l'Antichrist | foutre de a écrit :
Hegel dit "rien de grand ne se fait sans passion".
S'aveugler dans l'éblouissement, par exemple Eckhart dans la Merveille, ou jean de la croix qui fait nuit sur les sens et sur l'intelligence, ça a bien à voir avec la peur, certainement. Mais c'est aussi la sollicitation d'autres domaines perceptifs, et en bon phénoménologue (je pense à Merleau ponty), c'est explorer nouvellement le monde.
les informations somatiques sont très nombreuses, sensoriellement tout d'abord, sensitivement ensuite.
Perdre la vue, c'est quitter la classe perceptive dominante - pour parler d'un marx où le corps et le fonctionnement social sont intimement liés (pensons à la signalisation pour les handicapés).
C'est terrible mais le corps reconstitue alors une autre politique somatique, où les hierarchies dans l'apparaître sont modifiées.
Je vous passe le développement accru de l'autition, qui est promu au stade de paysage sonore à part entière. Mais parmi les informations somatiques extéroceptives (tournées vers l'extérieur de la limite cutanée), le toucher (température, pression, perceptions discriminatives), notamment dans les cas de lectures brailles, lui aussi connaît un investissement perceptif ahurissant.
Mais ce n'est pas tout : il reste encore deux grands domaines spécifiques de la perception. Pour quelqu'un qui perd la vue, la proprioception, l'ensemble des informations sensitives de la motricité, de l'action des forces mécaniques musculaires qui ne déploient pas l'espace selon le protocole de l'horizon visuel mais qui disposent le corps selon les pouvoirs musculaires et articulaires qu'il a développé (Je pense au magnifique final de Généalogie de la Psychanalyse de Michel Henry, sur la main et la déesse japonaise bosatsu), la proprioception devient le pilier de l'équilibre (fermez les yeux et tenez-vous sur un pied, dans le noir. vos yeux sont tellement incontournables pour adapter votre équilibre à l'espace perçu, que très vite vous sentirez votre cheville se protéger par de multiples contractions-réflexes myotatiques pour éviter la chute); l'ensemble des tissus articulaires, mais aussi des tissus musculaires, sont hyper-investis pour les informations kinesthésiques qu'ils fournissent en relayant l'exercice des forces et les réactions en feedback des forces opposées (inertie linéaire, inertie angulaire, resistances aux maîtres-couples, déplacement du centre de masse corporel, du centre de poussée archimédien pour le milieu aquatique...). exemple, le dosage de la pression sur la pédale de l'accélérateur, où sur telle la porte à groom automatique que vous connaissez bien.
Mais en plus de la kinesthésie, la gravité est appréhendée également via les informations du vestibule de l'oreille interne qui permet en s'additionnant aux données somatiques précédentes d'ordonner le tonus postural dans le flux permanent de la force terrestre (voir la rapide phénoménologie de la Terre dans le lien que j'ai mis juste au dessus).
Et je vous passe l'intéroception, qui est un immense mystère à explorer tellement ces perceptions splanchniques sont négligées dans l'éveil sensitif des enfants...
Cela pour dire, que l'aveuglement, la passion mystique d'abandon, le subir de l'amour pur (chez les quiétistes par exemple), permet la reconfiguration du schéma corporel ; c'est comme une "rééducation", un changement de culture dans l'appréhension du réel. il n'y a pas simplement éblouissement aveuglant, mais ouverture, à cette occasion de renoncement, vers un nouveau partage perceptif.
C'est une occasion de découverte aussi large que de se dire qu'on pourrait observer les étoiles non plus en considérant la terre comme le centre mais le soleil (ou l'inverse). voyez comme ça peut changer des représentations (et des images de soi humaines...)
Deleuze et Guattari ont parfois evoqué les investissements politiques du corps. Il y a en fait de véritables enjeux idéologiques dans la perception et la motricité ; enjeux de rapports dominants avec les minorités (urbanisme, communication, exclusion des booms du multimédia, de la mobilité ou de l'accessibilité...).
voilà, j'ai développé un peu. S'aveugler, c'est certainement une réduction, le saccage d'un potentiel, mais c'est aussi le lieu d'une donation sur des modes minoritaires qui n'ont rien à envier aux modes normatifs d'appréhender le réel... même si en effet, cette normalité fait moins peur ; et en effet les jansénistes sont effrayants
mais l'effroi chez pascal...
