Récapitulation du modèle herméneutique
La principale thèse de L'herméneutique formelle est que la mathématique, notamment la moderne (la formelle, l'axiomatique) est en profondeur, et à tous les niveaux qui la déploient, la mise en acte herméneutique d'un rapport à des énigmes qui d'un côté la dessaisissent, de l'autre la situent comme cette-discipline-qui-est-familière-de-ces-énigmes.
La textualité mathématique ne se présente pas comme de type interprétatif. Par conséquent, cette thèse passe nécessairement par une certaine façon de recevoir cette textualité « au-delà de l'apparence », aussi bien que par une accommodation du concept herméneutique, nous autorisant à penser comme herméneutique ce qui ne relève pas du genre du commentaire.
Cette possibilité philosophique, on le sait, a été progressivement dégagée par les avocats successifs de la cause herméneutique : si déjà Schleiermacher conçoit l'opération interprétative au plan d'une universalité méthodique la détachant de tout texte particulier, Dilthey transpose l'ambiance herméneutique à notre rapport culturel à toute sédimentation de l'esprit, fût-elle bien autre chose qu'un texte ; et finalement Heidegger énonce l'herméneutique comme immanente à l'existence, ou à la révélation/occultation de l'Être, en telle sorte que sa déterritorialisation est consommée.
Pour ce qui concerne la manière d'envisager l'accumulation savante de la mathématique, le regard que nous essayons d'imposer est bien évidemment un regard qui disqualifie la représentation de l'activité mathématique comme résolution de problème. Il n'y a pas en général pour l'activité mathématique, selon nous, un espace non problématique du problème ni une règle arrêtée de sa résolution possible, il n'y a pas, surtout, lieu de concevoir simplement comme un agir instrumental pertinent l'apport novateur du mathématicien. Nous proposons une tout autre perspective sur les mathématiques, dont nous esquissons maintenant les thèmes et les plaidoyers.
Nous soutenons pour commencer que les sujets-clefs que sont l'Infini, le Continu, l'Espace pour une philosophie ou une épistémologie des mathématiques ne sont pas, en quelque manière que ce soit, des objets, des supports substantiels pour une investigation descriptive, mais ce que nous appelons « tenants-de-question », à savoir des pôles d'énigme, des termes au sujet du sens desquels une tradition s'interroge. Il y a, associée à chacun d'eux, une situation herméneutique fondamentale au sens de Heidegger-Gadamer, il retentit une question « Qu'est-ce que l'Infini ? » (resp. « Qu'est-ce que le Continu ? », « Qu'est-ce que l'Espace ? ») tout à fait analogue à la question du sens de l'Être, question qui détermine une communauté - la mathématique - comme son otage. Les mathématiciens sont ceux qui sont dessaisis par l'Infini, le Continu, l'Espace et familiers des mêmes, toujours déjà préjugeant d'eux. Au fil des siècles sont promulguées des versions de ce qui fait énigme (de l'Infini, du Continu, de l'Espace), versions qui s'expriment comme géométries, logiques, théories des ensembles, branches disciplinaires, etc. La mathématique comme herméneutique d'une quelconque de ses énigmes se manifeste comme développement proliférant de théories : un ressort de la prolifération est que chaque version est prise comme relance de la question, volontiers comme régression dans le fondement, conquête d'une signification plus proche du cœur de ce qui fait énigme depuis le début. Ce développement proliférant peut d'ailleurs avoir un caractère bifurquant.
Le schéma herméneutique que nous présentons est fondamentalement celui que nous trouvons chez Heidegger et Gadamer. Nous pouvons le symboliser comme ceci :
La spécificité de l'herméneutique formelle est simplement que le trajet herméneutique, au lieu d'y avoir lieu comme un cheminement lexical (de sémème à sémème, avec référence ascendante au classème, investigation du taxème, et autres opérations interprétatives classiques, préciserait-on volontiers en utilisant le langage de François Rastier), se produit comme inscription d'un système et dérivation syntaxique en ce système. Selon notre analyse, dans cette modalité, et relativement aux tenants-de-question majeurs Infini-Continu-Espace, il n'y a pas lieu d'assigner l'herméneutique formelle plutôt à la conception du premier Heidegger de l'herméneutique comme explicitation (Sein und Zeit, § 31-34, et surtout § 63) qu'à la conception du second Heidegger de l'herméneutique comme parole du retrait de la duplication (Qu'appelle-t-on penser ?, « D'un entretien de la parole »).
