l'Antichrist | rahsaan a écrit :
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II) LE VIRTUEL COMME ESSENCE DE DIEU
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2) Spinoza
Je me réfère à lune des propositions les plus ardues de LEthique : II, 8. a. Les trois genres de connaissance
Le livre II sintitule De la nature et de lorigine de lesprit. Spinoza part du postulat que lhomme pense et analyse lesprit humain comme mode de la substance divine sexprimant sous lattribut Pensée. Cest notamment dans ce livre quest développée la célèbre distinction entre trois genres de connaissance.
- Le premier genre est à peine une connaissance. Cest la compréhension du monde par imagination, c'est-à-dire à partir de leffet que les choses produisent sur nous. Par ce mode, qui est celui de lopinion, nous ne concevons que les effets des choses, sans du tout connaître adéquatement la cause qui a engendré cet effet.
- Le second genre est celui de la droite raison, par lequel nous passons de limagination des effets à la connaissance adéquate des causes. Lune des bases de cette connaissance est, pour Spinoza, la physique mathématique et les études de dynamique et de vitesse (étude des rapports relatifs de mouvement et de repos des corps). Cette connaissance relève de luniversel car elle nous apprend ce qui est valable pour toutes choses. Ainsi, lorsquun mobile rencontre un plan, langle dincidence sera égal à langle de réfraction.
- Quant au troisième genre de connaissance, il nest pas développé en tant que tel avant le livre V de lEthique, et encore seulement sur la fin du livre, avec le tournant mystique final, qui va de V,21 (« Dieu néprouve aucune joie ») à V,25 (« Dieu saime dun amour infini »).
[Je conseille aux débutants en philosophie de sauter lexplication qui suit, des plus ardues, et de continuer leur lecture au c. Le virtuel pur]
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Bon, en venant jeter un coup dil sur ce forum, je tombe sur votre texte. Je le trouve intéressant (je passe sur toute la partie consacrée à Aristote et Leibniz : nous sommes en terrain connu), mais javoue quil me laisse perplexe. Je saisie donc loccasion qui mest offerte pour venir parler un peu de la philosophie de Spinoza (je lavais annoncé il y a déjà un bon moment) et peut-être pas comme on pourrait classiquement sy attendre (bien que votre second message sur Spinoza soit réjouissant de modernité) !
En effet, je ne vois pas ce qui, dans votre explication, vient justifier lassociation entre la « virtualité divine » et lidée que « le virtuel ne manque de rien » : dans votre présentation, la substitution de la « virtualité » à « lactualité » de la substance néglige purement et simplement que la substance chez Spinoza implique lexclusion de toute finitude ontologique, ce qui, sans aucune précision supplémentaire de votre part, empêche évidemment de conclure que « le virtuel ne manque de rien ». Je tiens à vous rappeler que dans la sphère dimmanence, tout nest quactualité et effectivité, même si tout ny est pas causa sui, cest-à-dire substance. Cest bien pourtant sur ce point que votre texte est imprécis comme nous allons le voir !
La substance spinozienne est une affectivité et une subjectivité, cest-à-dire un Soi qui ne cesse (doù lidée de « virtualité » ou de possibilité ontologique) de sauto-affecter à travers une infinité de modes, sous une infinité dattributs. Par substance, Spinoza entend « ce qui est en soi et est conçu par soi, cest-à-dire ce dont le concept na pas besoin dune autre chose pour être formé » (cf. Ethique, I, déf. III). La substance se manifeste donc par soi immédiatement sans sextérioriser, par exemple sous la forme dune idée dans lentendement de lhomme. La substance est toujours en soi, elle nest pas comme une Forme pure, cest-à-dire un pouvoir formel vide et abstrait qui attendrait, en quelque sorte, un remplissement, comme les « formes » kantiennes, et qui se comprendrait par conséquent en cette autre chose. La substance est une manifestation de soi qui subsiste en et par soi. La substance a donc une texture si lon veut, une matérialité qui nest autre quelle-même en tant que manifestation de soi comme « jouissance infinie de lexister » (cf. Spinoza, Lettre XII) ou « infinie jouissance de lêtre » (cf. Ibidem). La substance spinozienne nest ni un concept métaphysique, ni un principe méthodologique, mais un donné phénoménologique, non lobjet dune expérience, mais lexpérience elle-même que nous sommes constamment et qui est lépreuve dun Soi vivant. Autrement dit, la substance est affectivité de part en part, tout à la fois laffectant et laffecté, ce qui révèle et ce qui est révélé, de telle sorte quelle est la vie, « la force qui fait persévérer les choses dans leur être » (cf. Spinoza, Pensées métaphysiques, chap. VI), un conatus qui na rien dune force aveugle, inconsciente ou impersonnelle, mais se révèle comme Soi, comme ipsum et dont létoffe, la consistance (« lessence ») est précisément linfinie jouissance de soi. La jouissance de soi nest pas une tonalité passagère de la substance mais sa propriété ontologique, cest-à-dire le mode fondamental de manifestation du Soi qui résulte directement de la structure de laffectivité elle-même.