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La référence au Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception est effectivement très juste. En gros, chez Merleau-Ponty le "corps propre" possède certaines déterminations pour le moins complémentaires sinon consécutives les unes des autres qui font que le corps n'appartient pas qu'à l'ordre de la nature mais est aussi d'emblée inscrit dans celui de la culture : le corps humain est un symbolisme naturel ou tacite ou d'indivision et il entretient un rapport avec le symbolisme artificiel ou conventionnel. Le corps propre est un système synergique en tant que la perception est une structure générale de comportement qui est toujours en situation et donne au sujet une symbolique générale du monde. Avoir un corps, c'est posséder un montage universel, une typique de tous les développements perceptifs et de toutes les correspondances inter sensorielles par delà le segment de monde que nous percevons réellement. Une chose n'est donc pas effectivement donnée dans la perception, elle est reprise intérieurement par nous, reconstituée et vécue par nous en tant qu'elle est liée à un monde dont nous portons avec nous les structures. Le monde prend sens grâce à la structure perceptive du sujet qui l'organise, l'agence en noyaux significatifs, et ce avant que la pensée réflexive n'intervienne spécifiquement. Cette thèse selon laquelle "il ny a pas de monde sans une Existence qui en porte la structure " (cf. Phénoménologie de la perception, 3e partie, p. 494) heurte de plein fouet, c'est vrai, le fait, indubitable aussi bien pour la science que pour le sens commun, de la précession du monde sur l'homme. Il s'agit de "l'attitude naturelle" qui admet tacitement et inévitablement un monde, des choses, des êtres, existant en eux-mêmes. Avec Merleau-Ponty, comme avec tous les phénoménologues, il faut au contraire adopter l'attitude transcendantale qui affirme notre présence au monde comme condition de possibilité du monde et ainsi vient contredire ce qui vaut comme fait inébranlable pour l'expérience ordinaire comme pour les sciences : l'antériorité de ce qui est objectif sur toute visée de conscience. Mais il ne s'agit pas de dire que "le monde est constitué par la conscience, mais au contraire que la conscience se trouve déjà à l'oeuvre dans le monde" (ibid.) : la conscience est présence au monde, c'est-à-dire aussi bien "champ de présence" ouvrant sur le passé et l'avenir. Le sujet conscient n'est donc pas une réalité positive séparée mais le foyer d'un "présent pré-objectif", depuis lequel la vie de notre corps, la préexistence du monde, l'existence sociale et historique s'imposent comme des phénomènes bien fondés et donnent lieu à des disciplines pleinement légitimes. C'est sur l'assise de cette conscience comme champ de présence, de cette "expérience pré-scientifique" que s'élaborent les représentations communes et les connaissances scientifiques. La genèse du sens n'est donc pas due à l'acte idéal, mais résulte de la connivence originelle du monde et de l'individu incarné. La mise en évidence du champ perceptif qui préexiste à toute réflexion, à tout discours, conduit à un élargissement de la notion de signification : il y a effectivité du sens linguistique par le renvoi à un sens non linguistique, antéprédicatif, qui s'adresse à une conscience elle-même non parlante, perceptive qui met en formes le monde, l'organise "comme un spectacle". Même s'il ny a pas de formes en soi, puisqu'elles sont générées par la rencontre dynamique du sujet percevant et de l'être, on peut quand même dire qu'il y a une forme universelle à partir de laquelle notre corps, forme particulière mais prééminente, puisque c'est elle qui organise et fait varier toutes les autres à chacune de ses perceptions, nourrit l'existence humaine.
