n’est en aucun cas expression d’une quelconque hostilité…bien au contraire. Ce célèbre passage de la Généalogie de la morale, où Nietzsche s’amuse à comparer les rapports entre les agneaux et les rapaces, constitue l’exemple le plus parlant ;

Citation :

Les agneaux gardent rancune aux grands rapaces, rien de surprenant : mais ce n’est point là une raison pour en vouloir aux grands rapaces d’attraper les petits agneaux. Mais si ces agneaux se disent entre eux : « Ces rapaces sont méchants ; et celui qui est aussi peu rapace que possible, qui en est plutôt le contraire, un agneau, celui-là ne serait-il pas bon ? », alors il n’y a rien à redire à cette construction d’un idéal, même si les rapaces doivent voir cela d’un œil un peu moqueur et se dire peut-être : « nous, nous ne leur gardons nullement rancune, à ces bons agneaux, et même nous les aimons : rien n’est plus goûteux qu’un tendre agneau ».  La Généalogie de la morale, I, §13.)

Le sentiment fondamental qui gouverne la fixation des valeurs de ce type premier de morale est appelé par Nietzsche le  pathos de la distance. Cette manifestation pulsionnelle se traduit par le plaisir pris à la délimitation, à la mise en place de hiérarchies…par la spontanéité à reconnaître ceux que l’on considère comme nos pairs et d’écarter ceux qui ne peuvent être considérés comme des égaux. Sans que nous ayons besoin d’insister particulièrement sur ce point, on se rend bien compte que cet affect, que ce pathos de la distance est étroitement lié, en ce qu’il se fonde sur la spontanéité, à l’hypothèse de la Volonté de puissance.  
Le second couple de valeurs (méchant/bon), quant à lui, ne se déploie pas spontanément. Il n’est que le contrecoup de la confrontation des groupes dominés avec les groupes dominants. Cette situation d’infériorité et de soumission à la classe supérieure l’empêche d’entreprendre et d’exercer une action authentique ; la Volonté de puissance, dans ce cas, ne peut pas spontanément s’extérioriser. Elle se retrouve contrainte à intérioriser ses instincts. Cette impuissance se traduit par une incapacité à dépasser la souffrance, à oublier la souffrance (ce qui est signe de santé). Au contraire, elle l’intériorise et la transforme en haine contre ce qui en est la source. Si la classe dominée est incapable d’exercer une action spontanée, elle est en revanche en mesure d’agir de manière réactive. La haine, l’incapacité à oublier, à interpréter la souffrance…tout cela se cristallise dans cette volonté de vengeance que Nietzsche nomme le ressentiment. C’est ce type d’affect qui est à l’origine de la morale d’esclaves. De la même manière que la peur, la cruauté ou le pathos de la distance, le rôle du ressentiment dans la constitution de ce type de morale ne prend tout son sens qu’à l’aune de son rapport à l’hypothèse de la Volonté de puissance, et ce qui la lie à la souffrance. En effet, le ressentiment est bien décrit par Nietzsche comme ce qui exerce une fonction « narcotique », visant à faire cesser la souffrance et ce, en faisant souffrir à son tour.  Mais comment comprendre que le ressentiment, qui est la traduction d’une impuissance, puisse permettre à la classe dominée de créer des valeurs ? Pour Nietzsche, quand un instinct ne peut s’extérioriser librement, ce qui est le cas des faibles en question, il est susceptible de s’exprimer sous une autre forme ; cet instinct peut se spiritualiser. De fait, la classe dominée ne peut se permettre d’engager une confrontation directe, c'est-à-dire sur le terrain de l’action et de la puissance, avec la classe supérieure…dans de telles conditions, la défaite serait inévitable. En fait, elle ne peut que mettre en œuvre une stratégie d’extériorisation déplacée afin de parvenir à la victoire ; « Comment fait-on la guerre aux affects virils et à leurs évaluations ? L’on ne dispose pas de moyens de violence physique, on ne peut mener qu’une guerre de ruse, d’ensorcellement, de mensonge, bref une guerre « de l’esprit » »  .  
Ainsi, la force de la classe dominée, la vraie force des faibles, c’est cet esprit capable de déplacer l’affrontement…De ce point de vue, l’inversion des valeurs aristocratiques par les faibles traduit bien ce besoin de déplacer le conflit sur un autre terrain, et ce particulièrement grâce à la mise au point de la théorie de la libre volonté et son pendant, la responsabilité. C’est par l’imposition de ces notions, que le « bon » de la première morale (celui qui était le noble, le beau, l’heureux…) devient le « méchant » du second type de morale; car il est libre de ne pas exercer sa puissance et en est donc responsable. Le « mauvais » de la morale de maîtres devenant, quant à lui, le « bon » chez les esclaves. En mettant en évidence la source affective de ces deux types de morale, la fierté, la satisfaction pour celle des maîtres et la haine, la vengeance pour celle des esclaves, Nietzsche oppose deux types de logiques affectives ; les maîtres commencent par dire oui au semblable, les esclaves par dire non à ce qui diverge… Cette question des interprétations morales est fondamentale dans le projet « politique » de Nietzsche. Dans ce maître ouvrage de la transvaluation de toutes les valeurs, que constitue l’Antéchrist, Nietzsche pose explicitement l’horizon de son projet : « Le problème que je pose ainsi n’est pas de savoir ce qui doit remplacer l’humanité dans la suite des êtres (_ l’homme est un terme_) : mais quel type d’homme on doit dresser, on doit vouloir comme type d’une valeur plus élevée, plus digne de vivre, plus sûr d’un avenir. »  Or justement, cette question du dressage d’un type, c'est-à-dire en fin de compte la question de la praxis culturelle, est bien l’enjeu de son enquête sur les morales ;

Citation :

Toute morale qui, d’une façon quelconque, à imposé sa loi, consista toujours à dresser et à discipliner un certain type d’homme, en présumant que ce type d’homme était le but essentiel et même exclusif : bref, en présumant toujours un type. Toute morale croit que, par l’intention et la contrainte, on peut changer (« améliorer ») beaucoup de choses en l’homme : _ elle considère toujours l’assimilation au type de référence comme une « amélioration » (elle n’en conçoit pas d’autre). (FP XII, 1 [239].)

Si toute morale est belle et bien une Züchtung, c'est-à-dire qu’elle vise toujours la sélection, par son travail sur les affects, d’un certain type d’homme, il s’agit pour Nietzsche de bien insister sur la distinction du type d’homme qu’elle met en avant. Il fait clairement la différence entre deux types de Züchtung ; « Pour nous faire une idée juste de la morale, il faut mettre à sa place deux notions empruntées à la zoologie : domestication de la brute et élevage sélectif d’une certaine race (Zähmung der Bestie und Züchtung einer bestimmten Art) ». Ces deux cas de processus sélectif s’incarnent aux yeux de Nietzsche, respectivement sous les traits du Christianisme et du système de caste fondé par la « Loi de Manou  ». La Zähmung repose sur la crainte et ne vise que l’uniformisation, l’aplatissement et le nivellement des individus ;

Citation :

Appeler « amélioration » la domestication d’un animal, c’est là, pour notre oreille, presque une plaisanterie. Qui sait ce qui arrive dans les ménageries, mais je doute bien que la bête y soit « améliorée ». On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures on en fait la bête malade. (Le Crépuscule des Idoles, « Ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure » », §2.)

Au contraire, ce qui caractérise le « code de Manou » c’est le système tout à fait spécifique de castes, de distances sociales qu’il impose entre les hommes ; « l’ordre des castes, la hiérarchie, ne formule rien que la loi suprême de la vie même ; la séparation des trois types est nécessaire à la conservation de la société, si l’on veut rendre possible des types plus élevés et suprêmes, - l’inégalité des droits est la première condition pour qu’il y ait des droits. » . Mais alors, si le projet politique de Nietzsche revient à mettre en place une organisation hiérarchique et inégalitaire de la société, alors que partout en Europe la « doctrine des droits égaux », qui se fonde sur le ressentiment des faibles, est dominante, comment veut il s’y prendre ? Comment peut-on agir sur le ressentiment ? C’est bien à ce problème de la praxis culturelle que la doctrine de l’éternel retour est censée répondre. Mais pour ce faire, encore faut-il que ce marteau dans les mains du philosophe législateur soit en mesure de trouver l’occasion de devenir efficace. Or, pour Nietzsche, c’est bien l’événement de la mort de Dieu qui doit fournir l’occasion à la doctrine de l’éternel retour d’entrer en action. Il s’agit, comme nous allons à présent le voir, d’être en mesure de saisir cette mort de Dieu comme un événement, ce que Marx et Engels, du fait de ce qui motive leur critique de l’idéologie, ne peuvent pas faire.
 
D) La critique de l’idéologie et la mort de Dieu comme occasion
En l’espèce, il nous faut appréhender ce qui motive la critique de l’idéologie. Si l’idéologie doit être critiquée, c’est qu’elle constitue une aliénation. A l’origine, chez Hegel l’aliénation n’a rien de péjoratif en soi ; elle n’est qu’un moment du processus dialectique, celui de la scission entre ce qu’il appelle le sujet et la substance. « Dans la dialectique expérimentale ou phénoménologique de la conscience, l’aliénation est le processus par lequel le moi-sujet projette le moi-substance (c'est-à-dire la vérité) hors de lui-même, devient ainsi extérieur à lui-même » . Ce processus d’extériorisation devra se répéter tout le long du parcours phénoménologique, à travers ces différents moments. Chaque mouvement d’extériorisation apportant avec lui un nouveau contenu. Si bien que « pour le philosophe qui se sait en possession de l’achèvement du savoir, tout est intégré, tout est reçu, tout est simple moment du devenir total. » . Pour Marx, la perspective est quelque peu différente ; l’aliénation concentre toute la négativité. A la différence de Hegel, la manière dont Marx conçoit l’aliénation est beaucoup moins sensible à l’enrichissement du sujet, au point de la caractériser plutôt comme une « perte par la détermination ou l’objectivation qu’à un enrichissement par les déterminations successives » . L’avant-propos de l’Idéologie allemande décrit parfaitement cette conception de l’aliénation ;

Citation :

Jusqu’à présent, les hommes se sont fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports suivant les représentations qu’ils se faisaient de Dieu, de l’homme normal, etc. Les produits de leur cerveau ont fini par les dépasser. Eux, créateurs, ils se sont inclinés devant leurs créations. Délivrons-les des élucubrations, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils dépérissent. (K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, p.33.)

Ce qui nous intéresse, c’est bien de comprendre le rapport entre l’idéologie et la question nietzschéenne de la mort de Dieu. Or justement, cette critique de l’aliénation s’inscrit dans la continuité de celle initiée par Feuerbach contre la religion. Comme le rappelle parfaitement bien P. Ricœur dans son parcours sur la genèse du concept d’idéologie ;

Citation :

Il est intéressant de remarquer que le terme est introduit par Marx au moyen d’une métaphore empruntée à la physique ou à la physiologie : celle de l’image inversée. De cette métaphore, et de l’expérience physique qui la sous-tend, nous tirons un paradigme ou un modèle : la distorsion comme inversion. […]Marx suit ici un modèle avancé par Feuerbach, qui a décrit la religion précisément comme un reflet inversé de la réalité. […] Comme Feuerbach, Marx considère la religion comme le paradigme, le principal exemple d’une réflexion inversée de la réalité, qui met toute chose à l’envers.  (P. Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, p. 21.)

Il n’est certainement pas question de réduire la démarche de Marx à une simple reprise de la critique initiée par Feuerbach. Marx va en se réappropriant Feuerbach, vouloir aller beaucoup plus loin que ce dernier. Pour lui, « la critique de l’aliénation religieuse ne se suffit pas à elle-même : c’est, en effet non d’une simple critique intellectuelle, mais de la disparition de conditions sociales inhumaines qu’il attend la suppression de la religion. » . Se libérer de la religion est un premier pas dans l'affranchissement du genre humain. Mais on ne peut s'affranchir de la religion uniquement ; ce ne serait qu'une libération théorique, par la pensée. Libération seulement idéale, en esprit : celle à laquelle, selon Marx, Stirner s'est cantonné, lui qui ne supprime l'aliénation que dans la tête de l'individu, au lieu d'œuvrer à la libération réelle de l’homme. Donc s'affranchir de la religion n'est pas un moyen mais un résultat, et ce résultat ne sera obtenu que par la révolution, qui concerne tous les domaines de la société. Pour autant, et ce malgré les distances qu’il prendra petit à petit vis-à-vis de Feuerbach, ce qui constitue le fond de son modèle de critique, c’est bel et bien le mouvement de Feuerbach. A ce titre, la toute première phrase de L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, même s’il n’est pas encore question à proprement parler d’idéologie à cette époque, est particulièrement significative, « Pour l’Allemagne, la critique de la religion est pour l’essentiel achevée, et la critique de la religion est la condition de toute critique. » . Lorsqu’il renvoie à cette critique de la religion qui a déjà été effectué en Allemagne, il fait évidement référence aux avancées de Feuerbach. Le jeune Marx va même beaucoup plus loin en indiquant explicitement que le modèle de critique de l’aliénation religieuse est le réquisit nécessaire à toute critique. La suite de l’introduction est encore plus précise sur ce point ;

Citation :

L’existence profane de l’erreur est compromise dès que son oratio pro ari et focis est réfutée. L’homme qui, dans la réalité imaginaire du ciel où il cherchait un surhomme, n’a trouvé que le reflet de lui-même, ne sera plus enclin à ne trouver que l’apparence de lui-même, l’inhumain, là où il cherche et doit chercher sa vraie réalité. Le fondement de la critique irréligieuse est : l’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme. (K, Marx, L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel,  p. 7.)

La motivation de la critique repose bien, comme pour Feuerbach, sur le constat que c’est « l’homme qui fait la religion » et non pas l’inverse. Il nous faut, à présent, nous tourner vers la pensée de Feuerbach, afin de dégager plus précisément la nature de ce geste critique.  
 
 
La religion comme « essence infantile » de l’homme
Qu’en est il de l’aliénation religieuse chez Feuerbach ? Dans L’essence du Christianisme, son maître ouvrage, il entreprend une critique de la religion, qui prend la forme d’une lecture subversive, « frivole »  des Ecritures ; il refuse toute lecture théologique, c'est-à-dire littérale, au profit d’une lecture, qui puisse  rendre compte du « sens » (Sinn) de Dieu. Pour Feuerbach, la religion est «  le rêve de l’esprit humain » . Que veut-il dire par cette expression ?  En qualifiant la religion de rêve, Feuerbach entend illustrer les effets « narcotiques » et « euphorisants » de la croyance en Dieu ; le rêve nous fait prendre pour des éléments extérieurs, susceptibles de nous affecter, nos propres mouvements de l’âme ;

Citation :

Le sentiment possède une nature onirique ; c’est pourquoi il ne connaît pas de bonheur ni de profondeur plus grande que le rêve. Mais qu’est ce que le rêve ? L’inversion de la conscience éveillée. Dans le rêve, l’agent est patient et le patient agent ; dans le rêve, je saisis mes propres déterminations comme des déterminations de l’extérieur, les mouvements de mes esprits comme des événements réels, mes représentations et sensations comme des êtres réellement extérieurs à moi ; je pâtis de ce que je produis. (. Feuerbach, L’essence du Christianisme, p. 277-278.)