Enfin, il importe de bien préciser qu'on se déclare prêt à considérer comme herméneutique-en-acte, non seulement ce rapport des mathématiques à des noms d'énigme centraux comme l'Infini, le Continu, l'Espace, dont il est assez aisé, dirions-nous, de sentir la proximité avec l'Être heideggerien, mais encore chaque aspect de l'élaboration de thèmes riches et complexes qui se joue en elles : jusqu'à la réécriture réitérée en laquelle consiste tout calcul, en passant par la redéfinition délibérée des objets autour desquels gravite un réseau de problèmes (type : redéfinition de l'objet intégration).
Le problème « théologico-platonicien »
Telle est la perspective que nous avons voulu mettre en avant en proposant notre notion d'herméneutique formelle. Mais comme il arrive souvent, en raison de la confondante inter-susceptibilité du sens, cette perspective, à peine l'a-t-on dégagée, non sans en passer par un difficile débat avec Heidegger, et avec Kant, ainsi que par la lecture synthétique d'un assez vaste répertoire de documents de la mathématique contemporaine, désigne comme urgente toute une série de problèmes philosophiques touchant à des domaines variés. Ceux qui nous ont lu n'ont d'ailleurs pas manqué de nous faire voir tout le travail de mise au point auquel nous nous étions implicitement engagé par notre premier propos.
Le premier problème est celui que nous appellerions le problème théologico-platonicien. On nous dit : votre conception n'oblige-t-elle pas à penser que l'Infini, le Continu, l'Espace ont du côté de l'en soi une substantialité suffisante pour autoriser la succession des versions qui en sont données dans l'histoire ? En d'autres termes, lorsque nous affirmons que la mathématique reste, depuis l'origine, liée à certaines questions, n'est-ce pas une façon dissimulée de dire qu'elle a commerce avec des objets invariants, objets qu'elle cherche à déterminer en dépit de leur transcendance et leur inépuisabilité ? Ce qui serait une formulation possible du « platonisme fondationnel ».
Mais, si l'on devait céder à cette première évaluation, on serait conduit en fin de compte à catégoriser d'une manière encore plus fâcheuse l'herméneutique formelle : après tout, notre discours prétend que l'Infini ou le Continu - dont on suppose désormais qu'il les rétablit dans la dignité de l'en soi - questionnent les hommes, leur demandent quelque chose. Or, un en soi transcendant qui demande, qu'est-ce d'autre qu'un Dieu ? Ce n'est donc pas seulement du platonisme déguisé que nous proposerions, mais de la théologie rampante (l'affinité de la seconde avec le premier n'étant ignorée de personne).
À cette critique, nous voulons répondre deux choses :
- d'une part, nous croyons qu'il y a un problème du rapport entre mathématique et « théologie », problème de leur co-appartenance à quelque chose comme l'apeiro-logie ; le platonisme comme doctrine des fondements a le mérite de ne pas tenter d'étouffer cette épineuse affaire ;
- mais d'autre part, la thèse de l'herméneutique formelle, du moins si on l'entend correctement, ne « tombe » pas dans le platonisme et la théologie comme le décrit l'objection.
L'adresse et le tenant-de-question
En effet, dire que l'Infini, le Continu, l'Espace sont des tenants-de-question, c'est dire quelque chose de difficile et d'instable, ce n'est pas pour autant désigner des en soi. Le passage au registre pragmatique de la question, pour nous, a justement cette signification. Le problème qu'on peut appeler problème du dépassement du platonisme, mais qui est aussi tout simplement le problème de l'assomption philosophique du formalisme, devenu le fait juridique englobant la mathématique au cours de ce siècle, est celui de penser « hors l'Être » ce dont la mathématique s'occupe. Mais il se trouve que, tant que j'énonce un référent, le langage conspire à ce que je l'énonce comme participant de l'Être : cette difficulté en quelque sorte logique est au centre de la philosophie depuis l'origine, disons, par exemple, depuis le dialogue du Parménide. Lorsque Wittgenstein, contemporain de l'essor du motif formaliste, a cherché à en dégager la portée générale au sein d'une philosophie du langage et de l'expérience ordinaire, il a naturellement découvert le registre prescriptif comme celui qui, dans le langage, suscite la fuite ou l'échappée hors l'Être : soit qu'il analyse de façon méticuleuse et rigoureuse les figures de la conventionnalité, de la fixation de la règle dans sa valeur de règle, mettant en évidence une cohérence régulative du discours qui échappe à toute assignation naturaliste, soit qu'il analyse la signification de l'éthique en la rattachant à l'idée d'un impératif qui ne renvoie à aucun modèle prédéterminé, c'est-à-dire en fin de compte qui commande indépendamment de l'Être.