Le corps est présence permanente à lui-même, point de vue sur un dehors, sur un autre, qui implique que nous sommes toujours situés. Etre incarné, ce n'est pas coïncider avec la nature, l'espace, ou l'assimiler en une inspection de l'esprit, c'est en permanence l'appréhender de biais, d'un certain côté, mettre en oeuvre des pleins et des vides, des fonds et des formes qui sont directement générés par cette présence à soi qui anime l'être et lui confère ses configurations spécifiques et mouvantes. Ainsi, "il s'agit de comprendre comment la subjectivité peut-être à la fois dépendante et indéclinable" (cf. Phénoménologie de la perception, 3e partie, p.458-459). Subjectivité "dépendante", puisqu'elle est tributaire de données dont elle n'est pas la source (je ne les vois jamais naître en pleine clarté et ne me connais qu'à travers elles), et subjectivité "indéclinable", puisqu'elle est toujours irréductiblement présente à toutes ces données. Pour comprendre ce statut paradoxal, nous pouvons nous arrêter d'abord sur l'exemple du langage, - exemple qui n'est pas un cas particulier parmi d'autres.
Car le cogito est incarné : toute perception, sans jamais parvenir à une synthèse exhaustive de son objet, n'en est pas moins d'emblée identification de celui-ci et enveloppe au moins la certitude concernant ce dépassement de la conscience vers un objet - chose spatiale ou état affectif - qu'elle atteint sans jamais l'épuiser. A rebours de la caractérisation cartésienne qui dissocie la perception et la pensée de percevoir, il faut maintenir la solidarité du percevant et du perçu. Même si l'on admet la notion d'une "pensée de voir" au sens d'une impression subjective qui n'enveloppe pas de certitude quant à son objet, le fait même de la mise en question de cette certitude suppose des visions réelles. De façon analogue, la possibilité de l'illusion dans la vie affective, indiquée par le fait qu'on peut douter de l'authenticité d'un sentiment ou d'une croyance, suppose l'effectivité d'actes constitutifs de tels sentiments ou croyances : mon amour, ma haine, ma volonté ne sont pas certains comme simples pensées d'aimer, de haïr ou de vouloir, mais au contraire toute la certitude de ces pensées vient de celle des actes d'amour, de haine ou de volonté dont je suis sûr parce que je les fais. Le cogito est toujours relatif à une existence de fait ; mais cette existence n'est pas une réalité définie une fois pour toutes, elle est le mouvement par lequel un sujet ne cesse de rejoindre les choses, le monde, sa propre vie. Merleau-Ponty l'écrit très bien : "Ce que je découvre et reconnais par le Cogito, ce n'est pas l'immanence psychologique (...), c'est le mouvement profond de transcendance qui est mon être même, le contact simultané avec mon être et avec l'être du monde." (cf. Phénoménologie de la perception, 3e partie, p. 432) Ainsi, le cogito est la reconnaissance de ce fait fondamental qu'il y a "des actes dans lesquels je me rassemble pour me dépasser". Conscience du rapport au monde ou du rapport à soi, le cogito est toujours conscience d'une facticité préalable à la description psychologique comme à la réflexion transcendantale. On le saisira encore plus nettement en étant attentif à la formulation plus explicite "je pense, je suis" : dans la proposition "je pense, je suis", les deux affirmations sont bien équivalentes, sans quoi il n'y aurait pas de cogito. Si l'on conçoit l'équivalence de telle sorte que dire "Je suis" revienne à dire "Je pense", l'existence est assimilée à la conscience ; mais l'épreuve que fait celle-ci de perceptions qui ne sont jamais transparentes à la réflexion invite plutôt à concevoir que c'est dire "je pense" qui revient à dire "je suis": que la conscience avec toutes ses pensées doit être comprise à partir de l'existence, elle-même caractérisée comme "mouvement de transcendance", relation en acte entre le sujet et un contenu excédant ce qui lui est déjà donné.