Telle est l’aliénation religieuse aux yeux de Feuerbach. Dieu est une projection, une image de son essence, que l’homme se tend à lui-même, et à laquelle il se soumet. La métaphore du rêve dont fait usage Feuerbach, lui permet de bien mettre en évidence les différents moments de cette aliénation. En premier lieu, l’homme « expulse » ses propres déterminations pour en faire celles d’un Dieu transcendant, lui prêtant une existence propre et indépendante ;

Citation :

La religion soustrait les facultés, qualités, déterminations essentielles de l’homme à l’homme et les divinise comme êtres autonomes – il est indifférent de savoir si comme le polythéisme elle fait de chacune un être ou si comme dans le monothéisme elle les rassemble toutes dans un seul être.  (L. Feuerbach, L’essence du Christianisme, p. 120, n3.)

La conscience est ainsi rendue étrangère à elle-même, l’homme est aliéné, il n’est plus capable de se reconnaître dans cet autre qu’il s’est lui-même donné. Tout le problème d’une telle aliénation, c’est qu’elle n’est possible qu’au prix d’une dépossession de l’homme. Cette image de lui-même qu’il se donnait, cette objectivation de son essence, devient sujet en abaissant du même coup, l’homme au rang d’objet. Au bout du compte, pour Feuerbach, la religion n’est rien d’autre que « l’essence infantile de l’Humanité » . Par la religion l’homme se précipite, pour reprendre le célèbre mot de Kant, dans un état de minorité où il se maintient par sa propre faute. A l’époque durant laquelle Feuerbach prit la plume, il est enfin temps pour l’homme, de grandir, de devenir adulte, de quitter cet état infantile et de se retrouver, de se réapproprier ce dont il s’est lui-même dépossédé.  Selon lui, le moment de la « scission », de l’expulsion appelle nécessairement celui de la réconciliation ou de la réappropriation. D’ailleurs, Feuerbach en usant de la métaphore cardiologique, et en décrivant l’activité artérielle, semble bien suggérer que ce double mouvement d’aliénation/réappropriation, recouvre le mouvement même de la vie ;

Citation :

De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même sa propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse, il reprend dans son cœur l’essence expulsée (L. Feuerbach, L’essence du Christianisme, p. 149.)

A travers la lecture critique des Ecritures que constitue l’Essence du Christianisme, Feuerbach nous montre le geste même de cette réappropriation, et ce à partir du schème de la projection et de l’inversion ; il dégage, en effet, le  « principe formel » qui rend possible cette réappropriation, de son essence perdue, par l’homme ; « nous pouvons toujours nous contenter de faire de ce qui, dans la religion, est prédicat, un sujet, comme ce qui en elle est sujet un prédicat, c'est-à-dire renverser les oracles de la religion, […] nous obtenons ainsi le vrai. » . Telle est donc l’ambition de Feuerbach, réunir enfin l’homme avec son essence, ce qui en dernière instance, puisque son aliénation se faisait par et en Dieu, ne manque pas de ramener la religion à sa vraie place, à savoir celle d’une anthropologie. Il faudrait même dire, qu’il ne cherche pas à réduire la religion à une anthropologie, mais bien au contraire, à élever l’anthropologie au niveau d’une religion, la vraie religion. Ainsi, lorsqu’il écrit, « Tel est le changement des choses. Ce qui hier encore était religion, ne l’est plus aujourd’hui, et ce qui aujourd’hui a valeur d’athéisme, vaudra demain pour religion. »  . Cette religion à venir ne consiste plus dans la croyance en un Dieu transcendant et supérieur à l’homme, mais bien une religion centrée sur l’essence de l’homme ; une fois l’ancien Dieu mis au ban, il s’agit de hisser l’homme à sa place afin d’instaurer une religion de l’Humanité ; homo homini deus est. Pour le dire autrement, il n’est plus question « d’aimer l’homme pour l‘amour de Dieu » , comme c’est le cas dans le christianisme, mais bien de mettre en pièce cette médiation, afin de faire de l’amour de l’homme pour l’homme le bien suprême de l’Humanité. Mais ce qui pour la religion est premier, Dieu, est, comme on l’a démontré, second en soi, du point de vue de la vérité, car il n’est que l’essence de l’homme objective à elle-même, et ce qui pour la religion est second, l’homme, doit donc nécessairement être posé et énoncé comme étant premier. L’amour pour l’homme ne peut pas être dérivé ; il doit être originaire. Alors seulement l’amour peut être une puissance authentique, sacrée, sûre. Si l’essence de l’homme est pour lui l’essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l’amour de l’homme pour l’homme . Après avoir ainsi très brièvement montré les rapports fondamentaux entre la critique de l’idéologie et la question de l’aliénation religieuse à la manière dont elle est traitée par Feuerbach, il nous faut maintenant, ce qui nous donnera l’occasion de nous introduire au cœur de la problématique nietzschéenne, voir comment et pourquoi ce dernier rejette le bien fondé d’une telle critique.  
 
Etre à la hauteur de l’événement
Ce point va nous permettre de bien mettre en évidence la singularité du questionnement de Nietzsche, et particulièrement son projet d’ennoblissement de l’homme. Tout le problème étant, à ses yeux,  que le geste critique initié par Feuerbach, mais que l’on retrouve sous d’autres conditions chez Marx et Engels, n’est pas en mesure de saisir la portée d’un évènement, tel que celui de la mort de Dieu ; il faudrait même plutôt dire, qu’il n’est pas capable, de la saisir, comme évènement.  
 
1° L’annonce de la mort de Dieu
Il peut sembler étrange, à première vue, de vouloir ainsi opposer à cette critique de l’aliénation religieuse la perspective nietzschéenne de la mort de Dieu. Pourtant, ce point nous semble à bien des égards,  constituer une approche judicieuse, afin de saisir la singularité de la pensée de Nietzsche ; ne pas le prendre en considération, et ce à sa juste valeur, serait prendre le risque de passer à côté de tout ce qui fait l’intérêt de Nietzsche.
Il est d’ailleurs évident, qu’aux yeux de Nietzsche, l’évènement de la mort de Dieu est quelque chose de souhaitable, de grand ; il constitue un espoir, une promesse, un nouvel évangile. Reste alors à bien comprendre en quel sens. Nietzsche semble bien comprendre le mouvement de l’aliénation religieuse selon la même perspective que celle dont use Feuerbach. Pour Nietzsche également, c’est bien l’homme qui a projeté toutes ses déterminations, tout ce qu’il avait de richesses en lui, pour en faire les attributs de son Dieu ; l’homme s’étant ainsi dépouillé, de tout ce qu’il avait de plus grand s’en trouve, comme chez Feuerbach, rapetissé.

Citation :

Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l’homme comme surhumain, comme étranger, l’homme s’est rapetissé – il a dissocié ces deux faces, l’une très pitoyable et faible, l’autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes, il a appelé la première « homme », la seconde « Dieu ».  (FP, 1888-1889, 14 [125].)

Nous pourrions même aller plus loin. Nietzsche semble également partager avec Feuerbach, ce moment de la réconciliation ; la mort de Dieu, la mise au ban de tout ce qui pouvait encore exister de transcendant à l’homme, a pour conséquence d’entraîner une inversion. Une fois que l’ancienne idole est tombée, c’est bel et bien à l’homme que revient la possibilité de se hisser à sa place ; de se réapproprier ses déterminations.

Citation :

Nous n’avons absolument plus aucun maître au-dessus de nous ; le vieux monde des valeurs est théologique – il est renversé. Plus brièvement : il n’y a pas d’instance supérieure au-dessus de nous : dans la mesure où Dieu pouvait être, nous sommes maintenant nous même Dieu…Nous devons nous imputer les attributs que nous imputions à Dieu…  (FP, 1887-1888, 11 [133].)

Si Nietzsche se cantonne à suivre la critique initiée par Feuerbach, c’est bien l’ensemble de notre démarche qui s’effondre. Il ne s’agit pas d’aller trop vite. En effet, à y regarder de plus près, la dernière phrase de ce fragment posthume semble poser une autre perspective. Nietzsche ne nous dit pas, qu’une fois que Dieu n’est plus là, l’homme peut enfin récupérer ce dont il s’était préalablement dépouillé, mais bien qu’il le doit. Dans le « nous devons » se joue un glissement par rapport à Feuerbach. Il ne s’agit plus d’une réconciliation qui s’inscrirait dans le mouvement même de la vie ; cette réappropriation n’est pas, en elle-même, l’occasion d’une réjouissance. S’il faut à l’homme se réapproprier les attributs qu’il prêtait à son Dieu,  cette imputation se présente à l’homme comme un devoir, comme une exigence…une charge.  
Afin de mieux comprendre de quoi il retourne, il serait sans doute judicieux de chercher des éléments, en parcourant la première annonce que Nietzsche nous présente de cet événement. Dans le célèbre aphorisme §125 du Gai savoir, c’est à travers le personnage du dément, que Nietzsche nous présente pour la première fois l’événement de la mort de Dieu;

Citation :

Le dément : N’avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » - Etant donné qu’il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il donc perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? disait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? – ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d’eux et les transperça du regard. « Où est passé Dieu ? lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué, - vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins !  (Nietzsche, Le Gai savoir, § 125.)

Ce qu’il y a de particulièrement troublant,  c’est bien les premières réactions qui suivent une telle annonce. Les athées, qui entourent le dément, ne peuvent s’empêcher de se moquer de lui, et de son inutile errance ; ils ne comprennent pas ce qu’une telle annonce peut avoir de terrible. Feuerbach peut sans doute être rapproché d’un de ces athées. En effet, à l’instar de ces derniers, en concevant les différents moments de l’aliénation et de la réappropriation, à travers cette métaphore de l’activité cardiaque, il se retrouve dans l’incapacité de saisir ce qui se joue dans un tel évènement. Dieu n’est plus, il suffit à l’homme de reprendre ce qu’il avait perdu ; un petit passe-passe théorique, la volonté d’atteindre la vérité, et voilà le tour est joué. En concevant la réappropriation de ses attributs par l’homme comme étant « dans l’ordre  des choses », ou comme allant de soi, Feuerbach, tout comme ces athées subtils, ne peut voir dans la mort de Dieu un problème, mais tout au plus une évidence. D’ailleurs, à la fin de son annonce, le dément s’empresse de préciser les difficultés qui entourent la réception d’un tel évènement.

Citation :

Le dément se tut alors et considéra de nouveaux ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s’éteignît. « Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n’est pas encore mon heure. Cet évènement formidable est encore en route et en voyage, - il n’est pas encore arrivé jusqu’aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu’ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d’eux que le plus éloignés des astres, - et pourtant ce sont eux qui l’ont accompli.

Dans le schème de Feuerbach, la fin de Dieu n’est pas un événement, il n’y a pas à proprement parler de mort de Dieu. Lorsque Nietzsche, introduit sa première annonce de la mort de Dieu,  et ce à travers le personnage du dément, cet évènement est loin d’être synonyme de joie, et de paix. Elle n’entraîne pas de réconciliation de l’homme avec lui-même. Au contraire, les ombres qu’elle étend sur l’Europe constituent, à bien des égards, de terribles présages. « Au lieu de révéler l’essence anthropologique de Dieu (ou l’homme à la place de Dieu), elle révèle bien plutôt une place vide – un néant qui insiste et qui résiste, et que Nietzsche décrira plus tard comme l’époque du nihilisme. » . Ainsi, le dément nous décrit la portée de cet évènement, et les conséquences terribles qu’il ne manquera pas d’entraîner. Nous y retrouvons un homme démuni, seul, n’ayant plus aucun repère ou horizon auquel se référer ; tout n’est plus qu’obscurité.

Citation :

Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? Que fîmes-nous en détachant cette terre de son soleil ? Où l’emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons nous pas dans une chute permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons nous pas comme à travers un néant infini ? L’espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s’est il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ?  Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? N’entendons-nous encore rien du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ? – les dieux aussi se décomposent !  Nietzsche, Le gai savoir, §125.)

Telle est l’ambiguïté d’un tel évènement, qui est aussi celle de notre époque ; « Caractère équivoque de notre monde moderne, en effet les mêmes symptômes pourraient signifier et le déclin et la force. » La mort de Dieu signifie à la fois ce qui est hautement souhaitable, et ce qui constitue, en même temps,  le plus grand des dangers pour l’homme. La mort de Dieu se présente comme un évènement, ou plutôt comme l’évènement. S’il s’agit de l’affronter comme tel, alors, encore faut-il être à sa hauteur.  Si Feuerbach ne peut pas comprendre ce qui se joue de perte, dans la mort de Dieu, c’est en grande partie à cause du fondement qui est à la source de sa critique ; à savoir que c’est bien l’homme qui a créé Dieu, et non pas Dieu qui a créé les hommes. Or pour Nietzsche,  un tel principe, s’il sert de fondement à la critique, ne peut, tout au plus, que poursuivre sous une autre forme, et en le radicalisant, ce qu’il était censé critiquer.  
 
2°Saisir l’occasion
Si le schème de la critique de Feuerbach n’est pas en mesure de percevoir les pertes entraînées par la mort de Dieu, c’est que ce qui la motive est, comme il le répète, l’établissement de la vérité. Que ce soit à propos de la critique de l’idéologie pour Marx et Engels, ou celle de la religion pour Feuerbach, toutes deux se fondent sur ce même principe ; si l’idéologie ou Dieu doivent être critiqués, renversés c’est bien parce que ce n’est pas eux qui font l’homme, mais l’homme qui les a créées. Aussi, il n’est pas question pour ces penseurs de pouvoir prendre en considération une quelconque perte liée à cette libération même. Puisque Dieu n’était qu’une illusion, qu’une création de l’homme,  son renversement par l’homme n’aura aucune conséquence. Ce trait est particulièrement remarquable dans l’usage que fait Marx de la métaphore de la gravitation autour du soleil ; à la différence de l’usage de Nietzsche, ici le Dieu n’est compris que comme un soleil illusoire ;

Citation :

La critique a dépouillé la chaîne de ses fleurs imaginaires, non pour que l’homme porte une chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion déçoit l’homme, pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité en homme déçu, parvenu à la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire autour de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire, qui tourne autour de l’homme, tant que l’homme ne tourne pas autour de lui-même.(K. Marx, l’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, p. 8-9.)