Faut-il rappeler pourquoi les registres de l'adresse (la prescription, la demande, la question…) ont cette faculté de court-circuiter le règne ontologique ? C'est, essentiellement, parce que vis-à-vis de l'occurrence d'une adresse, la stature ontologique du destinateur ne compte pas. Elle est éventuellement présupposée, mais aussitôt oubliée au profit de ce qui est la grande affaire, et qui est la tension qui s'exerce sur le destinataire. Les ordres ou les questions les plus ordinaires, émis par de parfaits inconnus dont nous ne gardons pas même la mémoire visuelle, se saisissent de nous dans la rue tous les jours (« S'il vous plaît » pour que nous nous écartions, « Vous avez l'heure ? » pour que nous la donnions). L'adresse, même insignifiante dans son origine et sa teneur, fait sursauter, crée l'urgence, cristallise le temps de l'être-requis, au bout d'une sorte de trajectoire instantanée qui certes part du « lieu du destinateur », mais s'effondre aussitôt dans l'effet destinal, laissant le destinateur et son être en arrière. Les filles les plus belles, on le sait, sont généralement plus captives de la demande sexuelle des hommes que leurs consœurs, alors qu'en bonne logique « ontologique », on s'attendrait à ce qu'elles ne fussent sensibles qu'aux hommages de leurs (rares) pairs dans la séduction : mais la vérité est plutôt qu'elles sont plus régulièrement soumises à la demande, et comme pré-acquises, pré-affectées par elle. Le cas ultime où la perte de pertinence de l'ontologie se laisse lire est celui de la relation éthique : devant l'autre homme, je vis une situation d'adresse et je « réponds » me voici, sans même qu'il ait formulé de requête. Si la prestance dans l'être de l'autre homme avait en la matière la moindre pertinence, je ne serais plus dans la relation éthique ; mon assujettissement éthique ne peut qu'être tourné vers sa personne, c'est-à-dire, au-delà de toute détermination ontique, l'instance hors-être par excellence (telle est même, selon Levinas, l'ultime et seule irrécusable figure de Dieu ; thèse dont on mesurera à quel point elle est plus profonde que tout personnalisme).
Revenons à notre propos sur le platonisme mathématique. Le registre interrogatif, celui de la question, est pour nous un sous-genre décalé du prescriptif, ayant comme lui la force de nous orienter sur l'autrement-qu'être, mais plus originellement associé à la situation herméneutique en général : l'Infini ou le Continu sont d'abord des tenants-de-question et pas des prescriptions ou des contenus de prescription. C'est ensuite, dans l'élaboration « formelle-herméneutique », que le discours des otages de la question va se soumettre à des prescriptions, comme pour accomplir dans le registre prescriptif une fidélité qui s'est d'abord décidée au niveau interrogatif.
De toute façon, ce qui importe pour la présente discussion, c'est que le choix de considérer les choses à partir de la question « Qu'est-ce que l'Infini ? » (le Continu, l'Espace), est délibérément le choix de ne pas penser sur le mode descriptif le rapport des théories successives venant remplir l'herméneutique à ce dont elles sont théories. On resitue le thème dans le registre de l'adresse, si bien qu'en principe il ne doit dès lors plus être conçu comme un être cause de sa théorie, mais comme une sollicitation de sens, à laquelle on cherche à satisfaire.