De ce point de vue, ce qui caractérise la substance, cest dabord son impuissance, impuissance à prendre de la distance par rapport à soi. Comme jouissance de soi, la substance est impuissante à légard de soi : la jouissance est ici un « se souffrir soi-même », cest-à-dire la possibilité dans lêtre de lêtre lui-même, identique à lessence de laffectivité de la substance et prescrite par elle. Comme possibilité pour la substance de séprouver, cette impuissance est alors identiquement puissance, puissance comme affirmation de soi et plus exactement comme jouissance de soi. Limpuissance de lêtre est identiquement lêtre de la puissance. La jouissance de soi est ce qui rend compte du processus infini de la substance. La substance est léternel procès par lequel elle vient en soi, séprouve elle-même, produisant ainsi constamment sa propre essence, pour autant que celle-ci consiste dans cette jouissance de soi et sépuise en elle (nous reviendrons plus loin sur cette idée tout à fait essentielle pour comprendre la nature du rapport entre la substance et ses modes).
Cependant, et cest là où votre texte manque lessentiel, la connaissance de soi nappartient pas à lessence de la substance : en elle-même la substance ne contient pas lipséité car celle-ci suit de sa nature en tant que « mode infini » sous lattribut Pensée. Certes, la conception par soi de la substance a pour propriété déterminante limmanence et limmédiateté. Autrement dit, comme vous le signalez, Dieu se connaît lui-même : il nest pas objet de sa science, il est sa science (cf. Pensées Métaphysiques, II, chap.VII) ! « Lêtre de lessence, de lexistence, de lIdée et de la puissance » (cf. Pensées Métaphysiques, I, chap. II) sont en Dieu une seule et même chose, ce qui signifie que dans la substance, « son entendement ne se distingue pas de son essence » (cf. Ibidem). Ce qui se conçoit ainsi clairement par soi, cest la puissance actuelle dexister et non une quelconque « virtualité ». Cela na tout simplement pas de sens pour la substance ! La substance, en tant que ce qui est conçu par soi, est cette puissance dexister qui se connaît immédiatement et de toute éternité sous forme dune ipséité. Mais (et ceci pour rendre justice à votre texte), sans remettre en question limmanence et limmédiateté de la substance, Spinoza pose des distinctions de nature entre la substance (1), la substance comme Chose pensante (2) et enfin lentendement infini ou Idée de la substance (3), distinctions que votre texte ne prend pas du tout en compte et qui sont pourtant fondamentales pout juger de la pertinence de lusage de cette notion de « virtualité » !
1) Nous lavons dit, la substance séprouve par elle-même et, dans cette épreuve de soi, engendre des modes. Lhomme est lun de ces modes. « Par mode, jentends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose, par quoi il est ainsi conçu » (cf. Ethique, I, déf. 5). La substance est donc la condition de possibilité des modes : elle est le pouvoir par lequel peuvent être et être conçus, cest-à-dire peuvent se manifester et exister effectivement, les modes du penser.