Pour Nietzsche, il en va tout autrement. Certes, la religion est une création de l’homme, mais cette fausseté de Dieu n’enlève rien à la fonction de centre de gravité qu’il a occupée pendant plusieurs siècles ; « Le temps vient où il nous faudra payer pour avoir été chrétiens durant deux millénaires : nous perdrons le centre de gravité qui nous permettait de vivre » . La croyance en Dieu, au sens chrétien, fait corps avec nous-mêmes, elle fait partie intégrante du mouvement qui est à l’origine de l’européen moderne. Ce qu’il y a de grave dans cette critique, ce n’est pas tant de ne pas saisir la mort de Dieu comme un évènement, mais surtout de mener, en dernière instance, une radicalisation de ce nihilisme. Dans l’aphorisme §38 du Gai savoir, Nietzsche se fait un plaisir  d’administrer une correction cinglante à toute critique de la religion qui se fonderait sur ce principe ;

Citation :

L’homme pieux parle :
Dieu nous aime parce qu’il nous a créés ! –
« L’homme a créé Dieu » - rétorquez vous, vous les subtils.
N’aimerait-il pas ce qu’il a créé ?
Devrait-il, parce qu’il l’a crée, le nier ?
Voilà qui boite, et trahit le sabot du diable.    
(Nietzsche, Le gai savoir, « Plaisanteries, ruses et vengeances », §38.)


Vouloir critiquer Dieu sur ce fondement, sur le fait qu’il n’est qu’une création de l’homme, c’est ne justement pas effectuer une critique de l’aliénation religieuse, mais relève plutôt, en faisant de l’homme le tout de ce monde, d’une volonté d’en finir avec ce qu’il pourrait rester de sacré. Lorsque l’on critique la religion sur ce principe, on ne fait, au bout du compte, que chercher à établir dans l’homme, la vérité que l’on cherchait auparavant auprès de Dieu. Feuerbach ne critique que la distance qui sépare l’homme de Dieu, de sa vérité. Ainsi, il poursuit ce mouvement du  ressentiment contre tout ce qui peut être supérieur. La critique de Feuerbach ne vise pas le dépassement de l’homme, mais la possibilité d’une humanité n’ayant plus à se dépasser. Au bout du compte, Feuerbach ne fait que récupérer les anciennes valeurs humaines trop humaines de la morale chrétienne, pour les fonder, en supprimant la médiation divine, sur l’Humanité de l’homme. Comme nous l’avions vu, il s’agit pour lui de faire de l’amour de l’homme pour l’homme, le principe suprême de l’Humanité. Autant dire que pour Nietzsche, ce Principe suprême est loin d’être la panacée. Cette religion de l’Humanité enfin unifiée est celle du dernier homme. Ainsi, la critique de Feuerbach constitue une radicalisation du nihilisme, en ce qu’elle supprime ce qui permettait encore à l’Humanité d’avoir l’image de quelque chose de supérieur à elle, condition nécessaire pour que l’homme cherche à se dépasser, tout en conservant, sous les traits d’un humanisme,  les évaluations grégaires du christianisme. L’Homme fait Dieu est, chez Feuerbach, le chrétien, c'est-à-dire, l’homme comme animal malade. En fondant sa critique sur le seul motif qu’elle était le produit des hommes, Feuerbach ne peut que viser la constitution d’une Humanité réconciliée avec elle-même, ne pouvant jouir que du triste contentement, d’être elle-même. Pour Nietzsche, le problème est évidement tout à fait différent. Comme le dit très bien notre dément, il est bien question de savoir si nous sommes en mesure d’assumer cet acte, cet assassinat ; « La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n’y eu d’acte plus grand. »  
En fait, c’est parce que cet acte est le plus grand, qu’il est également le plus dangereux, celui avec lequel l’homme risque de se perdre définitivement. Mais, en même temps, c’est parce qu’il  engage l’homme dans un affrontement avec le grand danger, qu’il peut, éventuellement, être annonciateur d’une bonne nouvelle, de meilleurs jours pour l’homme. Au fil de son œuvre, le projet d’ennoblissement de l’homme est venu s’articuler avec cette conception de la mort de Dieu comme évènement ; ce dernier est pour Nietzsche l’occasion de réaliser son projet. Il s’agit pour lui, d’élever des hommes qui seront en mesure de surmonter cette lame de fond qu’est le nihilisme, qui seront capables de l’affronter dans ce qu’il a de plus terrible. Mais sur ce point, Nietzsche est bien conscient qu’une telle entreprise n’aura la possibilité d’aboutir, que si l’abolition de toute transcendance divine, n’entraîne pas également l’effacement de toute sacralité sur terre. Toute libération de l’homme, qui est ce que vise toute critique de l’aliénation religieuse, ne doit pas être tenue pour souhaitable, du seul fait qu’elle soit libératrice. Nous voyons bien, avec le cas de Feuerbach, qu’une critique ne visant que l’unification de l’humanité, ne voulant établir que l’amour de l’homme pour l’homme,  sans volonté de vouloir le dépasser, ne ferait que pousser l’humanité à ne plus rien vouloir d’autre qu’elle-même. Aussi, il s’agira pour Nietzsche, par l’usage qu’il fera de la figure du surhomme, et de sa doctrine de l’Eternel retour du même, de préserver ce qu’il faut de sacré, pour que l’homme soit encore susceptible de vouloir se dépasser. Y. Constantidinès résume très bien ce problème quand il note que ;

Citation :

Le surhumain incarne justement cette persistance d’une dimension « sacrée », malgré l’effacement définitif de tout horizon transcendant. On remarquera aussi que l’éternel retour du même est une sorte de « transcendance dans l’immanence », puisqu’il s’agit de sanctifier cette réalité-ci, la seule vraie réalité. Il ne faut donc pas s’y tromper : la lutte contre l’aliénation religieuse ne doit pas déboucher sur une « profanation » du monde réel, car la volonté d’en finir avec le sacré, que l’on donne à tort pour un progrès en liberté ou en maturité de l’humanité, n’est en réalité qu’un signe des temps, un symptôme de nihilisme.  (. Constantinidès, Le nihilisme extatique comme moyen de la grande politique, p. 60.)


 
 
 
II La doctrine de l’éternel retour comme idéologie-affectuante
 
Il s’agit à présent de tenter de rendre compte de la doctrine de l’éternel retour. Même s’il sera par la suite nécessaire de prendre en considération le contenu même de cette doctrine, - afin de comprendre comment elle peut être susceptible d’agir efficacement contre ce qui empêche l’instauration d’une société organisée hiérarchiquement, à savoir le ressentiment des faibles contre la vie, contre tout ce qui manifeste de la supériorité- l’éternel retour resterait totalement inintelligible si l’on ne le rapporte pas à l’économie interne du questionnement nietzschéen sur la culture. Aussi, avant de pouvoir nous attaquer au corps de cette doctrine il nous faut mettre en exergues son statut dans le Versuch nietzschéen.  
 
A) L’éternel retour et ses différentes interprétations
On peut assez schématiquement distinguer deux grands types d’interprétations de la doctrine de l’éternel retour. De nombreux commentateurs de Nietzsche  interprètent la doctrine de l’éternel retour comme étant une thèse cosmologique, selon laquelle Nietzsche tenterait de rendre compte du Monde, de sa formation et de son fonctionnement. A l’appui de cette interprétation devenue classique, on se réfère bien entendu aux nombreux fragments posthumes de Nietzsche, qui présentent  l’éternel retour selon une perspective de justification scientifique au regard des lois de la thermodynamique. La deuxième grande interprétation de l’éternel retour est celle qui nous le présente comme une révélation religieuse ou mystique . Comme nous l’avons vu précédemment, la doctrine de l’éternel retour est censée répondre à l’événement de la mort de Dieu qui est au fondement du nihilisme passif qui déferle sur Europe. La mort de Dieu étant comprise comme la dissolution de notre « centre de gravité » l’éternel retour est présenté comme devant instituer un « nouveau centre de gravité ». Selon cette interprétation religieuse, l’éternel retour est présenté comme devant « prendre la place du Dieu mort » . Ces deux types d’interprétations ne sont pas admissibles en l’état. En effet, ce qui les caractérisent toutes deux, c’est le détachement qu’elles opèrent entre d’une part la doctrine de l’éternel retour et d’autre part le questionnement nietzschéen sur la praxis culturelle. Ainsi, il nous faut déjà noter, qu’à la différence de la Volonté de puissance qui est expressément présentée comme une hypothèse d’interprétation du texte de la réalité, Nietzsche ne parle jamais de l’éternel retour comme d’une thèse ou une hypothèse devant rendre compte de la réalité ou du monde, mais toujours comme une « doctrine » ou d’une « pensée ». D’une part, on comprend mal pourquoi Nietzsche serait susceptible de développer une hypothèse d’explication concurrente à celle de la Volonté de puissance, mais surtout si on détache l’éternel retour de la question du Versuch et de la praxis culturelle, on ne voit pas quel pourrait être son intérêt à développer une théorie cosmologique, lui qui a toujours critiqué et rejeté la conception d’une connaissance désintéressée visant un pur savoir ; « Le philosophe de la connaissance désespérée s’épuisera dans une science aveugle : le savoir à tout prix » . Il nous faut donc écarter cette interprétation de la doctrine de l’éternel retour comme thèse ou hypothèse cosmologique, quitte à devoir, par la suite, rendre compte d’une autre manière des textes et Fragments posthumes dans lesquels cette doctrine nous est présentée dans une perspective de justification scientifique. C’est bien là que se situe tout l’inteêt de l’hypothèse de lecture de P. Wotling, car en détachant le sens et la portée de cette doctrine de la question de sa

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Message édité par alcyon36 le 27-06-2008 à 14:49:25

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15322305
alcyon36
Posté le 27-06-2008 à 14:56:45  profilanswer
 

le sens et la portée de cette doctrine de la question de sa « vérité », il nous permet justement de la prendre en considération par rapport au questionnement nietzschéen sur la culture. Sur ce point, Nietzsche est d’ailleurs parfaitement explicite ; « Si la répétition circulaire n’est qu’une vraisemblance ou possibilité, même la pensée d’une possibilité peut nous ébranler et nous transformer, pas seulement des sensations ou attentes déterminées ! Quel n’a pas été l’effet de la possibilité de la damnation éternelle ! »  
La seconde interprétation, qui nous présente l’éternel retour comme une révélation d’ordre religieuse ne semble pas plus acceptable. Il est certain, que de nombreux textes de Nietzsche jouent sur une certaine ambigüité, présentant l’éternel retour comme une expérience de pensée radicale devant répondre à l’évènement de la mort de Dieu…mais est on pour autant en droit de la réduire à une révélation mystique ? Nous y reviendrons ultérieurement, mais dès à présent nous pouvons noter que de nombreux textes de Nietzsche  nous mettent en garde contre ce genre d’interprétation :

Citation :

Est-ce que je parle comme quelqu’un sous le coup d’une révélation ? Alors n’ayez pour moi que mépris et ne m’écoutez pas ! – Seriez-vous semblables à ceux qui ont encore besoin de dieux ? Votre raison n’éprouve-t-elle pas du dégout à se laisser nourrir de façon aussi gratuite, aussi médiocre ?  (FP, 11[142])

A ces deux interprétations canoniques, il faut ajouter la proposition fameuse de Deleuze qui a encore aujourd’hui beaucoup d’influence sur la réception et la compréhension de Nietzsche en France. Le grand intérêt de la position de Deleuze est de chercher à insister sur l’aspect sélectif de l’éternel retour …mais cet aspect sélectif est compris dans l’horizon de l’impératif catégorique kantien. Ainsi, après avoir présenté le premier aspect physico-cosmologique de l’éternel retour , Deleuze indique  ce qu’il appelle l’aspect « éthico-pratique de la sélection via une comparaison avec la doctrine pratique de Kant :

Citation :

Mais en quel sens l’éternel retour est-il sélectif ? D’abord parce que, à titre de pensée il donne une règle pratique à la volonté. L’éternel retour donne à la volonté une règle aussi rigoureuse que la règle kantienne […], comme pensée éthique, l’éternel retour est la nouvelle formulation de la synthèse pratique : Ce que tu veux, veuilles le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour.  (Nietzsche et la philo,, p. 77.)

Deleuze a très fortement raison de vouloir insister et mettre en valeur les aspects ou les effets « sélectifs » de la doctrine de l’éternel retour, mais cette analogie avec la philosophie pratique de Kant et son impératif catégorique risque une fois de plus de nous faire passer à côté du questionnement nietzschéen, en réduisant ce dernier à un questionnement éthique, là où il est justement question de l’instauration de la « grande politique » et de la volonté maintes fois réaffirmée de Nietzsche de changer profondément le cours de la civilisation pour les siècles à venir. En effet, si l’on se réfère à la première annonce de la doctrine de l’éternel retour que l’on trouve dans le Gai savoir, on se rend très vite compte qu’il n’est pas question de quelque chose de l’ordre d’un impératif:  

Citation :

Le poids le plus lourd : - Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « cette vie, telle que tu la vie et vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchainement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » - Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être, t’écraserait.  (Nietzsche, Gai savoir, §341)

L’impératif kantien se présente comme un quomodo et repose donc sur l’idée d’une alternative entre certaines possibilités ; « agis de telle sorte que » ou bien à la manière de Deleuze « ce que tu veux veuilles le de telle sorte que ». Mais en l’espèce, comme nous le montre clairement cet aphorisme, sous la plume de Nietzsche il n’est pas question d’une alternative, d’un choix possible pour un individu entre deux manières de vivre, «  les deux cas de figure présentés ne sont que la description de deux réactions différentes possibles face à la doctrine, chacune étant vécue sur le mode de la nécessité par une idiosyncrasie particulière. La formulation interrogative n’ouvre aucune alternative, la question est bien plutôt celle du : qui es-tu ? » . D’ailleurs Nietzsche nous précise bien, que c’est la pensée de l’éternel retour qui s’empare de l’individu et non l’inverse. Ainsi, on comprend beaucoup mieux le statut de la doctrine de l’éternel retour dans le questionnement nietzschéen portant sur la praxis culturelle et le sens de ses effets sélectifs ;

Citation :

Epoque des expériences (Versuche). / Je propose la grande épreuve : qui supporte la pensée de l’éternel retour ? – Celui qu’on peut anéantir avec les mots : « il n’y a pas de rédemption », qu’il disparaisse. Je veux des guerres, avec lesquelles ceux qui ont le courage de vivre chassent les autres : cette question doit dénouer tous les liens et éliminer ceux qui sont las du monde. (FP X, 25 [290])

Après avoir présenté le statut de la doctrine de l’éternel retour, deux questions continuent de s’imposer à nous : d’une part en quoi consiste cette doctrine, et quel est son rapport avec la question du nihilisme passif auquel Nietzsche entend remédier, et d’autre part, si on ne considère plus comme Deleuze l’éternel retour dans un horizon éthique, qui relève donc du choix de vie d’un individu, il nous faut comprendre comment Nietzsche entend mettre en œuvre sa doctrine pour qu’elle puisse avoir les effets escomptés, autrement dit, comment Nietzsche entend il faire de la doctrine de l'éternel retour une  idéologie dominante ?
 