Le cogito incarné relève d'un mode d'être corporel capable de faire paraître un sens à travers des gestes et des attitudes ; Le corps comme expression permet de distinguer entre une "parole parlante" - donnant lieu à des significations à partir d'intentionnalités dont la source première est la vie du "corps propre" - et une "parole parlée" - qui consiste à faire usage de "significations disponibles". De même, nous pouvons distinguer entre un "cogito parlé" et un "cogito tacite" (même si celui-ci sera remis en question dans le Visible et l'invisible, p.224-225 et p.232-233) : le premier est l'idée de pensée, même exprimée en première personne, qui résulte des mots et de leurs agencements, au point de faire oublier précisément cette assise verbale (de même que la perception livre la chose perçue en faisant en quelque sorte oublier ses aspects moteurs et sensoriels, de même l'expression linguistique livre une signification comme si celle-ci était indépendante de la matérialité du langage) ; le deuxième est le "je" en train de penser, sans la pensée actuelle et active duquel les mots ne prendraient aucun sens. Et pourtant il ne s'agit pas là d'un principe indépendant du langage, et qui en serait le fondement. "Ni le mot ni le sens du mot" ne sont "constitués par la conscience". Le mot, en tant que vocable, n'est pas constitué par la conscience : il est d'abord une combinaison de phonèmes sollicitant un comportement du corps, ou encore une "présence motrice" - c'est-à-dire un événement sensible faisant appel à un certain pouvoir moteur en moi. Et "le sens du mot" n'est pas non plus "constitué par la conscience" : ce sens, c'est-à-dire ce qui est visé à travers l'audition ou la diction du mot, ne peut être acquis que par la perception de la correspondance entre son emploi et la situation de cet emploi. En quoi consiste donc le "cogito tacite" ? Ce qui précède revient à caractériser le sens par la référence à une expérience perceptive, et c'est précisément celle-ci qui a pour siège une "conscience silencieuse" ; cette dernière à son tour, ni effet de langage ni pensée existant par elle-même, est à la fois le lieu où les mots reçoivent un sens et ce qui ne peut s'expliciter, s'effectuer en tant que pensée, que par les mots. Tel est le "Cogito tacite": il n'est "Cogito que lorsqu'il s'est exprimé lui-même" (cf. Ibid., p. 463). Et on comprend ainsi que le langage soit l'épreuve exemplaire et révélatrice du caractère à la fois "dépendant" et "indéclinable" de la subjectivité : le sens des mots relevant d'expériences perceptives qui elles-mêmes supposent une vie subjective, celle-ci ne peut être assimilée à un milieu de part en part linguistique ; mais cette même vie subjective ne se manifestant à elle-même et ne développant son expérience du monde qu'en devenant "sujet parlant", son déploiement dépend de ressources linguistiques dont elle n'est pas l'origine.
Ainsi, par le corps, nous sommes toujours en situation, impliqués, et ce d'autant plus que nous habitons le monde, nous l'investissons et le transformons par des mouvements, des déplacements, des gestes, grâce auxquels l'espace et le temps sont vécus, agis et non pas subis à la manière des choses, objets inertes. Le corps transcende le monde et ce faisant se dépasse lui-même : c'est parce qu'il est incarné que le sujet peut se libérer de la nature comme de sa nature animale en déployant un champ d'activité qui transforme le réel, autrui et lui-même, et le manifeste dans sa dimension intentionnelle et signifiante. La kinésie, le mouvement, révèlent l'être. Le mouvement véhicule une signification antéprédicative, prélinguistique, à la fois naturelle et culturelle ; naturelle puisqu'il émane d'un corps en situation et culturelle dans la mesure où il se sédimente et devient moyen de communication, institue un sens qui est repris et perpétué à travers les âges, les époques mais aussi est constamment vivifié, renouvelé en fonction de l'évolution des sociétés. Le mime, la danse, le cinéma sont autant de disciplines artistiques qui attestent ce constat.
Parce que le monde n'est pas qu'un ensemble de représentations, cette fonction kinésique du corps se décline en un "je peux", et non pas d'abord comme un "je pense". Notre motricité est pouvoir effectif, c'est-à-dire praxis, et comme telle elle entraîne une certaine conception, compréhension du monde. Ce n'est pas originairement la connaissance qui fonde la praxis, mais l'inverse : c'est parce que nous sommes incarnés que de nos expériences concrètes découlent des comportements, des savoirs faire, des connaissances. Dans cette optique l'étude de pathologies s'avère importante dans la mesure où elle met parfaitement en lumière le lien antéprédicatif, le savoir de proximité, de familiarité, qui unit le sujet au monde par le biais de son corps. Dans l'exemple du membre fantôme où le patient continue de ressentir certaines sensations et des douleurs malgré l'amputation, la profonde inhérence du physique et du psychique au sein de l'existence est manifeste, au point qu'il est impossible de les considérer, à partir de l'étude de ce cas concret, comme deux ordres hétérogènes. Le corps phénoménal par lequel l'homme assume son quotidien sans que chaque geste, chaque instant, constituent pour lui une énigme, un obstacle, est bien ce "je peux", ce pouvoir d'intervenir à tout moment sur lui-même comme sur les choses et les êtres, au point de faire oublier sa présence et son action, d'être "corps habituel" à partir duquel l'existence se déploie et se dépasse.