Donc, pour commencer, l'invariance de la question, s'il y en a une, n'est sûrement pas l'indice d'une permanence de l'objet sous-jacent auquel les versions successives tâcheraient de s'égaler. L'invariance de la question est toujours uniquement interprétée ou plutôt interprétable dans l'élément de l'herméneutique mathématique. C'est dans le mouvement de reprise, d'explicitation, de régression dans le fondement, c'est à la faveur du cheminement syntaxique dans la question, de la proposition du texte, que se dessine éventuellement la certitude herméneutique touchant la prolongation du rapport à une même question : ou peut-être faut-il attendre l'herméneutique seconde de l'historien intrinsèque des mathématiques pour en acquérir la conviction, dans certains cas, celui-ci prenant appui sur tout ce qu'il trouve, en fait de documents et de preuves, dont il évalue herméneutiquement que cela fait partie de la situation herméneutique.
Le cercle herméneutique est partout, comme il est normal : de fait, les mathématiciens inévitablement intéressés au savoir de leur appartenance à leurs questions et les historiens des mathématiques désireux d'authentifier ces appartenances et le mouvement dans ces appartenances se meuvent constamment dans ce cercle, par leurs discussions et leurs investigations érudites, tout nous convainc qu'il y a là une structure indépassable. L'inévitabilité du mode herméneutique pour apprécier la permanence des questions, et le fait que la décision ou l'invalidation de cette permanence est directement perçue par tous comme une affaire interne à la mathématique peut être envisagé comme preuve du caractère herméneutique de la mathématique elle-même.
Lorsque nous avons étudié des cas précis, nous avons parfois jugé devoir conclure à une permanence absolue de la même question : ainsi, dans le cas du continu, la permanence se manifeste tout à la fois par la parenté technique profonde des réponses données depuis l'origine, du système d'Eudoxe au continu-discret de Harthong-Reeb, et, plus encore, par la très étonnante constance du récit informel dessaisissant de l'expérience de pensée du continu, récit dont les diverses versions du continu modulent inlassablement tel ou tel aspect, permettant, deux mille ans après, de mieux comprendre l'alogos de l'irrationnel ou le paradoxe de Zénon. Parfois, en revanche, l'analyse herméneutique de la mathématique en marche incite plutôt à repérer des effets de divergence et de bifurcation dans la question (émergence de la question pure du local avec la topologie, division de la question de l'espace avec le face-à-face moderne du point de vue algébrique et du point de vue différentiel).
Mais ne peut-on, malgré cette première mise au point, nous faire le grief du platonisme en tirant argument de cette terminologie qui nous est si chère, celle du tenant-de-question ? Par ce néologisme, n'avons-nous pas, au dernier moment, restitué la substantivité de ce qui devait seulement questionner ? Admettons que le destinateur d'une interrogation ne soit pas aussi immanquablement pris comme étant que le référent d'une description. Nous ne disons pas que l'Infini, le Continu, l'Espace, sont des destinateurs, nous disons qu'ils sont des tenants-de-question ; dans notre discours aussi, par suite, ils sont thématisés. Et nous voilà derechef inculpés de platonisme.
À vrai dire, nous pourrions ici, tout simplement, renvoyer nos contradicteurs à la note 1 de la page 19 de L'herméneutique formelle, où nous nous expliquions de notre usage de « tenant-de-question » : nous avons repris la traduction de Sachverhalt de François Fédier, dans un contexte (celui de « D'un entretien de la parole ») où le mot est clairement dit par Heidegger ne pas désigner une chose. Pour nous, les tenants-de-question sont des thèmes portés par le registre interrogatif, et en tant que tels essentiellement exempts du registre ontique. Bien sûr, il est difficile, voire tout à fait impossible à un certain niveau, de penser cela. De même que penser comme un « état » ce qui est en fait un « porteur de virtualité » - un vecteur quelconque de l'espace de Hilbert scène d'un phénomène quantique - est jusqu'à un certain point impossible : nous racontons cette autre difficulté dans « La mathématique de la nature, ou le problème transcendantal de la présentation », dans ce même volume. Une telle pensée, pourtant, la théorie quantique nous la demande, et l'on peut même dire qu'à beaucoup d'égards, elle l'obtient de nous. L'impossibilité, en l'occurrence, est l'impossibilité de reprendre dans la perspective ontique ce qui a été posé de façon purement modale, alors qu'avec le tenant-de-question, ce qu'on éprouve comme difficile, c'est de penser de façon non ontique ce que la langue, en le nominalisant, présente de façon au moins comme-si-ontique.