B) L’eternel retour contre le nihilisme passif
Pour la présenter de manière concise et synthétique, on peut dire, que la doctrine de l’éternel retour pose que un temps cyclique dans lequel toute chose, tout évènement se répètera indéfiniment à l’identique suivant le même enchainement. Sur ce point, il est évident que Nietzsche est loin d’être le premier penseur à proposer une telle hypothèse, aussi pour comprendre son originalité il nous faut préciser un élément. Reprenons la première annonce de la doctrine de l’éternel retour présentée dans le §341 du Gai savoir ; Nietzsche nous présente un homme sur les épaules duquel un démon prend place afin de lui énoncer la doctrine et de voir son effet. Face à cette annonce, le démon évoque deux possibilités de réactions de l’homme, soit il s’en trouve désespéré, « écrasé », soit il y trouve le moyen de la plus grande joie, de la plus haute affirmation de son existence dans sa totalité. Comme nous l’avons vu précédemment, il n’est pas question pour l’homme de choisir l’une ou l’autre de ces possibilités, puisque c’est la pensée de l’éternel retour qui va lui permettre de savoir qui il est, ou comment il va réagir. Ce qui est remarquable dans cette première annonce c’est la manière, la mise en scène que Nietzsche utilise pour faire passer son message. Comme le montre P. d’Iorio, la formulation de l’éternel retour dans l’aphorisme 341 du Gai savoir reprend, en en changeant la portée et le sens, une expérience de pensée du Maître du pessimisme, à savoir Schopenhauer que Nietzsche considère comme le héraut du nihilisme passif. D’ailleurs, si l’on se réfère à un texte de Eduard von Hartmann, que Nietzsche qualifiait de « singe de Schopenhauer », on y retrouve quasiment la même mise en scène :

Citation :

Imaginons un homme qui n’est pas un génie, et n’a reçu que la culture générale de tout homme moderne ; qui possède tous les avantages d’une position enviable, et se trouve dans force de l’âge […]. Supposons que la mort vienne trouver cet homme et lui parle en ces termes : »La durée de ta vie est épuisée ; l’heure est venue où tu dois devenir la proie du néant. Il dépend de toi pourtant de décider si tu veux recommencer, dans les mêmes conditions avec l’oubli complet du passé, ta vie qui est maintenant achevée : choisis ! ». Je doute que notre homme préfère recommencer le jeu précédent de la vie que d’entrer dans le néant.  (Eduard von Hartmann, 1877, p. 354-355 ; cité par P. d’Iorio dans, Les cloches du nihilisme et l’éternel retour du même, p. 203.

Ou comme le formulait Schopenhauer lui-même, «  Allez frapper aux portes des tombeaux et demandez aux morts s’ils veulent revenir au jour, ils secoueront la tête dans un mouvement de refus. »  Il est clair que dans cette présentation, la mort pose une question et laisse à l’homme le choix de sa réponse, mais ce qu’il faut retenir ceste que le refus de l’homme, l’incapacité de vouloir dire oui à la vie est caractéristique du type pessimiste, de celui qui ne peut (sur-)vivre que grâce au règne du nihilisme passif. Tout au contraire, l’homme que veut promouvoir Nietzsche, serait justement celui qui face à cette pensée la « plus lourde », la plus hautement pessimiste, ne trouverait rien à redire au jeu de l’existence, si ce n’est vouloir l’affirmer encore et encore et ce pour l’éternité. Nous nous demandions comment Nietzsche comptait dépasser le ressentiment contre la vie qui, comme nous l’avons vu précédemment, est à l’origine de la morale des esclaves, de cette Züchtung qui n’est en mesure que d’affaiblir, d’uniformiser, de domestiquer les hommes. Nous voyons que la doctrine de l’éternel retour, en tant que pensée la plus pessimiste est censée, si elle est incorporée, pouvoir pousser tous les faibles et les déshérités de la terre au suicide, tout en permettant de sélectionner les hommes capables de dire oui à l’existence dans sa totalité. Aussi, ce n’est pas tant au niveau du contenu de la doctrine de l’éternel retour que Nietzsche affirme son originalité. En effet, de l’Antiquité jusqu’au pessimisme de Schopenhauer, de nombreux penseurs ont affirmés une telle pensée. Ce qui distingue Nietzsche de ces autres penseurs c’est bien la portée et le sens qu’il donne à cette pensée, à savoir « un instrument au service non pas d’une dévalorisation nihiliste de l’existence, mais d’une plus forte affirmation » . Tout bien considéré, l’attitude de Nietzsche à l’égard de ce qu’il nomme le nihilisme passif semble plutôt équivoque. En effet, pour lui, il est inutile de chercher à lutter contre  le développement du nihilisme, toute tentative de ce genre, qui viserait à entraver le cours de cette lame de fond, n’aurait pour effet que de retarder le développement d’un nihilisme conséquent, actif… extatique (dans la Généalogie de la morale, Nietzsche reproche justement au christianisme d’avoir mis fin au « nihilisme suicidaire » qui avait émergé à la fin de l’Antiquité ) ;

Citation :

Un style de pensée et une doctrine pessimistes, un nihilisme extatique peuvent, dans certaines circonstances, être précisément indispensables au philosophe : comme puissant moyen de pression et comme marteau pour briser les races dégénérées et déclinantes, pour les écarter du chemin, pour frayer la voie à un nouvel ordre de vie, ou pour inspirer aux êtres dégénérés et déclinants le désir d’en finir. (FP XI, 1885, 32 [82])

Tout bien considéré, la doctrine de éternel retour que Nietzsche veut instaurer comme remède contre le nihilisme passif semble consister en une sorte de mithridisation…Nietzsche ne cherche donc pas à entraver son développement, mais plutôt à en accélérer le cours, en effectuer une radicalisation :  « Il s’agit de brusquer les choses, de « forcer la décision » plutôt que de laisser l'humanité se transformer lentement en sable, c'est-à-dire périr sans même s’en apercevoir.[…] c’est pour éviter ce sinistre dénouement que Nietzsche veut faire incorporer la doctrine de l’éternel retour qui, en tant qu’épreuve sélective, met en demeure de « choisir » entre montée et déclin, sans possibilité de différer le choix ou de s’en abstenir. »  . Aussi, nous pouvons à présent répondre à l’interprétation qui destinait l’éternel retour à prendre la place du Dieu mort que pour Nietzsche au contraire il s’agit avec cette doctrine de détruire la possibilité même qu’un idéal, quel qu’il soit comme nous l’avons vu précédemment par rapport à l’humanisme, occupe de nouveau cette place.
 
 
 
En guise de conclusion, nous allons tenter d’apporter un éclaircissement sur la dernière question qui reste en suspens. Si nous avons bien compris, la doctrine de l’éternel retour est une idéologie-affectuante, c'est-à-dire une interprétation dont le contenu s’il est « incorporé » produira des effets sur les affects du corps incorporant (toute la théorie de la volonté de puissance). Le critère discriminant du contenu de cette doctrine consiste dans le radicalisme de son pessimisme ; soit le corps incorporant est en mesure de prendre sur lui ce contenu, de l’assimiler, soit étant trop faible pour s’en rendre maître, l’incorporation de la doctrine, plutôt que le maintenir dans son existence structurée par le ressentiment, le poussera à mettre fin à sa vie. Mais ce qu’il nous faut à présent tenter de comprendre, c’est comment Nietzche compte-t-il s’y prendre afin de faire incorporer cette doctrine aux hommes et particulièrement aux faibles. Surtout que nous savons que ce qui fait la force de ces faibles consiste justement en ce qu’ils ont plus d’esprit, qu’ils sont plus rusés et malins. Pour apporter un semblant de réponse, nous devons reprendre un point que nous avions écarté au début de notre seconde partie, à savoir les fragments posthumes qui tentent de décrire l’éternel retour selon une métaphore des rapports de forces et des principes de la thermodynamique. Ce que nous avions écarté c’était l’usage qui en était fait dans l’interprétation de la doctrine de l’éternel retour comme théorie scientifique ou cosmologique. En revanche, au regard de ce que nous avons découvert sur les rapports entre vérité et praxis culturelle, un autre usage de ces fragments peut sembler plus judicieux. Ainsi, P. Wotling nous semble avoir raison quand il avance que ;

Citation :

Dans ces conditions, le vernis de justification scientifique élaboré par Nietzsche aurait pour fonction d’assurer la crédibilité de la pensée de l’éternel retour auprès du type d’homme auquel elle s’adresse, de l’asseoir sur une base inébranlable de croyance de manière qu’elle puisse exercer une contrainte de longue durée, condition de tout processus d’incorporation et de toutes actions sur les instincts.  (P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 370.)

Nietzsche prends ainsi en considération les conditions réelles de réception de sa doctrine, si il veut que cette dernière puisse être incorporée par l’ensemble des hommes, alors il semble plus pertinent de faire passer sa doctrine pour une science, que de chercher à instaurer une nouvelle religion. Le grand intérêt de la thèse de Wotling sur le détachement entre la doctrine et la question de la vérité consiste à bien mettre en évidence le caractère profondément machiavélique de la politique de Nietzsche. Encore faut-il tout de suite ajouter que ce machiavélisme est hautement paradoxal. Car pour le dire simplement, Nietzsche est ce penseur qui peut d’un seul et même geste louer le « réalisme politique » de Machiavel, tout en affirmant, et ce contre Machiavel, que le projet platonicien n’était pas une utopie .(Aurore, § 496.)
 
 
 


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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15322375
alcyon36
Posté le 27-06-2008 à 15:02:29  profilanswer
 

Sinon, je viens d'acheter "Deleuze et une philosophie de l'immanence" de T. Shirani, je l'ai juste feuilleté mais il a l'air vraiment pas mal...Ensuite, toujours dans l'actualité deleuzienne,le dernier bouquin  A. Sauvegnargues va sortir en juillet.."Deleuze et empirisme transcendantal", connaissant et appreciant les travaux de cette jeune chercheuse, jai tres hate de l'acquerir....
bon, sinon j'ai un autre post sur la théorie du droit de M. Troper sous le pied, j'hesite...aller, si vous ne critiquez pas trop durement mes delires nietzscheens, je le posterais...
 
qui a parlé de torpeur? ;)


Message édité par alcyon36 le 27-06-2008 à 19:25:21

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15332564
l'Antichri​st
Posté le 28-06-2008 à 07:16:19  profilanswer
 

Commentaire intéressant du texte de Wotling. Que du (très-trop) bien connu...


Message édité par l'Antichrist le 28-06-2008 à 16:49:08
n°15332854
alcyon36
Posté le 28-06-2008 à 10:18:14  profilanswer
 

La théorie générale du droit occupe une position bien marginale ; c’est une discipline scientifique difficile, abstraite, formelle et technique. Or, que ce soit au sein des débats publics, ou parmi les chercheurs en sciences politiques, elle n’arrive pas s’imposer. D’ailleurs, même chez les juristes praticiens, elle est souvent ignorée ou laissée sur le côté. Pourtant, quand on sait que les deux tiers des constitutions en vigueur datent de 1974, et vu l’ampleur de la prégnance du droit dans nos sociétés démocratiques contemporaines, il semble que la question de l’art de la politique constitutionnelle s’impose de plus en plus fortement à nous. Sur ce point, la théorie réaliste de l’interprétation, développée par Michel Troper, cristallise particulièrement les passions. En effet, la radicalité de ses thèses ne peuvent laisser indifférent, et surtout il nous impose de porter un regard différent sur les rapports entre droit constitutionnel et sciences politiques. C’est, entre autres,  grâce à ses travaux que la théorie générale du droit recommence difficilement à susciter de nouveau l’intérêt des chercheurs français. Avant de présenter et développer la théorie réaliste de l’interprétation, nous allons commencer par étudier la conception de la science sur laquelle elle repose, à savoir le positivisme juridique.
 
I Positivisme juridique et théorie du droit
A) Le positivisme juridique comme approche scientifique
La théorie réaliste de l’interprétation que propose Michel Troper s’inscrit dans une certaine démarche, dans une approche singulière du droit ; le positivisme juridique. Ce qui est fondamental dans une telle approche, c’est l’idée que les valeurs, à savoir le juste, le bien…, ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’une connaissance, et donc a fortiori d’une connaissance scientifique et relève donc de ce que l’on pourrait appeler une méta-éthique non cognitiviste. Comme le rappelle Michel Troper, «  les jugements de valeurs sont en réalité seulement l’expression de nos émotions ou de notre volonté, et ne décrivent aucune réalité empirique » . Tel est le postulat fondamental de tout positivisme juridique. Selon Michel Troper, nous pourrions définir le positivisme juridique, comme une certaine approche du droit, selon laquelle le droit serait susceptible de faire l’objet d’une connaissance scientifique, mais à certaines conditions :
1) La distinction entre le droit et la science du droit
Les positivistes ne sont pas les seuls à parler de « science » à propos du droit. En effet, si nous prenons les romains, peuple du droit par excellence, il nous faut bien constater qu’ils ont ce qu’ils appellent une « science » du droit, mais qui est très spécifique en tant que « science ». Ainsi, comme le signale M. Villey, « la science du droit classique romain se donne pour mission de dire, sur le mode indicatif, ce qui est à X ou Y ; des rapports justes qu’elle découvre au sein de l’organisme social »(M. Villey, Philosophie du droit. Définitions et fins du droit, Paris, Dalloz, 1975, p. 97.) . Donc en l’espèce, cette « science » n’est pas une connaissance, selon le point de vue d’un observateur extérieur, du droit énoncé par les praticiens, mais cet énoncé lui-même ; la science du droit, en ce sens, se confond avec le discours tenu par les juges.  
Il ne faut d’ailleurs pas confondre non plus les discours émis par la science du droit à propos du droit, et les discours tenus par des juristes, des praticiens (avocats…) sur le droit ; c’est ce que Michel Troper nomme la dogmatique juridique. La science du droit émet des propositions de droit qui visent à décrire l’existence des normes valides, alors que les propositions de la dogmatique, même si elles sont indicatives, ne visent que les normes applicables, et comme telles sont entachées d’évaluations :

Citation :

Ce qu’on appelle « norme applicable » n’a, par définition, pas encore été appliquée. L’acte dont elle est la signification n’a pas encore été interprété. La norme applicable n’existe pas encore et ne peut être décrite. En d’autres termes, la recherche de la norme applicable porte non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. C’est une activité normative. […]La dogmatique est cette activité des juristes des juristes praticiens, dès lors que la norme applicable ne dépend pas de leur volonté, des avocats qui conseillent leurs clients, des juges pendant la phase d’instruction...   (M. Troper, La Théorie du droit, le Droit, l’Etat, p. 12)

2) La science du droit doit se borner à la connaissance de son objet
Comme cela est impliqué par le fondement méta-éthique anti-cognitiviste, la science du droit ne doit pas chercher à changer le droit, à le modifier, ni chercher à l’évaluer à l’aune de valeurs quelconques. La science du droit doit se borner à connaitre son objet, sans chercher à connaître ce qui n’est pas connaissable.
 