Pour comprendre cela il faut se rappeler que la substance est pure affectivité. Appliquée aux modes, cette idée a des conséquences importantes. Nous sommes renvoyés aux propos du cinquième livre de lEthique : là il sagit de mettre entre parenthèse les causes extérieures qui déterminent les passions, pour ne plus les considérer que comme « modes du penser ». Laffectivité est le pouvoir immanent du penser, pouvoir de séprouver soi-même.
En effet, lorsque lon considère les idées comme modes du penser, cest-à-dire comme réalités chaque fois singulières (différentes des notions communes), on exclut toute forme dexplication par les « objets mêmes quelles représentent », cest-à-dire par ce qui est relatif au contenu objectif de lidée et lon réduit lidée à son essence formelle : lidée devient un ipsum intelligere, un « se comprendre soi-même » (cf. Ethique, II, prop. XLIII, scol.), cest-à-dire un savoir de soi, une pure manifestation de soi. Nous ne sommes plus dans une problématique théorique, cest-à-dire dans une connaissance du second genre qui pose intellectuellement des concepts au sens kantien. Spinoza nous introduit dans un nouveau genre de connaissance qui vise lessence effective de la réalité et où lintellection doit se comprendre comme « aperceptio originelle » : réduite à son essence formelle, lidée se sent immédiatement. Dans le Traité de la réforme de lentendement, Spinoza écrit : « Pour savoir, il nest nul besoin que je sache que je sais et encore bien moins que je sache que je sais que je sais, pas plus que pour comprendre lessence du triangle, il nest besoin de comprendre le cercle... » Le « je sais » originaire, en dehors de toute représentation, cest-à-dire sans mise à distance, sans redoublement, sapporte lui-même à la connaissance de soi, sans rien présupposer : il est un effet qui contient sa cause, qui ne fait quun avec elle. Bref, ce « je sais » est une essence formelle : il se sent, cest-à-dire quil se sait par soi, indépendamment de tout intermédiaire. Dans la scolie de la proposition XXIII de la cinquième partie de lEthique, Spinoza écrit aussi : « Mais néanmoins nous sentons et faisons lépreuve que nous sommes éternels. Car lesprit ne sent pas moins les choses quil conçoit par lentendement que celles quil a dans la mémoire. En effet, les yeux de lesprit, par lesquels il voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes... » Autrement dit, les démonstrations géométriques ne sont que des instruments dont lentendement se sert pour montrer à lesprit « des choses » que nous connaissons déjà mais sans pouvoir les « voir » ni les « observer ». Le « sentir » et « lépreuve de léternité » sont les conditions de possibilités des démonstrations dont nous pouvons ensuite tirer toutes les conséquences.
2) Réduite à son être formel, lidée ne désigne donc plus un contenu de pensée (comme une équation mathématique), mais lentendement (« lacte même de compréhension », cf. Ethique, I, prop. XXXI, scol.) ou lamour, le désir, la volonté, la sensation, limagination, les sentiments, etc
autrement dit tout ce qui est immédiatement affirmatif de soi. Réduite à leur essence formelle, nos idées se sentent et se manifestent immédiatement comme ipsum intelligere, cest-à-dire comme Soi. Or, lentendement, lamour, etc
sont autant de « modes du penser ». La sphère dimmanence est donc constituée de lensemble de ces modes du penser considérés de façon immanente, en tant quils se donnent dans lépreuve de soi. Mais, se situant dans limmanence pure, ces modes du penser, qui sont autant de pensées singulières, enveloppent le concept de Pensée ou de « chose pensante » (cf. Ibidem, II, prop. I, dém.) par quoi, nous lavons dit, elles peuvent être et être conçues. Autrement dit, la condition de possibilité des modes, qui est le pouvoir par lequel ils peuvent être et être conçus, cest la substance en tant que chose pensante, cest-à-dire la pensée comme attribut de la substance.