Pourtant, c'est bien tout cela qu'il faut penser, ces terminologies conçues pour susciter des conceptualisations instables sont bien venues dans la mesure où elles disent la vérité des situations de la pensée. L'Infini, le Continu, l'Espace, ne se présentent ni comme des objets décrits ou à décrire, ni comme des autrui interrogeants mais plus exactement comme des thèmes dont la cohérence de thème est soutenue par l'adresse : ils font thème dans l'exacte mesure où un contexte nous délivre l'énigme du thème avec le thème. Il y a une situation d'adresse, émanant d'un comme-si-autrui, derrière la thématicité de ces thèmes.
Un tenant-de-question, cela dit, n'est pas sans rappeler une esquisse idéelle de structure selon Lautman : il s'agit pour nous comme pour Lautman d'un contenu pré-articulé, ce qui veut dire qu'une seconde articulation du contenu vaudra comme la première articulation, parce qu'une chose telle qu'un contenu non articulé, en fait, ne se rencontre évidemment jamais. Mais, dans la description de Lautman, ce qui soutient le contenu pré-articulé comme tel, ce qui soutient son pré-, c'est la réserve « platonicienne » de la dimension idéelle : le contenu est tout de même de l'Être, mais de l'Être naissant, de la pure dynamique d'Être. Et son articulation est une genèse. Pour nous, ce qui soutient le pré-, c'est la valeur d'adresse de la question. Le tenant-de-question, traduit en termes de l'herméneutique textuelle classique, c'est le divers discursif non encore construit comme texte, mais qu'une demande, déjà, nous enjoint de présenter comme texte, ce qui est la première étape de toute interprétation. L'Infini (le Continu, l'Espace) comme tenant-de-question, c'est, à chaque fois, telle ou telle version reçue de l'Infini, en langue naturelle ou en langue formelle, mais dépossédée par le sens d'énigme de l'énigme de la capacité de produire l'effet référentiel, comme un texte normalement textualisé (de façon non interrogative-prescriptive).
Herméneutique formelle et construction de mondes
L'évocation des idées de Lautman nous permet fort naturellement d'aborder le second volet de l'imputation de platonisme qui nous est faite. On nous dit en effet que dans la ligne qui est la nôtre, nous devrions être platonicien pour rendre compte de la prolifération de la pensée mathématique, notamment thématico-objective : de son caractère de construction de mondes. Lautman, lui, peut comprendre ce devenir protéiforme : sa théorie « platonicienne » met au principe du développement de la mathématique l'idée comme vecteur dialectique du devenir. Mais l'idée peut avoir un destin divergeant, la téléologie de l'idée n'est nullement regardée, en général et a priori, comme répétitive. À rebours, la téléologie de l'interprétation est le retour au même, l'herméneutique est presque universellement prise comme confirmative, et pour tout dire, conservatrice.
Universellement, avons nous dit : pas tout à fait. Les pragmatistes américains, Putnam, Rorty, Heelan par exemple, mais aussi, à leur façon, Dreyfus, Winograd et Florès, invoquent tout au contraire l'herméneutique comme la faculté de déstabiliser les contraintes de signification où se laisse enfermer la volonté de dire le vrai dans la conversation. Ils font recours à l'herméneutique contre le dogmatisme logiciste, cognitiviste, positiviste. C'est au moins un symptôme qu'il faut inclure dans le dossier, bien qu'il ne soit pas relevant pour le débat, l'herméneutique n'étant pas prise par ces auteurs au sens de l'herméneutique formelle.
Pour en revenir, avant d'argumenter sur le fond, au dossier, comment ne pas entendre, dans la critique qui nous est faite, la récurrence des objections de Habermas à l'encontre de Gadamer ? L'insistance philosophique de Gadamer sur l'incontournabilité de l'inhérence herméneutique à son horizon paraissait à Habermas enfermer tout sujet dans l'obédience à sa traditionalité : il faisait donc valoir, contre ce conservatisme, un point de vue critico-révolutionnaire.