3) La science du droit doit définir son objet, qui ne peut être que le droit positif
Si la science du droit doit chercher à décrire un objet qui lui est extérieur et ayant une réalité empirique, alors cet objet ne peut être que le droit positif et non comme le soutiennent les jusnaturalistes des valeurs qui seraient extérieures, ou supérieures au droit positif. Il existe nécessairement des divergences entre les différents courants positivistes sur la définition de l’objet « droit » ; faut-il définir l’objet selon une conception spécifique de la science, par exemple sur le modèle des sciences de la nature, ou plutôt chercher à faire découler une conception de la science de la spécificité de l’objet à décrire. Le premier choix aura plutôt tendance à faire de la science du droit une science empirique, mais qui se confondra avec toutes les sciences sociales sans prendre en compte les spécificités de son objet, le deuxième devrait permettre de mieux prendre en compte les spécificités de l’objet, mais semble plutôt mal fondé, car « la nature de l’objet ne peut assigner aucune borne à la science qui a pour tâche de le décrire, aussi longtemps que cette nature n’a pu être décrite. Or, elle n’a pas pu l’être si des bornes n’ont pas été assignées par la science »(. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 39 ; Sur cette question lire surtout, Thèses volontaristes du droit : ontologie et théorie du droit, dans le même volume, p. 57-68.).  
Tel est pour l’essentiel le contenu de cette approche scientifique du droit que l’on nomme le positivisme. Comme nous l’avons dit, ce qui est au centre et comme la clef de voute de toutes ces conditions, c’est bien les principes de cette méta-éthique non-cognitiviste ; comme y insiste Michel Troper,

Citation :

Son objet est le droit tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Le présupposé anti-cognitiviste interdirait d’ailleurs toute tentative de modification, faite au nom de la science : comme il n’y a pas de connaissance de ce qui doit être, la doctrine qui prétendrait décrire un devoir être objectif, se rendrait coupable de la pire des escroqueries : faire passer ses propres désirs pour le produit d’une recherche scientifique.  (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 35)


B) Positivisme juridique contre dogmatique juridique
Si Michel Troper insiste autant sur cette question, c’est que de nombreuses critiques ont été adressées contre le positivisme quant à sa signification politique. Déjà, nous savons qu’il ne faut surtout pas réduire ce que Troper appelle le positivisme juridique à une certaine idéologie connue sous le même nom. Le contenu de cette idéologie est résumé dans ce célèbre slogan, « Gesetzt ist Gesetzt ». Cette doctrine constitue en tant que telle une forme de légitimation du pouvoir, et de tout les pouvoirs en place, car elle affirme que la loi est absolument obligatoire parce qu’elle est la loi. Il ne semble pas nécessaire de revenir particulièrement sur ce point. Comme nous l’avons vu, le positivisme juridique compris comme approche scientifique ne doit et ne peut en aucun cas être confondu avec une telle idéologie, puisqu’il est censé se borner à la description du droit, et ce sans énoncer de jugement de valeur. En revanche, il est possible qu’une autre question, qui semble beaucoup plus pertinente, puisse être posée à l’encontre du positivisme. L’idée centrale de ce problème a été clairement soulevée par D. Lochak dans La doctrine sous Vichy ou la mésaventure du positivisme(D. Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du droit, Publications du CURAPP, Paris, PUF, 1989.) . Il faut d’ailleurs noter que cet article a été le commencement de ce que la doctrine a appelé « la controverse Lochak-Troper »(Voir M. Troper, « la doctrine et le positivisme (A propos d’un article de Danièle Lochak) », in Les usages sociaux du droit, Publications du CURAPP, Paris, PUF, 1989 ; D. Lochak, « La neutralité de la dogmatique : mythe ou réalité ? », et M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », in Paul Amselek (dir.), Théorie du droit et science, PUF, Paris, Léviathan, 1994.) . Il n’est pas question pour nous de reprendre l’ensemble de cette controverse, ce point nécessiterait une étude à lui seul, mais de clarifier les positions. Dans sa critique du positivisme, Lochak ne cherchait pas à affirmer que certains juristes auraient adhéré à la législation antisémite de Vichy parce qu’ils étaient positivistes. En effet, une telle proposition, même si elle a été tenue, n’a aucune correspondance dans la réalité empirique, car de nombreux positivistes étaient ouvertement (ou pas) hostiles à cette législation, et inversement certains jusnaturalistes étaient en accord avec elle ; ni le positivisme juridique, ni le jusnaturalisme ne peuvent constituer des remparts contre la haine et le racisme. Ce qu’affirme Lochak nous semble plus intéressant, à savoir que cette posture de neutralité scientifique du positiviste entraine une « banalisation » de la législation antisémite :

Citation :

En commentant de façon « neutre et objective » le droit antisémite, en se livrant à l’exégèse des textes et aux commentaires des arrêts, en dissertant doctement sur les lois raciales, en leur appliquant les mêmes méthodes d’analyse qu’aux autres branches de la législation, les juristes avaient contribué à banaliser ce droit et à légitimer la politique antisémite de Vichy.  (D. Lochak, « Entre l’éthique du savant et les convictions du citoyen : le juriste face à ses dilemmes », in L’architecture du droit-Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, Paris, 2006, p. 640.)

Avant de reprendre cette idée afin de la discuter, attardons nous quelques instants sur les exemples que nous propose l’auteur pour étayer sa thèse. Ainsi, lorsqu’il explique que « des juristes, dont certains pouvaient parfaitement, en leur for intérieur, être hostiles aux mesures qu’ils commentaient, ont cru que l’on pouvait parler innocemment, sous couvert d’un discours scientifique, de choses aussi peu innocentes que les lois raciales de Vichy. Piège d’autant plus redoutable que, même en en proposant une interprétation restrictive ou en critiquant leur interprétation extensive, on n’était pas à l’abri de ces effets pervers : parce que cela impliquait de raisonner à l’intérieur des cadres et avec les concepts du racisme légal et parce qu’en dénonçant les excès dans l’application des textes, on sous-entend qu’il y a place pour une application raisonnable de ces textes ».  Or justement de tels exemples, et c’est surtout ceux-ci que Lochak met en lumière, ne sont pas pertinents dans sa critique du positivisme et de sa posture « objective et neutre ». Car, la doctrine en question, lorsqu’elle affirme que telle ou telle application de la loi est trop large ou trop restrictive, ne se borne justement pas à décrire le droit antisémite, puisque remettre en cause la portée de l’application d’une norme revient à porter un jugement de valeur dessus. Aussi, le problème est que dans la plupart des exemples qu’il nous donne, s’il existe une incontestable légitimation de la doctrine, ce n’est en aucun cas parce qu’elle aurait une posture positiviste, mais au contraire parce qu’elle ne serait qu’un pseudo-positivisme ; en ce sens la doctrine n’est pas neutre, mais en a l’apparence, et c’est cela qui permet la légitimation.  
Si maintenant, nous nous intéressons à la thèse proprement dite de Lochak, alors il nous faut bien dire que cette idée de « banalisation » parait assez étrange. Comment peut-on affirmer que considérer, affirmer, décrire le droit antisémite comme du droit aurait pour conséquence de le banaliser ?
1) Il faut, avant tout et ce pour éviter toute confusion ultérieure, rappeler que décrire et traiter le droit antisémite comme n’importe quel droit, à savoir l’analyser avec les mêmes méthodes etc…, ne revient certainement pas à affirmer que ce droit est juste ou bon.
2) Or, si décrire ou traiter la législation antisémite comme un droit ne revient pas à affirmer que ce droit est juste, alors il est impossible d’affirmer, comme le fait Lochak, que ce traitement entraine nécessairement une banalisation de ce droit. En effet, il pourrait tout aussi bien entrainer une plus grande hostilité. En fait, la banalisation en question dépend de la manière dont cette législation est évaluée…
Sur cette question des usages sociaux du positivisme juridique, et de toute théorie scientifique, nous pouvons reprendre la position d’E. Millard ;

Citation :

Ces usages sociaux sont indéterminés et peuvent être traduits dans des idéaux-types différents, de l’affirmation essentialiste, à l’utilisation non scientifique des propositions scientifiques. En toute hypothèse donc sur l’idée que ces usages sociaux, s’ils peuvent (parfois) se référer à des propositions scientifiques, ou les utiliser, constituent toujours une reformulation non scientifique et pratico-idéologique ; ce qui signifie à son tour que ces usages sociaux sont par définition séparables des exigences positivistes (signification qui bien sûr ne résout en rien les questions pratiques qu’elle induit, comme celle de la responsabilité éthique du juriste savant face à l’utilisation sociale de ses propres analyses, ou à leur réception, par exemple).  (E. Millard, « Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l’interprétation », in L’architecture du droit-Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, Paris, 2006 p.727.


II La théorie réaliste de l’interprétation
La thèse de Michel Troper  est relativement simple à énoncer, bien que son sens et sa portée soient loin d’être évidents ; l’acte que l’on appelle « interprétation » en droit est un acte de volonté. Il s’agit pour nous de mettre en lumière les fondements d’une telle thèse. La grande difficulté de cette tache réside dans le fait que Michel Troper n’a jamais vraiment systématisé totalement son argumentation de la théorie réaliste de l’interprétation. En effet, ses différents développements se trouvent dispersés dans de nombreux articles depuis le milieu des années soixante-dix. Or, ces différents textes répondent, la plupart du temps, à des questions précises, dont les développements portant sur la théorie réaliste de l’interprétation ne constituent qu’un maillon de leurs résolutions. Aussi, si nous voulons être en mesure de rendre compte et d’évaluer les fondements de cette théorie, il nous faudra en proposer une reconstruction. Pour ce faire, nous allons reprendre et suivre le commentaire critique que F. Hamon en a proposé. Ce dernier, nous permettra de nous introduire directement au cœur de l’argumentation, tout en nous donnant l’occasion, par ses critiques souvent infondées, de préciser certaines difficultés. Nous pourrons par la suite, chercher à éprouver la cohérence et la portée de cette théorie.
 
A) Les fondements de la théorie réaliste de l’interprétation
Selon F. Hamon, si nous voulons « démontrer l’exactitude » de cette thèse, il faut au préalable « réfuter la théorie du syllogisme juridique, qu’elle se propose de remplacer »(F. Hamon, « Quelques réflexions sur la théorie réaliste de l’interprétation », p. in L’architecture du droit-Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, Paris, 2006, p. 489.) . Déjà, sur ce point, nous ne pouvons être d’accord avec cette affirmation de F. Hamon, car en aucun cas la théorie réaliste de l’interprétation ne se propose de « remplacer » la théorie du syllogisme judiciaire, bien qu’en effet elle puisse sembler s’y opposer. Selon F. Hamon, la théorie du syllogisme judiciaire pose que « le rôle du juge consiste à trancher un litige en faisant application d’une norme fixée par le législateur pour le type de situations auquel ce litige doit être rattaché. En principe, il se borne donc à tirer les conséquences d’une règle dont il n’est pas lui-même l’auteur. » . Il faut ajouter, que sans doute, si le texte de la loi n’est pas clair alors il nécessitera un « travail d’interprétation », mais sur ce dernier point, F. Hamon ajoute immédiatement, que « même dans ce cas, le juge ne fait pas personnellement acte de volonté puisqu’il cherche seulement à découvrir celle du législateur. » . Avant de traiter cette question de la théorie du syllogisme judiciaire, abordons cette dernière affirmation de F. Hamon. Sur cette dernière proposition il faut bien noter qu’il s’agit de l’avis de F. Hamon, et qu’il ne peut en aucun cas être considéré comme une conséquence logique de la théorie du syllogisme judiciaire. D’ailleurs, sur cette question de l’interprétation il existe toute une tradition de la pensée juridique qui s’oppose à cette conception. Nous pourrions faire remonter cette tradition à ce vieil adage du droit romain, qui considère que l’interprétation est créatrice de droit ; « Ejus est interpretari legem qui condidit legem ». Plus récemment, la solution du référé législatif proposée dans une ordonnance de 1667, repose également sur l’opinion que l’interprétation est créatrice de droit ;

Citation :

Si dans les jugements des procès qui seront pendants en nos cours, il survient aucun doute ou difficulté sur l’exécution de nos ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes, nous leur défendons de les interpréter, mais voulons qu’en ce cas elles ayent à se retirer par devers nous pour apprendre ce qui sera notre intention.    (Cité par M. Troper, « La notion de pouvoir judiciaire au début de la révolution », in La théorie du droit, le Droit, l’Etat, p. 106.)

Ensuite, pour ce qui concerne les rapports entre la théorie réaliste de l’interprétation et celle du syllogisme judiciaire, présentée par F. Hamon, il n’est pas possible d’affirmer que la théorie de Troper aurait la prétention de remplacer l’autre. Comme nous l’avons vu précédemment, la théorie réaliste de l'interprétation s’inscrit dans une certaine conception de la science du droit, le positivisme juridique, qui est censée se borner à décrire ce qui est sans se soucier de ce qui doit être. Or, puisque la théorie du syllogisme judicaire que propose F. Hamon pose que « le rôle du juge consiste à… », « en principe… », alors nous ne sommes pas en présence, selon les critères du positivisme juridique, d’une théorie scientifique. La théorie du syllogisme judiciaire ne nous décris pas ce que fait le juge, mais ce qu’il est censé faire dans telle ou telle situation. Aussi, vouloir dire de la théorie réaliste de l’interprétation qu’elle prétend remplacer la théorie du syllogisme judicaire ne semble pas avoir grand sens. A propos d’une discussion qu’il avait eu sur une des thèses du doyen Vedel, Michel Troper soulignait que ;

Citation :

Toute théorie prend place dans un système intellectuel auquel on peut assigner une certaine fonction. On peut ainsi considérer ce système intellectuel comme un discours pratique, celui des juges par exemple, et adopter la définition de l’interprétation qui rendra les meilleurs services dans l’exercice de l’activité judiciaire. […] A l’inverse, on peut penser que ce système intellectuel est un système scientifique et, dans ce cas, il faut rechercher non pas la théorie qui rendra les meilleurs services, mais celle qui satisfera aux conditions de vérité de cette science.  (M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’Etat, p.69-70.)


Il nous faut tout de suite préciser, que même si elle ne vise pas à remplacer cette théorie du syllogisme judicaire, la théorie réaliste de l’interprétation n’en constitue pas moins une réfutation d’un des présupposés de cette théorie, à savoir qu’un texte puisse à la lettre être appliquer, donc qu’une « signification objective » de ce texte puisse être connue. Selon F. Hamon, l’argumentation développée par Michel Troper serait double. En effet, afin de démontrer la validité de sa thèse, il userait à la fois d’une méthode a priori, à savoir « recourir à la logique pure, en démontrant que le syllogisme judiciaire est une contradiction dans les termes », et d’une méthode a posteriori en utilisant des données empiriques, afin d’établir « que les décisions judicaires, ou du moins la plupart d’entre elles, ne peuvent pas s’analyser comme le résultat d’un syllogisme » .
 