Ainsi, les modes en lesquels sexpriment la substance se comprennent par rapport à la substance, en tant quaffections de celle-ci : la substance est le pouvoir (ou la « puissance ») par lequel je mauto-affecte et qui ne cesse de sauto-affecter. Cest pourquoi, lunité de lhomme renvoie directement à la substance conçue elle-même comme infinie jouissance de soi, comme ipsum intelligere, comme vie et conatus. Cela signifie une pensée absolue qui se connaît elle-même, qui est donc elle-même une épreuve effective. Nous lavons déjà dit, comme subjectivité, la substance est pour elle-même son propre contenu, se sent elle-même, séprouve elle-même. Laffectivité pure de la substance ne révèle quelle-même. Cest précisément à cette condition quil est donné aux modes dêtre et dêtre conçus : « Dieu agit par la même nécessité qui le fait se comprendre lui-même, cest-à-dire que de même quil suit de la nécessité de la nature divine que Dieu se comprend lui-même, il suit également de la même nécessité que Dieu produit des choses en une infinité de modes » (cf. Ethique, II, prop. III. Scol.).
3) Toutes les pensées singulières qui saffirment elles-mêmes renvoient donc à ce qui permet de les concevoir, cest-à-dire au pouvoir qui les affirme toutes comme idées, à savoir la substance comme chose pensante. Or, en tant quelle est chose pensante, la substance pense nécessairement tout ce quelle est susceptible de penser (saffirmer comme cause, cest identiquement affirmer tous ses effets) : cela signifie sexprimer de manière chaque fois déterminée sous la forme dun mode, en donnant à celui-ci de saffirmer lui-même. Mais en même temps, la substance saffirme elle-même dans sa totalité, sous la forme dune idée unique. « En Dieu, est nécessairement lidée tant de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence » (cf. Ethique, II, prop. III). Dieu naffirme pas que les modes : il saffirme lui-même sous la forme dune idée et en saffirmant ainsi, il produit aussi tous les modes : « lidée de Dieu doù suit une infinité de choses en une infinité de modes » (cf. Ibidem, prop. IV). Les modes saffirment donc (ipsum intelligere et conatus) en tant quils sont conçus par Dieu, dans la mesure où lui-même est ce pouvoir de concevoir et de saffirmer qui, effectivement, saffirme et se comprend dans lidée unique quil a nécessairement de lui-même.
Mais lIdée unique de la substance nest quun mode de la substance (ce qui, encore une fois, ne veut pas dire que lidée de Dieu serait un objet de sa pensée, une re-présentation relevant de limagination) : « Lentendement en acte, fini ou infini, comme aussi la volonté, doivent être rapportés à la Nature Naturée et non à la Nature Naturante » (cf. Ethique, II, prop. XXXI). Ainsi, les idées de toutes les choses (modes finis) ne sont pas dans la substance mais dans lentendement ou Idée de la substance. LIdée de la substance, comme mode infini immédiat, précède tous les autres modes et renferme ainsi les idées de toutes les choses sans pourtant les avoir créées, puisque tous les modes sont engendrés et libérés par la substance.
Pourtant, lIdée de la substance se différencie dun mode fini parce quelle est co-éternelle à la substance. A la proposition XXI de la première partie de lEthique, Spinoza écrit que ce mode suit immédiatement (lantériorité de la substance sur son Idée est « ontologique » par la cause et non par le temps) de la nature absolue de lattribut Pensée, ce qui signifie quil a toujours existé et est infini, autrement dit quil est éternel. Mais si chacune des idées singulières est comprise dans lIdée par laquelle la substance se connaît, si toutes les idées contenues dans lIdée de la substance ne saffirment elles-mêmes et ne deviennent des idées effectives, réelles, pleinement affirmatives delles-mêmes, que parce que la substance a dabord engendré, de toute nécessité, lidée de son essence, a donné à son idée de saffirmer elle-même, on comprend que le rapport entre le mode infini immédiat et les modes finis nest pas un rapport de cause à effet, mais un rapport entre le tout et les parties.