Mais où est, dans le fond, la force de cette argumentation ? Ma situation herméneutique n'est pas autre chose que la somme de mon appartenance à des questions. Pourquoi serais-je plus essentiellement limité par le cercle des questions auxquelles j'accède que, par exemple, par la région de l'étant que j'atteins ? En un sens, je suis limité, des deux côtés, inexorablement : cela s'appelle la finitude. Ce que je peux proposer, inventer, connaître, rêver, est essentiellement borné par ma finitude dans tous les registres, le perceptif autant que le conversationnel. En même temps, la frontière de chacune de ces finitudes est mouvante : la technologie élargit le champ perceptif humain, bien qu'elle fasse toujours converger le perçu médiat, instrumental, vers l'appareil perceptif « traditionnel », celui du corps propre ; de même, le domaine des questions qui me questionnent s'enrichit sans cesse avec la planétarisation de la communication, bien que, sans doute, les questions qui me sont transmises depuis une altérité culturelle ne m'atteignent qu'à travers la transduction préjugeante de mon horizon de signification. De tout cela, qui n'est que la structure irrécusable de la finitude, ne résulte pas clairement à nos yeux l'idée que la conscience herméneutique de la finitude soit conservatrice.
Mais venons en au cas de l'aventure bimillénaire de la mathématique, et au problème de la construction. Il est très manifeste que la mathématique a mis au monde un vaste univers d'objet. Le « paradis de Cantor », dont nous serions menacés d'être chassés, est bien un jardin où toute une faune, et toute une flore s'épanouissent. Le sentiment du caractère créateur de la pensée mathématique ne peut qu'être vif, en une époque encore marquée par l'entreprise et l'esprit bourbachiques, sous les auspices desquels le paysage fut à tel point renouvelé. De plus, tout ce complexe thématico-objectif fut déployé dans un dessein explicite de rupture : il fallait, par exemple, conceptualiser l'espace de manière non-euclidienne, axiomatiser le continu de façon non géométrique, inventer ces grands théâtres de problèmes que sont la géométrie algébrique et la topologie algébrique. On avait besoin de toujours plus d'objets et de termes pour dire exactement avec quelle généralité pouvait s'accomplir chaque affirmation-de-configuration, la signification de telles généralités demandant elle-même, au plan du problème fondationnel de la théorie des ensembles par exemple, à être inventée dans une convention adéquate.
Mais faut-il concevoir ce faire sur le modèle d'un pràttein concret, empirique, faut-il concevoir cette invention comme le communisme nous enjoignait d'imaginer l'accouchement de la société et de l'homme nouveaux : table rase et création tangible d'artefacts, de concrétions non signifiantes par elles-mêmes ? la dékoulakisation et l'industrie lourde ?
Cela ne nous paraît pas du tout en accord avec l'esprit de la mathématique. Qu'on le veuille ou non, celle-ci n'avance pas sur le mode de la découverte ou de la fabrication d'effectivités inouïes, ou de la mise au rancart successive de ses théories. Le face-à-face non dialogal de l'effectif-rencontré (ou produit) et de l'énonciation purement descriptive (ou démiurgique) n'est pas le mouvement historial de la mathématique, il est plutôt une image qui résulte d'une assimilation mutilante de la mathématique à la physique (ou du moins à une certaine idée primitive, en partie incontournable, qu'on peut se faire de la physique).