Ce caractère reconnu au corps est certes l'indice d'une présence à soi mais qui n'est jamais, il faut le dire et le répèter, pure coïncidence et implique que le mode d'être fondamental du corps propre est celui d'un perpétuel décalage, d'une tension irréductible à la fois envers lui-même et à la fois envers les objets et êtres qui l'entourent. Il y a une opacité, fondamentale et inaliénable de l'exister qui font de l'homme un être de visée permanent, où tout est toujours à recommencer. Il n'est pas question ici d'affirmer le néant de l'existence en des vues pessimistes dans la mesure où la perception atteint son but, signifie, mais ce but comme ce sens sont toujours à renouveler, s'inscrivent dans une perpétuelle dialectique sans synthèse durable. L'existence est foncièrement ambiguë parce que le corps, comme la conscience, ne se recouvrent jamais eux-mêmes ou l'un l'autre, ne peuvent être en totale coïncidence avec eux-mêmes, pures passivités à la manière des choses. C'est pourquoi, la visée intentionnelle est toujours à faire, de même que l'effort expressif. Dès lors, doit être mise en avant la prééminence originaire du corps doté de deux fonctions qui pourraient être spécifiques au sujet pensant : l'intentionnalité, c'est-à-dire l'action de vivre un Dehors ou un Autre et ce faisant de conférer un sens à ce qui nous est extérieur comme à notre propre comportement, et la faculté de s'exprimer, non au moyen de signes linguistiques, mais grâce à la corporéité comme : "puissance ouverte et indéfinie de signifier - c'est-à-dire à la fois de saisir et de communiquer un sens - par laquelle l'homme se transcende vers un comportement nouveau ou vers autrui ou vers sa propre pensée à travers son corps et sa parole." (cf. Ibid, p. 226) Le corps apparaît donc comme spontanéité signifiante en même temps "qu'arc intentionnel" grâce auquel le sujet peut assumer son existence quotidienne sans se heurter à l'altérité radicale du monde et des autres. C'est à partir du moment où est prise en charge cette vie antéprédicative qui constitue la toile de fond de tous nos actes, plus encore leur condition même de possibilité, que nous pourrons nous ouvrir à un degré d'intelligibilité supérieur. La fonction symbolique exercée par cet arc intentionnel qu'est le corps assure la jonction, se donne comme médiation originaire et originale entre ce que l'on pourrait appeler le vécu à l'état brut et la dimension intellectuelle et spirituelle : "Les sens et en général le corps propre offrent le mystère d'un ensemble qui, sans quitter son eccéité et sa particularité, émet au delà de lui même des significations capables de fournir leur armature à toute une série de pensées et d'expériences." (cf. Ibid, p.147) L'on assiste bien par rapport à la pensée classique à une réhabilitation de la corporéité qui fonde notre rapport au monde comme à autrui en manifestant le primat de la perception en même temps que la signification qu'elle contient en creux. L'expression corporelle est bien ce par quoi l'homme s'arrache du monde naturel, sans pour autant cesser de lui appartenir, mais en le transposant dans un ordre supérieur, celui du sens. Elle assure la transition entre le pur donné naturel et le monde culturel régi par une conscience constituante : "Le corps dans l'expression joue le rôle de symbole d'une certaine signification dont il essaie de se faire l'emblème. Le sens de l'expression est, disons-nous, ce qui apparaît à l'intersection des gestes expressifs compris selon les procédés fondamentaux dans une culture déterminée."