1) Les arguments a priori
Pour F. Hamon, le premier argument a priori consiste à refuser de faire une distinction entre les textes clairs et les textes obscurs, que supposait la théorie du syllogisme judiciaire. Pour prouver cette affirmation, F. Hamon reconstruit, en citant, le développement argumentatif de Michel Troper, présent dans un article de 1990 intitulé Justice constitutionnelle et démocratie (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 329-346.)  ;

Citation :

«Il n’y a pas de texte clair qui échapperait à l’interprétation car, pour établir qu’il est clair, il faut d’abord l’interpréter. » Or, « si tout texte doit être interprété, c’est que la norme qu’il exprime est, dans une large mesure, indéterminée. » Michel Troper en déduit tout naturellement que le juge ne peut pas éviter de faire acte de volonté car, autrement, comment l’indétermination pourrait-elle être levée ?


Puis F. Hamon ajoute aussitôt,

Citation :

Mais ce premier argument n’emporte pas vraiment la conviction car il s’agit en réalité d’un raisonnement circulaire qui, pour démontrer l’exactitude d’une proposition, s’appuie sur un postulat permettant de tenir pour acquis ce que l’on entreprend de démontrer.  


Sur ce point, il est indéniable que F. Hamon a raison. En effet, il n’est pas possible de prouver qu’il n’existe pas de texte en clair, en postulant la nécessité d’interpréter le texte afin de savoir s’il est clair. Il serait tout aussi absurde, n’en déplaise au docteur Knock, de prétendre prouver qu’il n’existe pas de maladie bénigne parce que le médecin devrait au préalable faire un diagnostic pour déterminer la dangerosité de l’infection qui touche son patient. Les ficelles sont tellement grosses que nous sommes forcés de nous demander comment Michel Troper a pu soutenir un tel argument ?  
Mais était-ce bien là l’argumentation de Michel Troper ? Après une lecture du passage de l’article en question, il est possible d’en douter. En effet, la reconstruction proposée par F. Hamon est particulièrement infidèle aux arguments développés par Michel Troper. Une argumentation implique toujours un certain ordre des raisons, et une reconstruction ne devrait pas, comme l’a fait F. Hamon, se permettre de passer outre, sous peine de ne rien comprendre. Reprenons donc ce texte de 1990. Nous pouvons alors constater que l’affirmation de Troper selon laquelle « il n’y a pas de texte clair, car pour établir qu’il est clair il faut d’abord l’interpréter », n’intervient qu’à la fin de tout un raisonnement. Ce que dit Troper au préalable, c’est que tout texte est porteur « d’un certain degré d’indétermination », au sens où il n’y a pas qu’une seule signification, qu’il n’y a pas de « signification objective ». Or, poursuit-il, s’il n’y a pas « une » signification contenue dans le texte, alors nécessairement ce que l’on appelle « interprétation » est une fonction de la volonté, c'est-à-dire un choix, une décision entre ces différentes significations possibles. Donc toute la question pour Troper à ce niveau de l’argumentation, est de démontrer que le texte de loi est indéterminé. Il pose que cette indétermination du texte peut être volontaire ou involontaire ; soit l’auteur du texte permet ou ordonne un comportement à choisir parmi plusieurs (quantum de peine...), soit l’auteur du texte a pu croire qu’il utilisait un terme précis pour designer une conduite qu’il interdisait, permettait…Sur ce point, il utilise l’exemple classique de l’arrêt dame Lamotte du Conseil d’Etat . La loi en question posait que « l’octroi de la concession ne pouvait faire l’objet d’aucun recours administratif ou judicaire », or cet énoncé selon une « compréhension intuitive » peut vouloir dire aussi bien que tous recours est impossible, ou que le recours pour excès de pouvoir reste permis ; nous savons que c’est la deuxième solution qui a été adoptée. Ainsi, pour Troper, que cette indétermination du texte soit volontaire ou involontaire, le problème reste strictement le même, car « il tient aux propriétés du langage du texte, de tout langage qui n’est pas formalisé : ses termes sont vagues et ambigus. Tout texte est donc porteur de plusieurs significations entre lesquelles il faut choisir. Ce choix est précisément l’interprétation » . Or ce n’est qu’en conclusion de toute cette démonstration que Troper en arrive à contester l’idée que seuls les textes obscurs devraient être interprétés. A la suite de cette démonstration nous pouvons affirmer deux points :
*Malgré ce que semble croire F. Hamon en aucun cas le raisonnement de Troper n’est circulaire, car c’est après avoir cherché à démontrer que tout texte était indéterminé qu’il en vient à affirmer que l’interprétation est un acte de décision. Et c’est après avoir affirmé que l’interprétation était un acte de volonté qu’il en vient à repousser la théorie des actes clairs.
*Mais, comme nous le verrons par la suite, la démonstration que nous propose Troper afin de prouver que tout texte est indéterminé même si elle n’est pas circulaire, n’en est pas plus convaincante pour autant.
 
Prenons à présent ce que F. Hamon présente comme le second argument a priori visant à prouver que l’interprétation en droit est un acte de volonté. Cet argument se fonde sur le fait que « l’interprétation donnée par certains organes présente un caractère « authentique », c'est-à-dire qu’elle « ne peut pas être juridiquement contestée » et qu’elle est « la seule à laquelle le droit positif attache des conséquences juridique ».[…] Michel Troper en déduit que ces décisions ne sont pas susceptibles d’être vraies ou fausses, alors que la théorie selon laquelle l’interprétation est un acte de connaissance supposerait qu’elles le fussent. »  Sur ce point, il est vrai que la démonstration de Troper n’est pas convaincante, et F. Hamon a raison d’ajouter que « le fait qu’une interprétation ne puisse plus officiellement être remise en cause ne signifie pas qu’elle se situe en dehors des catégories du vrai et du faux ».  Troper semble vouloir dire que la présomption de vérité implique nécessairement qu’il n’y a pas d’interprétation standard avec laquelle comparer l’interprétation authentique. Mais, pour reprendre l’exemple de F. Hamon, les éléments de faits qui sont appréciés par une juridiction bénéficient également d’une présomption de vérité, or il ne semble pas contestable qu’une autorité juridictionnelle puisse se tromper sur l’appréciation de ces faits (Procès de Galilée, Dreyfus…). Rien ne permet de dire, à partir de la seule affirmation que l’interprétation est authentique,  qu’elle n’est pas susceptible d’être fausse. Tout au plus, cela permet il de prouver, que l’acte d’interpréter peut être un acte de volonté, mais en aucun cas qu’elle est  un acte de volonté et pas un acte de connaissance.
2) Les arguments a posteriori
Afin de montrer que l’interprétation en droit est un acte de volonté, Troper analyse de nombreuses décisions de justice, dans lesquelles la solution choisie est tellement empreinte de subjectivité, qu’il n’est plus possible de la considérer comme un acte de connaissance. Il existe deux types distincts de décisions :
a) Les décisions provenant du droit français. Comme nous l’avons vu précédemment avec l’arrêt dame Lamotte du Conseil d’Etat, Troper essaie de rendre compte du décalage entre le texte et l’interprétation qu’en donne une cour.  Mais, puisque dans le droit français les délibérés restent secrets, les divergences d’opinions qui sont constitutives de cette décision, ne sont pas directement perceptibles. Aussi, Troper est-il contraint, pour montrer le décalage, de les comparer avec un hypothétique « sens intuitif », dont le statut nous semble plutôt ambigu.
b) En revanche, il est tout à fait possible et même facile de montrer ces divergences d’opinions en se référant au système juridique anglo-saxon, car « à côté de l’opinion majoritaire de la Cour sont reproduites celles des juges dissidents, qui sont en désaccord avec la solution retenue par la majorité, et celles des juges concurrents, qui aboutissent à la même solution mais par des voies différentes.[…] Par exemple, dans l’arrêt Furman vs Georgia de 1972, 5 juges convergent sur l’inconstitutionnalité mais aucun juge n’est d’accord avec les autres sur le fondement juridique permettant d’arriver à cette conclusion. »  
Dans les deux cas, ces démonstrations ne sont pas convaincantes. Tout au plus, elles permettent d’affirmer que dans telle ou telle décision, l’interprétation a été un acte de volonté. Peut être que le texte était indéterminé, ou que la décision est le produit d’un rapport de forces…Mais en tout cas, il n’est pas possible d’en inférer que toute interprétation en droit est un acte de volonté.
Tels sont les arguments que F. Hamon nous présente au fondement de la théorie réaliste de l’interprétation. Et comme nous l’avons vu, aucun n’est vraiment recevable. Reprenons le problème à sa racine afin d’y voir plus clair. Il s’agit de savoir si l’acte que l’on appelle « interprétation » en droit est une fonction de la volonté ou de la connaissance. Dire que l’interprétation est un acte de volonté, c’est affirmer que celui qui interprète fait un certain choix, prend une décision, en l’espèce, il attribue une signification à un texte. Dire que l’interprétation est un acte de connaissance, c’est affirmer que celui qui interprète indique, découvre une signification déjà contenue dans le texte. Aussi, nous comprenons mieux pourquoi les démonstrations précédentes ne sont pas recevables. Car, ce qu’il faut montrer, si l’on veut pouvoir affirmer que l’interprétation est un acte de volonté, c’est non pas que tel ou tel texte possède plusieurs significations, car alors la preuve ne vaudrait que pour telle ou telle décision, mais bien qu’en droit un texte ne peut pas avoir une et une seule signification.
Sortons un instant du contexte juridique, afin de mieux cerner le problème de la signification objective d’un texte. Lorsque nous lisons un texte et que nous parlons de sa signification, de quoi parlons-nous ? En fait, il s’agit pour nous de l’intention de l’auteur de ce texte, telle est la signification objective de ce texte. Il peut bien entendu exister des divergences sur la signification réelle d’un texte, comme les historiens de la philosophie qui se disputent pour savoir ce qu’un auteur a vraiment voulu dire. Mais là n’est pas la question, car ce qui importe pour nous, c’est seulement l’existence de cette intention de l’auteur. Nous pouvons à présent retourner à notre problème principal. Ne pouvons-nous pas dire qu’en droit la signification d’un texte de loi se réduise à l’intention de son auteur ? Déjà, nous devons remarquer qu’en droit, pour la plupart des textes une telle intention n’existe pas ; nous pensons à tous les textes adoptés par des autorités collégiales. Car, il n’est pas possible qu’une autorité collégiale puisse avoir une intention ; elle n’est pas un sujet psychique. Il n’est pas non plus possible de déterminer l’intention propre de chacun des individus de cette autorité ;

Citation :

Si nous prenons le cas du Parlement, tous ceux qui ont voté pour l’adoption du texte ne se sont pas exprimés au cours des débats et ceux qui l’ont fait ont pu mentir sur leurs intentions. Même si elles ont été exposées sincèrement, ces intentions peuvent être multiples et même contradictoires.  (M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’Etat, p. 72.)


Mais il y a plus important. Quand bien même, pour les raisons de la cause, nous serions en mesure de déterminer l’intention de l’auteur d’un texte, pourrait-on pour autant identifier cet état mental à une signification ? Cela semble difficile. Déjà, il deviendrait particulièrement compliqué d’appliquer une loi. Car ne pourrait être jugé que ce qui a été pris en compte et qui était connu par l’auteur. Nous voyons les difficultés que cela pourrait engendrer, si l’on songe à l’usage qui a été fait de l’article 1384 du code civil appliqué à des machines que les auteurs de la loi ne pouvaient pas connaitre. Mais surtout, à la différence d’un texte de philosophie, dans lequel nous pouvons identifier l’intention de l’auteur, cet état mental, avec la signification du texte, une telle réduction n’a aucun sens en droit, car comme le rappelle cet argument décisif de Michel Troper,

Citation :

Mais même si l’on pouvait la connaître (l’intention de l’auteur), on n’aurait connaissance que d’un fait, un état mental, psychique et non pas d’une signification. Celle-ci n’est pas la manière dont un groupe d’homme a compris un texte à un moment donné, mais la manière dont, d’après le droit en vigueur, on doit le comprendre au moment de son application. (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 334.)


Et si, à tout hasard, nous voudrions chercher une signification objective, en dehors de l’intention de l’auteur, le problème resterait le même. Car si on ne s’en tient pas à l’intention de l’auteur, quelle peut être la signification objective d’un texte ? Le sens pourrait être celui issu des mots utilisés par le texte, ou celui qui dépend d’un certain « contexte systémique »…Mais dans tous ces cas, si l’on veut en rendre compte, alors il nous faudra faire usage d’une méthode d’interprétation spécifique ; que ce soit l’interprétation littérale pour mettre en évidence le sens littéral, l’interprétation fonctionnelle pour le sens fonctionnel… Or, puisque les résultats obtenus par ces méthodes restent différents, la volonté de l’interprète se portera dans ce cas sur le choix de la méthode. Aussi, il nous semble à présent possible d’affirmer, que l’interprétation est un acte de volonté.
 
B) Sens et portée de la théorie réaliste de l’interprétation
Nous pouvons à présent aborder le sens et la portée de cette théorie réaliste de l’interprétation. Avant, de développer le fonctionnement de cette théorie censée décrire le système juridique, nous allons rappeler les différentes thèses qui la constitue. Nous reprenons sur ce point la présentation la plus systématique proposée par Troper(M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann », Analisi e Diritto 2002-2003, a cura di Paolo Comanducci e Ricardo Guastini, Gênes, et Revue française de droit constitutionnel, n° 50, 2002.) .
 
Ces thèses sont les suivantes:
1. L’interprétation en droit est l’attribution d’une signification à un texte.
2. L’ordre juridique attache à certaines interprétations, auxquelles on donne le nom d’ “authentiques”, certains effets, notamment que le texte doit être réputé avoir la signification qui lui a été attribuée, quelle que soit cette signification, même si celle-ci est très éloignée de celle qu’on pourrait leur attribuer par ailleurs, au vu du langage employé par le texte, de ce qu’on peut connaître de l’intention de l’auteur initial du texte ou d’une donnée quelconque.
3. Ces interprétations sont donc le produit de la volonté de l’interprète et non une fonction de la connaissance. Ce sont des prescriptions. Elles ne sont ni vraies, ni fausses.  
4. Comme les normes ne sont que les significations de certains énoncés, les normes ne sont pas posées par les créateurs des énoncés mais par les interprètes authentiques. Avant d’être interprétés les énoncés n’ont aucune signification.
5. Au nombre des normes ainsi crées par les interprètes figurent celles qui fondent leurs compétences. Ils sont donc les maîtres de leurs propres compétences.
6. Une science du droit distincte de son objet ne peut viser à la connaissance des normes ou des significations, mais seulement à la connaissance des actes par lesquels sont attribuées des significations et crées des normes.
7. Ces actes sont des phénomènes empiriques. La science du droit est donc une science empirique.
8. Elle se distingue de la dogmatique par laquelle les différents acteurs du système juridique justifient leurs prescriptions.
9. Elle se donne pour tâche de décrire et d’expliquer les actes par lesquels sont produits des énoncés.  
10. Elle est une science spécifique parce que, à la différence des autres sciences sociales ou humaines, qui expliquent ces actes par les causes extérieures au système juridique, elle les explique par les contraintes provenant du système juridique lui-même.  
 