Si nous avons un peu de mémoire herméneutique, de fidélité, nous savons bien que la promotion des géométries non euclidiennes était un effort pour repenser à un niveau plus profond l'essence de l'espace, en s'appuyant tout d'abord exclusivement sur des « modèles intérieurs » des nouvelles géométries. L'axiomatisation du continu est ouvertement, explicitement une tentative de rejoindre le continu immémorial en éliminant son flou (et cela n'empêche pas Cantor de « construire » R - par les suites de Cauchy). La topologie algébrique, la géométrie différentielle et la géométrie algébrique ont valeurs d'interprétations, tout à la fois du tenant-de-question espace, et de ces méta-tenants-de-question eux-mêmes que sont les grands « noms de branche » de la mathématique. À la vérité, on repère, immanents aux constructions, des effets d'interprétation multiples et enchevêtrés, opérant à plusieurs niveaux. Par exemple, il est inhérent à la topologie algébrique de « transporter » l'information topologique recelée par les espaces homonymes dans les objets algébriques que sont les groupes d'homotopie ou d'homologie. Mais qu'est-ce que « transporter de l'information », en lui trouvant un nouveau « contexte », sinon en quelque manière traduire ou interpréter ? Il n'est pas difficile, cela dit, de voir que ces constructions sont éminemment sous la gouverne de questions que l'épistémologue attentif à l'herméneutique formelle reconstitue : ainsi la question « quel est le propre topologique de R ? », qui est implicitement la question « comment caractériser le continu dans le référentiel de la spatialité profonde (dévoilé par l'interprétation topologique) ? ». Par ailleurs, la constitution de la topologie algébrique interroge l'essence de la branche géométrie, ainsi que la géométrie algébrique le fait de son côté. Nous avons quelque peu exposé ces dimensions de l'herméneutique géométrique (au sens large) moderne dans le chapitre III de L'herméneutique formelle.
On serait bien en peine d'opposer sérieusement la « construction », au sens de la création de thèmes, de cadres et de problèmes à l'herméneutique formelle au sens où nous la prenons. Les mathématiques mettent en échec la conception commune selon laquelle la plus grande prolifération est la fille du scepticisme, de l'iconoclastie, de la révolte. Elles sont un discours révolutionnaire-pieux, mutant-fidèle. Elles ont enfanté un univers de textes, une involution distribuée d'énigmes d'une ampleur phénoménale, peut-être sans équivalent dans l'histoire de l'intelligence, et ce en restant obstinément attachées à l'ensemble, complexe et résonnant, de ce qui, faisant énigme pour elles, les faisait elles.
Expliquer ou comprendre
Mais l'objection que nous considérons procède peut-être plutôt d'une demande d'explication naturaliste : la prolifération des constructions de la mathématique est prise comme un fait que la caractérisation herméneutique de la mathématique ne saurait pas expliquer. Un point de vue comme celui de Lautman, à nouveau, sera jugé acceptable parce qu'il rend raison du foisonnement thématique en présentant philosophiquement sa genèse selon l'idée. Bien que cette présentation soit philosophique, elle relève d'une philosophie qui dit le pourquoi de ce qui advient, d'une philosophie qui administre des raisons entrant en concurrence avec les causes qu'une science exhiberait. L'idée tient sous une figure philosophique le rôle d'un sujet producteur ; il y a certes quelque mystère à ce que ce sujet producteur ait besoin de l'incarnation dans les théories pour gagner sa fécondité, qu'il ne puisse, au plan propre qui est le sien, jamais faire plus qu'esquisser, mais l'important est qu'il est un terme infini, non assujetti à une situation (un faux sujet, au sens radical que nous voudrions revendiquer pour le terme - nous y viendrons), donc on peut le créditer d'un devenir luxuriant en ayant le sentiment qu'on a du même coup rendu raison de ce devenir.
Notre présentation philosophique de la mathématique comme herméneutique formelle est tout autre, elle est tout autrement philosophique. Montrer qu'il y a des questions, et que l'efflorescence des théories se comprend largement comme assomption de la question, reprise, relance, régression dans le fondement des questions, à tous niveaux, c'est sans ambiguïté ne rien expliquer. Nous n'avons pas introduit l'instance de la question, le tenant-de-question, la valeur interprétative des axiomatisations et des preuves comme les pièces d'une « dynamique herméneutique » en termes de laquelle nous prétendions expliquer la prolifération. Il ne s'agissait pas même d'en rendre raison à partir d'un terme métaphysique à l'éminence duquel nous demanderions que les mathématiciens se reconnussent redevables de leurs mondes. Nous espérons seulement avoir fourni les moyens philosophiques de comprendre la prolifération et la conservativité de la mathématique pour ce qu'elles signifient : de les comprendre comme elles demandent à l'être. L'idée est de conquérir un regard « correct » sur ce qui se passe, en un sens qui fédère la précision descriptive et la justice à l'égard de ce qui est voulu. Mais notre point de vue refuse d'entrer dans une régression explicative
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« Une force presque nulle est une force presque infinie dès lors qu'elle est rigoureusement étrangère au système qu'elle met en mouvement »