Le corps est donc ce lieu virtuel où advient un sens qui n'est jamais préétabli ou surdéterminé, mais se donne comme une réponse originale en fonction de la situation présente. Merleau-Ponty dit ceci dans La prose du monde : "Toute perception, et toute action qui la suppose, bref tout usage de notre corps est déjà expression primordiale, c'est-à-dire non pas le travail second et dérivé qui substitue à l'exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d'emploi, mais l'opération qui d'abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l'exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préétablie, mais par l'éloquence de leur arrangement même et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n'en avait pas, et qui donc, loin de s'épuiser dans l'instant où elle a lieu, ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition..." (p. 110-111). Le corps n'est pas un automate, ne se limite pas à une série de comportements innés qu'il sélectionnerait en fonction de stimuli extérieurs, mais adopte spontanément une attitude qui est cohérente même si elle n'est pas totalement transparente à elle-même, et c'est pourquoi Merleau-Ponty utilise le terme de mystère. La corporéité met en oeuvre une fonction symbolique qui préside à la genèse du sens, et définit par là un style qui lui est propre. Cette notion de style - qui joue à un double niveau, sur le plan du langage comme celui de l'expression - est précisément ce qui unit, en les résumant, les deux fonctions majeures de la corporéité, intentionnalité et pouvoir de signifier. Le sujet incarné imprime physiquement son style et à ce titre fait oeuvre d'individuation. En étant structurellement identique aux autres, il n'est pas pour autant anonyme parce qu'il exprime une manière d'être au monde originale et personnelle ; c'est la raison pour laquelle Merleau-Ponty affirme page 176 de la Phénoménologie de la perception que : "Ce n'est pas à l'objet physique que le corps peut être comparé, mais plutôt à l'oeuvre d'art." Le sujet incarné est un noeud de significations vivantes par lequel il se transmue en subjectivité indéclinable, dotée d'une personnalité unique.
Ce qui est mis en évidence avec Merleau-Ponty, est le fait que le sujet n'est ni immergé dan un monde, un Lebenswelt (littéralement le monde de la vie) qui l'enveloppe de tous côtés au point de l'étouffer, de le réduire au silence, ni une pure conscience constituante, pas plus qu'un composé mal assorti de deux ordres antagonistes, le psychique et le corporel, mais une totalité expressive qui génère du sens.
Je retiens également le concept "d'ouverture", fondamental pour comprendre, chez Bergson et Nietzsche (les deux auteurs sur lesquels j'appuyrai le couplage conscience vivante et univers), la manière qu'a ma perception de dépendre de quelque chose qui est perceptible virtuellement, en droit, de s'ouvrir à de l'ouvert, à de la durée, à quelque chose d'analogue à ma conscience, une conscience/univers. En ce sens, il n'y a pas de différence entre être et être perçu. C'est comme si nous appréhendions un rapport de durées (univers/vie) au sein d'un rapport de mouvements (mouvement d'univers/action vitale qui reçoit le mouvement, le retarde, le divise et le redistribue cérébralement sur les voies motrices). Par conséquent, notre propre durée semble impliquer la durée de l'univers, l'apparaissant en nous semble impliquer un apparaître en soi... Faut-il, comme l'a fait Deleuze, penser un chiasme de l'être et de la pensée, de l'ontologie et de la conscience ? La phénoménologie implique alors l'ontologie. En deça des images fixes de la perception, il y a un agencement d' "images-mouvement" qui agit dans ma conscience et que ma perception appréhende comme le "rayonnement", la mobilité sous la figure rigide, le changement dans le tout. Des images en soi apparaissent en moi, imperceptible de la perception. Par notre perception nous sommes plongés dans un rayonnement général, dans un univers-lumière dont nous ne sommes que les vibrations. Autrement dit, il n'y a qu'un seul plan d'univers avec des durées qui différent. Les illusions du réalisme et de l'idéalisme découlent de ce qu'on traite le vivant comme "un empire dans un empire". Mais celles-ci disparaissent quand, au contraire, on ramène le corps biologique à l'univers, la partie au tout, comme le faisait déjà Spinoza pour penser Dieu. Car déjà chez Spinoza, la manifestation de Dieu ne consiste pas en un dédoublement à la suite duquel il y aurait d'un côté