 
Nous cherchons à comprendre comment fonctionne cette théorie de l’interprétation, ce que fait le théoricien du droit quand il utilise cette théorie afin de décrire le fonctionnement du système juridique. Qu’est ce qu’une norme pour Michel Troper ? C’est la signification d’un énoncé. Là-dessus, le théoricien du droit commence par identifier certains actes de volonté, et qui sont appelés en droit « interprétations ». Ce sont des actes par lesquelles des acteurs de l’ordre juridique attribuent des significations à certains textes, énoncés. Or, ce théoricien constate, c’est toujours une question de fait, que l’ordre juridique attache certains effets à certaines de ces interprétations ; ce sont des interprétations authentiques, et ce sont elles qui sont réellement créatrices de droit, qui posent les normes.
Après ce bref exposé, plusieurs questions se posent avant de pouvoir étudier vraiment la portée de cette théorie réaliste de l’interprétation. Qu’est ce que cet ordre juridique qui attache des effets à certains actes ? Quels sont ces effets ? Et pourquoi s’agit-il d’une question de fait ? L’ordre juridique est l’ensemble des ordres de juridictions. Nous ne posons pas pour le moment la question de sa structure. Chacun de ces ordres de juridictions a une cour suprême à son sommet, comme le Conseil d’Etat pour l’ordre administratif, qui fait autorité sur les juridictions qui lui sont soumises. Il faut noter dès maintenant, que l’existence d’une autorité, à savoir sa reconnaissance par l’ordre juridique ou d’autres autorités, est et ne peut être qu’une question de fait. L’existence d’une autorité ne résulte pas d’une norme qui serait censée l’instaurer ;

Citation :

Bien des textes constitutionnels ou législatifs comprennent des dispositions du type : «  il sera institué une autorité » ou «  il sera crée une autorité qui… » Ces textes peuvent être analysés comme des normes qui prescrivent à certains individus de nommer d’autres individus, qui composeront l’autorité ainsi instituée. Les individus investis du pouvoir de nomination peuvent se conformer ou non à la prescription. L’existence de l’autorité et la faculté dont elle dispose de déterminer sa propre compétence dépend donc non d’une norme supérieure, mais d’un simple fait. […] Si l’expression « norme valide » désigne la signification objective de norme d’un acte humain, alors la validité d’une norme ne découle pas de sa conformité à une norme supérieure, mais seulement de l’activité d’interprétation à laquelle s’est livrée une autorité dotée d’une existence de fait.  (  M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 93-94.)


Troper, pour appuyer sur ce point, continue en donnant l’exemple célèbre d’un gouvernement insurrectionnel qui viendrait se substituer au gouvernement légal. Il ne s’agit pas là d’une révolution, car il n’est pas question de changer la constitution ou ordre juridique, mais juste de la reconnaissance de fait par l’ordre juridique de cette autorité. Aussi, nous pouvons comprendre quels sont les effets que l’ordre juridique attache à certaines interprétations. Il ne s’agit pas des effets de la norme, à savoir la prescription de certaines conduites, ni des effets « factuels » si on entend par là le fait que ces conduites ou comportements prescris ont bien lieu :

Citation :

On peut dire que l’interprétation authentique produit des effets normatifs, parce que les sujets sont tenus d’appliquer un énoncé en lui donnant la signification que lui a donnée l’interprète, de sorte que cet énoncé n’a pas d’autre signification que celle là.  (M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann ».)


Donc les interprétations authentiques sont celles qui créent du droit, ce sont celles qui ne sont pas susceptibles de recours. Ce peut être celles qui sont émises par les cours suprêmes des ordres de juridictions, mais tout autant celles émises par des autorités non juridictionnelles, tant que l’ordre juridique reconnaît l’existence de ces autorités, qui rappelons le, ne dépend pas de l’institution d’une norme supérieure, mais seulement d’un état de fait.
Si en droit l’interprétation est bien un acte de volonté et que portant sur certains énoncés  cet acte est producteur de normes, alors il nous faut déterminer le pouvoir de cet interprète, et ses limites. Il n’est pas possible de déterminer a priori quel est l’organe de l’interprétation authentique, de déterminer qui est l’interprète. Car si une interprétation authentique est toute interprétation, à laquelle l’ordre juridique attache des effets normatifs (ne pas être juridiquement contestable), alors toute autorité compétente peut être l’auteur d’une telle interprétation. Pour y voir plus clair, prenons un cas concret, qui nous permettra de comprendre le fonctionnement de la théorie réaliste de l’interprétation. Quelle est l’interprétation authentique de l’article 11 de la Constitution de 1958 ? Comme nous l’avons dit, c’est celle qui s’impose juridiquement, celle à laquelle l’ordre juridique fait produire des effets. En l’espèce, il s’agit de celle qui conduit à autoriser la révision de la Constitution par un référendum direct sans vote préalable des assemblées parlementaires. Il est aisé de l’identifier, puisque la loi constitutionnelle est entrée en vigueur et que de nombreuses élections présidentielles se fondent sur cette signification de l’article 11. Maintenant que nous avons identifié l’interprétation authentique, il nous faut déterminer quel est l’organe de l’interprétation. L’organe de l’interprétation authentique, ce sont tous les organes sans la volonté desquels cette interprétation n’aurait pas pu prévaloir ; en l’espèce nous avons le président de la République qui a imposé le recours à cette signification, mais également le Conseil Constitutionnel, car il n’a pas invalidé cette loi. En effet, comme le formulait si bien C. Eisenmann, « est co-auteur d’un acte, toute autorité qui participe de manière décisionnelle au processus d’édiction de l’acte, autrement dit toute autorité dont le consentement est indispensable à la formation de l’acte. »  
Ensuite, comme nous l’avons déjà dit, si l’interprétation est une décision, alors elle est productrice de normes : « comme les normes ne sont que les significations de certains énoncés, les normes ne sont pas posées par les créateurs des énoncés mais par les interprètes authentique. Avant d’être interprétés les énoncés n’ont aucune signification » . Ainsi, une cour chargée comme la Cour de cassation de contrôler l’application de la loi, doit être considérée comme co-législatrice. De même que le Conseil Constitutionnel peut être considéré comme co-constituant. Mais dans les deux cas, il ne s’agit que d’un pouvoir partiel, car leurs interprétations peuvent être surmontées par l’adoption d’un nouveau texte. Les deux cours pourront toujours persister, résister et attribuer la signification qui leur plaisent, mais elles ne seront pas certaines de pouvoir l’emporter au final. Il faut également rappeler, que ces cours suprêmes en interprétant les textes qui définissent leurs compétences, sont en mesure de déterminer elles-mêmes leurs propres compétences ; par exemple, le Conseil Constitutionnel, qui dans sa décision de 1971, a intégré le préambule au texte de la Constitution. D’ailleurs, il nous faut tout autant modifier notre compréhension de la structure mono-pyramidale de l’ordre juridique :

Citation :

Aussi la métaphore de la pyramide des normes doit-elle être non abandonnée, mais simplement modifiée : un ordre juridique est formé d’autant de pyramides qu’il y a d’ordres de juridictions, le sommet de chacune de ces pyramides étant constitué des normes que la cour suprême de cet ordre de juridictions énonce par la voie de l’interprétation. (M. Troper, Pour une théorie juridique de l’Etat, p. 94.)

 
Enfin, en ce qui concerne la liberté de l’interprète, il nous faut ajouter quelques précisions. La théorie réaliste de l’interprétation ne dit certainement pas que l’interprète est libre au sens où il ne serait soumis à aucun déterminisme. Il ne faut pas confondre la liberté juridique et le libre arbitre. Au sens juridique, la liberté se comprend comme le pouvoir discrétionnaire, aussi l’interprète est tout à fait susceptible, comme tout homme, d’être soumis à des déterminismes sociaux, psychologiques, idéologiques… Au contraire, en admettant que l’interprète dispose d’une très grande liberté juridique, la théorie réaliste de l’interprétation est en mesure de chercher les facteurs « qui déterminent l’usage qu’il fera de cette liberté » . Parmi ces différents facteurs, elle essaie de rendre compte de ceux qui sont proprement juridiques, et non pas politiques, sociologiques, psychologiques… Ces facteurs juridiques sont ceux du système juridique, compris comme « à la fois l’ensemble des organes dotés de compétences normatrices et des concepts employés dans le raisonnement juridique ». Car ce qu’il nous faut comprendre, c’est pourquoi, alors que l’interprète est juridiquement libre et donc en mesure de modifier son interprétation selon son bon vouloir, la jurisprudence présente une telle cohérence ; les décisions ne sont en effet pas « totalement imprévisibles », loin de là. Les contraintes juridiques, dont parle Troper, sont ce qu’il appelle des contraintes faibles, au sens où les comportements qu’elles déterminent, ne sont pas impossibles. Il y a contrainte juridique, « lorsque des normes ont placé un individu ou un organe dans une situation telle qu’il lui faut se comporter d’une certaine manière pour agir de façon raisonnable et efficace » . On songe par exemple aux situations décrites par J. Meunier (J. Meunier, Le  pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d’analyse stratégique, Paris, LGDJ ? 1994 ;). Lorsque le membre d’un organe collégial tente de persuader ses collègues ;  

Citation :

Même s’il est parfaitement convaincu de la vérité de la thèse réaliste, il lui est évidemment impossible d’affirmer que le juge peut donner n’importe quelle signification, parce que, hors de l’argument d’opportunité, il n’y a aucune raison de préférer une signification plutôt qu’une autre. On peut donc considérer qu’il existe une contrainte objective qui pousse à des arguments tirés de la vérité du texte.  (M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’Etat, p. 84.)


A une autre échelle, nous pouvons également envisager les situations dans lesquelles «  les normes organisent les rapports entre autorité de telle manière que le pouvoir discrétionnaire des uns dissuadent les autres d’exercer leur propre pouvoir discrétionnaire de façon excessive. » . Par exemple, le Président de la République s’il veut user de l’article 16 de la Constitution de 1958 est « juridiquement contraint » de prendre en considération la position probable du Parlement, qui pourrait, selon les circonstances, l’accuser de Haute trahison.  Dans ces situations, nous envisageons des acteurs, qui sont incités à rester prudents et modérés dans la prise de décision, afin d’éviter certaines mauvaises conséquences. Mais il peut également arriver, que ce soit dans le but d’augmenter leur pouvoir, que certains acteurs sont conduits à adopter une certaine modération. Car,

Citation :

Si l’on définit le pouvoir de façon positive, comme la capacité à déterminer le comportement d’autrui, alors on accroit son pouvoir non pas en décidant selon ses caprices, mais au contraire en énonçant des règles générales et stables qui permettront aux hommes de prévoir les conséquences de leurs actions et donc de choisir parmi les conduites possibles celles qui leur seront les plus profitables. […] Rien n’empêche le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation de donner à n’importe quel texte, n’importe quelle signification, puisque toute interprétation sera également valide, mais s’ils se comportaient ainsi, il est clair que les juridictions inférieures et les justiciables seraient dans l’incapacité de régler leurs propres conduites, parce qu’ils leur seraient impossible de prévoir les conséquences de leurs actes.  (M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’Etat, p. 96)


 
Outre les différents usages sociaux que l’on peut faire de toute théorie scientifique prétendant décrire un objet, il s’agit pour nous nous de conclure cette étude en mettant en lumière ce que E. Millard nomme « la signification politique propre » de la théorie réaliste de l’interprétation. en ce qu’elle propose « une autre lecture politique des rapports juridiques ; parce qu’elle propose un désenchantement de la raison juridique ; parce qu’elle permet une théorie du droit comme ressource pour l’action. »  
1) Une autre lecture politique des rapports juridiques
La théorie réaliste de l’interprétation amène à lire, à décrire et comprendre le système juridique et son fonctionnement comme un « jeu politique », dans lequel les acteurs juridiques sont pris dans des rapports de forces et donc développent des stratégies spécifiques afin d’augmenter ou de préserver leur pouvoir. Aussi, la théorie réaliste de l’interprétation en décrivant ces jeux de pouvoir est susceptible de confronter les théories politiques classiques du droit avec la possibilité de leur réalisation. Ainsi, tout l’intérêt de la question porte sur « le rapport entre ce que prescrit une doctrine (ce qui devrait être) et ce qu’une théorie cognitive nous dit (pouvoir) être ».  Prenons par exemple la doctrine politique de la séparation des pouvoirs, que Michel Troper, à la suite de son maître C. Eisenmann, a beaucoup étudiée. Cette dernière prescrit que les différentes fonctions du pouvoir doivent être attribuées à différents organes ; soit à des organes indépendant les uns des autres, soit à des organes qui sont susceptibles d’interagirent les uns avec les autres. Or, dans ces deux cas, la théorie réaliste de l’interprétation semble affirmer que l’application d’une telle doctrine est de fait impossible, puisque ce n’est pas l’auteur du texte,  mais bien celui qui l’interprète qui crée le droit ;

Citation :

Une doctrine qui proposerait un programme politique impossible à réaliser n’aurait aucun sens positif, notamment dans une perspective démocratique, sinon des fonctions légitimantes du pouvoir : à proprement parler ce serait une doctrine conservatrice. La construction d’une doctrine de la démocratie à partir de l’affirmation d’un principe de séparation des pouvoirs devient dès lors éminemment interrogeable.(E. Millard, « Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l’interprétation », p. 732.)  


2) Un désenchantement de la raison juridique
La théorie réaliste de l’interprétation nous décrit donc le système juridique comme un jeu de pouvoirs et de rapports de forces. Or, selon une conception/idéologie dominante en droit, et qui est presque consubstantielle avec la conception moderne du droit, ce dernier aurait quelque chose à voir avec la raison. Aussi, la nouvelle lecture politique du système juridique proposée par la théorie réaliste de l’interprétation ne laissa pas d’entrainer une sorte de désenchantement de la raison juridique. Il existe deux tendances de cette idéologie ;
La version forte de cette « croyance » se retrouve dans tout le jusnaturalisme moderne qui se fonde sur la théologie chrétienne, et en particulier sur les travaux de Saint Thomas d’Aquin, pour affirmer qu’il existe des principes que nous devons découvrir en faisant usage de notre raison.  
La version faible se retrouve dans une des branches du positivisme juridique avec le normativisme et la théorie de l’interprétation connaissance. Elle constitue une sorte de théorie intermédiaire entre les deux extrêmes, à savoir d’un côté le jusnaturalisme pour qui le droit est une question de raison, et celle des positivistes réalistes (comme Troper) qui posent que le droit n’est qu’une affaire de pouvoir ; selon cette théorie, nous pourrions dire que le droit n’est pas qu’une affaire de la raison. E. Millard en donne un assez bon résumé ;

Citation :

Certes il n’y a plus de principes vrais que je découvre par la raison : il n’y a que des choix politiques du législateur qui pose des énoncés normatifs ; mais le législateur définit un « devoir-être » qui dès lors « existe ». Certes les autorités authentiques ont en définitive le pouvoir (effectif) de donner une interprétation de l’énoncé normatif validement posé, et n’importe quelle interprétation de l’énoncé normatif. Mais la méthode scientifique (linguistique) permet à chacun, y compris l’autorité authentique, de déterminer avant quelles sont les significations prescriptives linguistiquement acceptables de tel énoncé normatif dans le système considéré, et de déterminer si le choix effectif des autorités de ce système rentre ou non dans ce cadre de significations : s’il est donc, ou non, juridiquement « correct ».  (E. Millard, « Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l’interprétation », p. 733.)