Toute la difficulté est alors de comprendre comment chaque idée singulière peut être une partie de lidée de Dieu sans que lindivisibilité de Dieu (cf. Ethique, I, prop. XIII) ne soit remise en question, cest-à-dire sans que lidée de Dieu ne se divise elle-même en une infinité de parties. Dieu doit être pareillement présent dans le tout et dans les parties, dans son entendement et dans le nôtre. Disons clairement que cest en ces termes que se pose le problème de la « virtualité » de la substance. Toutes les idées ont pour cause Dieu : dans la mesure où chacune renferme ainsi toute sa cause, elle est nécessairement idée adéquate, se comprenant entièrement ! Quelle place reste t-il alors pour une « virtualité » distincte de la pure actualité ? Et si oui, sous quelle forme ?
Parler de lunité de laffectivité de la substance, cest affirmer lidentité de lessence et de lexistence, de la cause et de leffet. Il ny a aucune altérité dans la substance infinie qui puisse permettre une distinction entre deux ou plusieurs parties qui seraient nécessairement finies, puisquelles se limiteraient lune lautre. Mais lunité de laffectivité de la substance ne désigne pas seulement lidentité figée du contenu et de la forme : elle est plus fondamentalement la puissance ontologique qui pose et maintient cette identité, cest-à-dire le pouvoir de parvenir en soi-même, de se recevoir et de sunir ainsi à soi-même. Spinoza conçoit la substance comme puissance ou comme force : puissance par laquelle la substance se produit elle-même, sunit à elle-même, force par laquelle elle persévère dans son être, par laquelle elle saffirme elle-même. Bref, il ny a pas dau dehors de Dieu : Dieu ne se connaît pas en sobjectivant, mais se connaît immédiatement comme pouvoir de se connaître lui-même. Cette connaissance de soi est donc contemporaine de Dieu, puisquelle est Dieu lui-même. Ainsi, « lidée de Dieu, en vertu de laquelle il est appelé omniscient, est unique et parfaitement simple » (cf. Ethique, II, prop. IV). Cela signifie que la manifestation de Dieu, cest-à-dire de lessence, saccomplit dans lunité de son rapport à soi, cest-à-dire comme totalité de sa réalité ou, ce qui revient au même, comme réalité effective. Autrement dit, dans lunité de la substance, tout nest que nécessité, cest-à-dire existence. LIdée de Dieu et les idées qui en dépendent sont donc privées de toute possibilité, cest-à-dire dun horizon temporel : elles ne peuvent devenir autre chose que ce quelles sont déjà. Comme idées adéquates, les idées ne souffrent daucun décalage temporel entre ce quelles sont et leur apparence : il ny a pour elles aucun espace de jeu pour que le possible devienne lui-même possible. Dans lépreuve de soi, il ny a rien que la substance ne soit pas ou pas encore dans lactualité de sa réalité. La substance ne se donne pas par esquisse, elle ne connaît ni passé, ni avenir, elle nest pas dans lattente de soi, ni ne se retient : elle est toute présente à elle-même, tout en elle est nécessairement présent. Dans lépreuve de soi quest la substance, tout est donné : rien en elle nest à venir, rien non plus ne saurait avoir disparu. La substance se donne dans la totalité de sa réalité. Nulle volonté et nul désir dans la substance, ce serait introduire de limperfection en elle (cf. Ethique, I, prop. XXXII, cor. II ; XXXIII, scol. II et aussi lappendice). Dans lépreuve de soi de la substance tout est nécessité. Or la nécessité désigne à la fois limpossibilité dun recul par rapport à soi et labsence de progrès ou de déchéance : dans la totalité de sa réalité, la substance ne possède donc aucun au-delà ni aucun dehors, ni aucun autrement et est nécessairement sans manque, sans désir ni poursuite daucune finalité. Bref, la substance est une épreuve absolue excluant de soi toute temporalisation extatique : ce qui se manifeste dans limmanence de la substance est par essence éternel : « la nécessité, autrement dit léternité » (cf. Ethique, I, prop. X, scol. et aussi ibid., I, déf. VIII). La durée, lavant et laprès ne peuvent concerner lexistence nécessaire de la substance : lexistence de Dieu étant son essence même, nous ne pouvons lui attribuer lexistence future, car cette existence quil aurait à lavenir lui appartient déjà en acte. Lépreuve absolue de la substance est lépreuve dune pure actualité, ne contenant dans son essence aucune puissance, aucune possibilité, aucun à-venir. La pure actualité de la substance na ni passé, ni futur, elle est pure présence à soi, pure éternité ou nécessité.