Dieu qui, par l'intermédiaire du corps ou d'entendement, disposerait d'un autre côté, c'est-à-dire en nous, son idée au milieu des autres idées. L'idée de Dieu en nous et la chose particulière hors de nous (Dieu) sont une seul et même chose, sont Dieu lui-même tel qu'il se manifeste. De même que la lumière n'a pas besoin que l'on ouvre les volets pour briller, de même Dieu n'a pas besoin du corps ou de l'entendement pour se manifester. Comme si la lumière devait être éclairée ! Mais qu'il y ait un corps ou un entendement et l'idée de Dieu y brillera, parce qu'elle brille toujours déjà par elle-même. Dieu seul est "cause" de son idée produite en nous. Point de médiation, cette "manifestation n'est pas une connaissance qu'on tire d'autre chose, elle est immédiate" (cf. Spinoza, Court traité, II, chap. XXII). La psychologie ouvre sur un univers comme ensemble d'images-mouvement, un "univers comme cinéma en-soi", "métacinéma" (cf. Deleuze, l'image-mouvement). C'est dire que la conscience perd ici son privilège, elle n'est plus seulement conscience intentionnelle en situation. En fait, l'ontologie exige ici une conscience non plus de fait mais de droit : le cinéma en soi est corrélé à un oeil en soi. Autrement dit, la perception implique toujours une luminosité plus vaste qui ne peut apparaître parce qu'elle n'est pas encore réfléchie, arrêtée. La perception immanente chez Bergson est bien de cet ordre : vision du Tout, photographie du Tout, "en droit, l'image du Tout" (cf. Matière et mémoire). Plus de perspective ici, plus de point de vue sur les choses. Il en va comme si la photographie était déjà prise, "dans l'intérieur même des choses et dans tous les points de l'espace" (Ibidem). Un oeil dans la matière, une conscience dans la matière. Ce plan d'images-mouvement est précisément une lumière invisible qui ne se révèle que dans sa réfraction sur le corps vivant. Cet apparaître en soi n'est autre que la conscience en droit du Tout, puisque le tout est continu et rayonnant et que chaque image le contient virtuellement. Dans notre perception vitale nous avons affaire à un proto-art qui devance notre conscience mais ne se manifeste qu'en elle (dont nous avons aussi un aperçu avec la Naissance de la tragédie de Nietzsche). Ce proto-art n'a pas de sens si l'on imagine un donné perceptif objectif, un fond originaire chosique qui précède la conscience. Il n'y a pas de subjectivité pure, mais une subjectivité semblable à l'univers matériel. Tel est le chiasme de l'être et de l'apparaître.
C'est dire encore une fois que pour la phénoménologie le monde, constitutif de l'apparaître, est l'a priori de l'apparition du sujet à lui-même. Au lieu que le monde soit constitué de vécus, il n'y a de vécus que sur fond de monde. Le sujet n'est plus isolé du monde, retranché dans une intériorité fermée. Et c'est pourquoi il faut le penser. Comme moment de l'apparaître, et non plus comme constituant l'apparaître, il s'agit de suivre le sujet au fil de sa phénoménalité qui découvre la présence invisible, intotalisable du monde. Une tension existe entre le sujet et son apparaître comme univers (le sujet comme "médiateur de l'apparaître" ). Il s'agit de ressaisir la distance qui existe nécessairement entre le sujet engagé dans le monde, mais s'en dégageant nécessairement. Seul un sujet vivant en mouvement et désirant introduit une négativité suffisante, un décalage entre horizon du monde et actualisation, pour rendre compte de la relation constitutive entre un apparaître invisible de l'univers, indépendant du vécu et son apparition subjective, étant singulier qui met l'univers à distance pour qu'il apparaisse. Le désir est ce qui rapporte l'une à l'autre l'apparition finie et la co-apparition du monde qu'elle suppose. Mais, pour Bergson, il faut bien le dire, la condition subjective n'a aucun privilège ! Je pars de ma perception, mais celle-ci s'ancre dans un mouvement d'univers qui la déborde de toute part. Ma durée de vie s'inscrit dans l'histoire de la vie ! Deslors, notre expérience plurivoque est à la fois psychologique et ontologique : ce qui signifie bien que notre conscience est un rapport à l'absolu sous toutes ses formes et non un absolu. L'apparaître en soi ne se donne aucun sujet, elle est relation à un corps vivant quelconque dont elle permet la production d'une subjectivité, auquel elle apporte un effet de conscientisation. Message édité par l'Antichrist le 19-03-2008 à 18:29:27
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