Ainsi, la théorie réaliste de l’interprétation en remettant en cause cette « croyance » entraine une déconstruction de la conception du droit qu’elle impliquait…désenchantement de la raison juridique.
 
3) Une ressource pour la pratique
Des deux points précédents, nous comprenons l’utilité et la portée d’une telle théorie. Car en s’interrogeant sur la question des pouvoirs, de leurs emplacements, de leur intrications, la théorie réaliste de l’interprétation se propose de nous faire comprendre le fonctionnement de ces rouages et donc tout autant de le prendre en compte afin de pouvoir faire quelque chose avec le droit.

Citation :

La théorie réaliste de l’interprétation est en définitive une ressource pour une doctrine politique du droit comme une théorie des ressources pour une pratique politique du droit. […] Cette déconstruction constitue des ressources pratiques pour le droit en action : pour ceux qui veulent faire quelque chose avec le droit. Quelle que soit cette chose.  


 
 
 
 
 
 
 


Message édité par alcyon36 le 28-06-2008 à 16:41:13

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15334879
alcyon36
Posté le 28-06-2008 à 16:46:37  profilanswer
 

ba merde on a supprimé ma boutade sur l'AC...si on a plus le droit de se taquiner maintenant...enfin bon, ainsi va le monde...


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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15336341
pascal75
Posté le 28-06-2008 à 20:17:36  profilanswer
 

alcyon36 a écrit :

ba merde on a supprimé ma boutade sur l'AC...si on a plus le droit de se taquiner maintenant...enfin bon, ainsi va le monde...


 :heink:


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15336375
alcyon36
Posté le 28-06-2008 à 20:25:11  profilanswer
 

lol, non en fait, je pense que c'est à cause de moi...j'ai du l'effacer sans faire gaffe...jai du réecrir mon post sur Troper par dessus...;)


Message édité par alcyon36 le 28-06-2008 à 20:25:38

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15336451
pascal75
Posté le 28-06-2008 à 20:44:54  profilanswer
 

Ok :o pour la peine tu me feras un résumé en vingt lignes de "discours figure" de Lyotard :o ( [:yaisse])


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15336473
alcyon36
Posté le 28-06-2008 à 20:48:44  profilanswer
 

mal barré, connais pas du tout lyotard...je viens à peine de commencer "Dérives à partir de Marx et Freud", parce que Foutre nous en a parlé pas mal de fois...pr le moment c'est plutot chiant...enfin jai lu que le 1er chap....;)


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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15336657
pascal75
Posté le 28-06-2008 à 21:15:38  profilanswer
 

Ah oui, mince, c'est foutre qui en avait parlé. Moi je suis en train de relire "au juste".


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15336662
pascal75
Posté le 28-06-2008 à 21:16:34  profilanswer
 

les "dérives..." datent un peu, je confirme.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15336754
sdm22
Posté le 28-06-2008 à 21:31:52  profilanswer
 

[Message de Rahsaan depuis chez un pote  :D ]
"Au juste" et "La condition post-moderne", ce sont des livres où il n'y a pas d'expérimentations dans l'écriture, donc moins de risques que ça vieillisse mal.


Message édité par sdm22 le 28-06-2008 à 21:32:20
n°15336789
alcyon36
Posté le 28-06-2008 à 21:36:13  profilanswer
 

enfin Foutre me l'avait conseillé surtout parce que ca pouvait m'être utile pour mon mémoire...qui n'en finit pas de ne pas commencer....grrr;)
et en fait le "Deleuze et une philosophie de l'immanence" de Shirani est plutôt decevant...


Message édité par alcyon36 le 28-06-2008 à 21:37:23

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15336798
pascal75
Posté le 28-06-2008 à 21:37:45  profilanswer
 

Il n'y a pas non plus d'expérimentation dans l'écritue dans les dérives, et pourtant elles datent [message de pascal depuis chez pascal :p]


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15342097
foutre de
Posté le 29-06-2008 à 17:16:04  profilanswer
 

non, non, non, je ne trouve pas que Dérives... date. :D

 

Evidemment il y a beaucoup de textes qui y sont rassemblés qui sont des textes de circonstances et de circonstances politiques. Mais cet encrage dans les évènements n'invalide pas la pensée qui s'y délivre.
Avez-vous relu les discours de Robespierre ou de Saint Just ou de Danton (j'étais à Arcis-sur-Aube justement il y a peu) ?
Par exemple pour Lyotard, j'aime beaucoup ce qu'il dit de la première barricade de Mai. C'est vrai que je suis peu sensible au côté prolétariat (pardon Pascal75), j'ai pas le souci ouvrier, mais c'est quelque chose qui ne m'attirait pas beaucoup chez Faye déjà. Mais faut dire que je m'en suis tapé des tonnes, des histoires de syndic' chez Renault, ou de sabotage... sans compter les vieilles lunes de la décolonisation

Message cité 2 fois
Message édité par foutre de le 29-06-2008 à 19:58:56
n°15364205
pascal75
Posté le 01-07-2008 à 13:30:24  profilanswer
 

rahsaan a écrit :


Pour Lyotard, c'est vrai que Au juste est très bien (comment penser le juste sans référence à une Justice absolue ? -Lyotard se sert entre autres du cas de certains sophistes pour répondre) mais il faut surtout s'intéresser à La condition post-moderne (quelles sont nos valeurs, une fois que nous ne croyons plus aux grands récits téléologiques qui structuraient notre vision du monde et de l'histoire ? -l'ouvrage se veut surtout descriptif, puisque c'est un rapport sur le savoir contemporain, commandé par une institution québécoise)


"La condition postmoderne" est aussi un livre à lire, mais si j'insiste sur "au juste" c'est parce qu'il est comme un autoportrait conceptuel de Lyotard.  
Lyotard est assurément un grand philosophe, et "au juste" donne parfaitement l'image du parcours brisé et tout en ruptures qui lui est propre. Contrairement à d'autres, à Deleuze par exemple dont on peut se dire que tout était en germe dans son premier livre, Lyotard est un penseur qui me semble évoluer dans un monde beaucoup plus tragique, fait de ruptures continuelles par des remises en cause ou des autocritiques cruelles, qui, au bout du compte donne à son oeuvre cette unité dans la tourmente. On a parfois le sentiment que la philosophie de Lyotard c'est les montagnes russes, le vertige qui va avec et la chute toujours possible. "Au juste" commence par une critique impitoyable de son livre "économie libidinale" alors qu'il l'avait écrit à peine quatre ans avant "au juste". Quelques pages plus loin on apprend qu'il abandonne la notion de paganisme qui fut un concept au centre d'au moins deux de ses livres, pour la remplacer par celle de postmodernité (il s'explique d'ailleurs sur ce point dans ce livre, sans doute pour la première fois). Puis il abandonne cette notion et écrit un dernier livre sur Malraux, à l'image du doute ultime qu'il avait sur la différence entre la philo et la littérature (il s'explique aussi là-dessus dans "au juste" ). Bref, tu as raison, dans "au juste" il est question de la justice, mais trace plus profondément le portrait unique d'un philosophe. C'est peut-être ainsi qu'on a ensuite envie de lire ses autres livres.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15364251
pascal75
Posté le 01-07-2008 à 13:32:52  profilanswer
 

foutre de a écrit :

non, non, non, je ne trouve pas que Dérives... date. :D  
 
Evidemment il y a beaucoup de textes qui y sont rassemblés qui sont des textes de circonstances et de circonstances politiques. Mais cet encrage dans les évènements n'invalide pas la pensée qui s'y délivre.
Avez-vous relu les discours de Robespierre ou de Saint Just ou de Danton (j'étais à Arcis-sur-Aube justement il y a peu) ?
Par exemple pour Lyotard, j'aime beaucoup ce qu'il dit de la première barricade de Mai. C'est vrai que je suis peu sensible au côté prolétariat (pardon Pascal75), j'ai pas le souci ouvrier, mais c'est quelque chose qui ne m'attirait pas beaucoup chez Faye déjà. Mais faut dire que je m'en suis tapé des tonnes, des histoires de syndic' chez Renault, ou de sabotage... sans compter les vieilles lunes de la décolonisation


Ce que je voulais dire c'est que ce livre, dont "l'encrage dans les événements n'invalide pas la pensée", tu as bien raison, date dans l'ensemble de l'oeuvre de Lyotard, parce que Lyotard est sans arrêt en train de passer à autre chose.


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GAFA  We are stardust Billion year old carbon We are golden
n°15365644
le vicaire
Posté le 01-07-2008 à 15:20:57  profilanswer
 

foutre de a écrit :


Avez-vous relu les discours de Robespierre ou de Saint Just ou de Danton (j'étais à Arcis-sur-Aube justement il y a peu) ?


 
Slavoj Zizek l'a fait pour nous visiblement : "Robespierre : entre vertu et terreur "
 
"La conversion des pays communistes à l'économie de marché a précipité la disparition de l'horizon révolutionnaire qui avait nourri en Occident deux cents ans de vie politique. La vertueuse Terreur de Robespierre est remisée aujourd'hui, aux côtés de la dictature du prolétariat, au cimetière des paradigmes monstrueux d'une époque révolue. Faut-il toutefois se résoudre à ce que la démocratie ne soit qu'une collection d'individus, unis par les seules valeurs marchandes ? La capacité de prendre des décisions collectives pour infléchir le cours des choses a-t-elle été anéantie avec la foi dans la Vérité, qu'incarna un temps Robespierre l'Incorruptible ? Ce sont ces contradictions de la démocratie moderne, égarée entre rêve de pureté et volonté d'ordre, entre volonté d'efficacité et tentation d'exclusion, qu'explore Slavoj Zizek dans ce texte sur la violence divine de la Révolution. Et le paradoxe qu'il défend ici, avec ce sens de l'analogie qui l'a rendu célèbre, c'est qu'il appartient peut-être au solitaire Robespierre de réapprendre au citoyen désabusé d'aujourd'hui les vertus de la décision et de la responsabilité collectives."

n°15378316
le vicaire
Posté le 02-07-2008 à 14:52:13  profilanswer
 

sur le même sujet il existe
"Robespierre, une politique de la philosophie" (Puf) de Georges Labica.
Un discours de Robespierre, en ces temps de flottements sarkozystes, d'antipolitisme primaire et où l'anecdocte tient lieu d'histoire, ça rend savoureux le bégaiement un peu sénile parfois des démocraties modernes.

n°15409199
foutre de
Posté le 04-07-2008 à 19:29:27  profilanswer
 

bon, je ne suis pas amateur de gros pavé devant mon écran, mais je viens quand même de m'enfiler ce long post sur Nietzsche.

 

J'aurais alors deux questions à poser :
>alcyon36

 

1/ je veux bien qu'on écarte le kantisme deleuzien de l'interprétation de l'ERM sélectif, mais que fais-tu du morceau que tu as écarté de ta citation

Citation :

la question posée à propos de tout, de chaque chose : " voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombrable fois ?"...

N'est-ce pas elle qui justifie deleuze dans sa lecture ?
j'avoue avoir du mal à saisir l'intérêt d'invalider la dimension éthico-pratique de la doctrine, ou alors à distinguer un homme de ce qu'il fait, une force de ses effets ; n'est-ce pas le propre de l'interprétation transcendante de poser une intériorité différente des actes extérieurs ? Je ne sais pas trop. il y a chez nietzsche un jeu avec la narration omnisciente qui pourrait bien nous mystifier de ce point de vue, notamment en matière de larvatus prodeo.
reste que si cette question "pèse[...] du poids le plus lourd sur mon action", elle est à même de suspendre mes gestes, de les tétaniser au point qu'elle suspende à terme ce geste qu'est "se maintenir en vie" : "voudrais-je cette chose que je suis encore une fois et d'innombrable fois ?"
vraiment j'ai beau retourner cela dans tous les sens je ne vois pas où serait l'erreur deleuzienne ; en tout cas en prenant le texte du Gai savoir pour base de discussion. Quel sens donnes-tu à l'expression "peser comme le poids le plus lourd sur ton action", qu'est-ce que peser sur l'action ?

 

2/ Je ne trouve pas "affectuante" dans mon dictionnaire Robert. Tu le sources où ce mot ? Quel est le sens qui lui est alors conféré ? Quelle définition en as-tu trouvée ? Quel sens lui donnes-tu ?

 

merci d'avance  :jap:


Message édité par foutre de le 05-07-2008 à 16:30:44

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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »
n°15409481
alcyon36
Posté le 04-07-2008 à 20:02:22  profilanswer
 

T'es le pire...si maintenant je dois justifier toutes les conneries que je raconte, et qu'on commence à être constructif dans nos remarques..."Suis-je homme à qui l'on demande ses raisons?"...;)
bon pr la 2) ba, je sais pas...je trouvais ca marant comme expression...jhesitais avec affectif(-ve)..mais bon, c'etait surtout pour souligner le fait qu'elle "institue"une nouvelle économie affective...versus le ressentiment...enfin bon, juste un trip, ta question est tout à fait légitme, mais bon c plus une connerie qu'autre chose, donc mieux vaut passer tout de suite à la 1) et là javoue que je me suiis adessé la même objection...alors là je vais être franc, fallait que je ponde une connerie en deux jours, donc j'ai lâchement occulté ce point dans mon argumentation, j'avais pas le tps de remettre tout ca à plat...et j'avoue que j'avais totalement oublié (merci davoir bien lu mon post et de me ramener à mes obligations);) Donc là je suis pas en mesure de te répondre... mais si j'ai le tps, je vais essayer de reprendre ce point...et en effet, il est tout à fait possible que mon post soit bidon.


Message édité par alcyon36 le 04-07-2008 à 20:13:06

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"la pensée de l'être est le souci porté à l'usage de la langue" Heidegger
n°15409842
foutre de
Posté le 04-07-2008 à 20:42:32  profilanswer
 

Foutre 2
Le retour du pire... :D
 
pour "affectuante", je demandais ça, naïvement, parce que ça fait partie de l'attirail spécifique du galimatias valdinocien... et il ne me semblait pas t'avoir convaincu de donner en-dedans...
 
au fait où en est ta "dérivàpartirdemarxéfreud" ?


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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »
mood
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