Or, si la substance est indivisible, si elle pose son existence sans la moindre restriction, si elle séprouve dans la totalité de son être, sans limite, sans commencement ni fin, elle sexprime néanmoins à travers une infinité de modes : en tant que cause immanente du mode, la substance est toujours toute entière à lintérieur de chacun de ses modes. Pour résoudre la difficulté de limmutabilité de la substance qui se modalise sous telle ou telle effectuation, en dincessantes modifications, il faut alors lier la substance comme « virtualité » ou Potentialité et leffectivité de nos propres pouvoirs. Le passage de la virtualité à leffectivité ne doit pas sentendre comme passage de la puissance à lacte à la manière aristotélicienne, mais comme affection de la substance. La puissance implique la notion de non-être sous la forme du pas-encore. Or, dans la virtualité de la substance, dans lépreuve qui consiste à posséder toutes les effectuations possibles, il ny a pas de place pour le pas-encore ou pour lavoir-à-être. La virtualité, cest lidée de lidée, lidée constamment en possession de soi, cest-à-dire comme un éternel demeuré en soi, le pouvoir de se mettre à tout moment en uvre. Leffectivité, cest le fait déprouver nos actes dans limmanence de leur exercice. Ainsi, la virtualité de la substance ne signifie pas la puissance en possession delle-même, attendant son accomplissement pour être effectif, mais que nous sommes actuellement et constamment en possession de toutes nos idées. Cette virtualité reste ce quelle est que nous accomplissions ou non les possibles. Autrement dit, leffectuation ou la non-effectuation des virtualités de la substance ne lui apporte rien, ne vient aucunement la parfaire. La substance reste pleine actualité ontologique, comme Soi immuablement en possession de soi, contenant en ce sens toutes les effectuations passées, présentes ou à venir, cest-à-dire les rendant possibles. L'Idée de la substance est une possibilité générale qui, dans son présent ontologique, porte en elle toutes les idées passées et à venir. Aucune effectuation de celles-ci ne saurait donc signifier un accomplissement de la substance, sa réalisation. C'est cette ambiguité dans l'usage du terme de « virtualité », c'est-à-dire comme non-être, comme puissance, qui méritait d'être clarifiée : aucune puissance ne peut concerner la « virtualité » de la substance toujours en acte. Si la substance est la possibilité que je suis, ce n'est pas en tant que cette possibilité contient du non-être mais en tant qu'elle se modalise constamment sans jamais altérer ou accomplir la substance elle-même.
L'affectivité de la substance est donc une forme qui, loin d'être vide et en attente d'un contenu, est déjà pour elle-même son propre contenu mais en tant que forme (c'est-à-dire comme substance et plus précisément comme Soi, comme ipséité) et qui, d'être ainsi une forme en acte, est du même coup la possibilité universelle et pure de recevoir un contenu, un contenu qui, bien sûr, n'est pas un contenu de la forme, c'est-à-dire ne lui est pas étranger. C'est la substance toujours actuelle qui est la possibilité, en tant que forme, de devenir une idée effective toujours singulière. L'effectuation de l'idée n'est pas un contenu que le mode se donnerait, il est ce que le mode devient lui-même. Bref, l'épreuve immanente de la substance est celle d'une « virtualité » qui est toujours en même temps modalisée d'une manière ou d'une autre. Les modes finis sont une « virtualité » pure et universelle (mais ipséisée), en même temps toujours modalisée d'une manière singulière. C'est donc cette modalisation, toujours singulière et déterminée, qui s'éprouve comme accomplissement de la substance, non comme sa simple mise en uvre mais comme son développement que nous sommes et dont nous ne pouvons jamais épuiser la pleine épreuve ! PS : je viens d'éditer en prenant en compte le contenu de votre remarque juste en dessous. |