
Salon littéraire :
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar
Aujourd'hui : La saga du trône de Fion - Tome 2 - Sus au sein royal. Extrait numéro 63.
. Helleborus Niger, sa sœur Hilde et sa femme Zazette bridaient au vent dans la grise lueur du matin, à croire qu’un vilain et terrifiant dragon leur calcinait les chausses de ses flammes mauvaises. C’est qu’ils avaient ladré le trésor royal entier de Caroline-Marie-Thérèse-Charlotte-Antoinette Touatulanîkée, la puissante reine de Touatuakagué, glorieuse couronnée de la terre du p’tit lieu, souveraine du Doigt des derniers hommes et charmant bouclier du Marais-Jean. Les trois voleurs savaient pertinemment que son emblème courroucé courait à eux et que si jamais cette reine bafouée les retrouvait, la ruine et la mort tomberaient sur eux à l‘épieu, à la hache, au couteau, puisque c’était là nobles et justes pratiques pour celui qui était volé. S’ils étaient pris, point ne fallait songer à demander la grâce de sainte Kramouille, celle qui règne sur le couple de la Terre et du Ciel et qui fut pourtant à l’aube des temps témoin de choses inouïes. Et puis d’abord, Kramouille la Magnifique punit voleurs et paresseux ; d’autant plus que ces trois larrons qui s’enfuyaient à toute allure sur la grande plaine herbeuse se disaient membres de la Bronze Compagnie, une secte de sorciers, dont Helleborus Niger portait l’anneau à son index. Fort heureusement, dans un sens, ils ne chevauchaient pas sur les sentiers de grand commerce, où ceux du royaume de Kiess trafiquaient la girofle, la muscade, la cardamome, l’indigo et le melon. Il ne serait pas meilleur pour leur sort que leur trésor tombât entre les mains des négociants. Voleurs et marchands mangent bien trop souvent dans le même râtelier. C’est ainsi que, poussant fortement des étriers et bien que tirant à tour de rôle la charrette où s’entassaient pièces et vaisselle d’or pur, ils marchaient en se hâtant vers le nord du Minouland, où se trouvaient les races inconnues les plus éloignées. Des gens habitant de mervoilleuses contrées nouvelles, dont ils pourraient bien certainement s’offrir, grâce à leurs incroyables richesses si bien dérobées, le bon refuge et l’appui secourable. L’objectif se voyait cependant fort lointain, alors que le trio à la bouche desséchée se savait poursuivi comme lièvre éperdu par des milliers de barons et de chevaliers fort habitués à tuer.
– Diantre kramouille, fit Helleborus, en provoquant la halte de son cheval déjà épuisé, la vue est bien trop large en ces lieux ! Les gens de Touatulanîkée n’auront guère de mal à nous y trouver.
– Allons, allons, mon frère, lui répondit la vieille Hilde, endurons nos souffrances sans broncher, nous avons tout de même une bonne avance sur eux. Elle sortit une miche de pain noir d’un sac de toile, pour partager.
– Mon roussin n’en peut, lâcha Zazette en acceptant l‘offrande de mastiquer, et moi non plus ! Et pourtant point ne faut lambiner par ici, nous savons tous que nos cous sont fragiles.
– Il est vrai que ce maudit chariot nous retarde grandement, mais nous lui devront des jours meilleurs, les plus beaux qu’un homme puisse désirer, ma mie. Que la wérole étouffe tous ceux qui menaceraient de nous l’enlever, maintenant que ces fruicts étincelants sont à nous !
– Tu chantes beau mon frère, ajouta Hilde, mais à trois contre cent mille, la partie que nous jouons est bien inégale. Je crois déjà sentir sur ma peau la longue chemise des suppliciés, mais je jure de mordre jusqu’au sang le maraud qui voudra m’attacher au poteau !
– A doncques, marchons à présent avec hardiesse sans se soucier de l‘infortune, ma femme et ma soeurette, ne laissons point ces chiens furieux de Touatuakagué nous rattraper, il n’en coûterait pas seulement notre liberté, mais notre vie à tous, car nous serions vilainement occis et abattus.
Leur chaud manteau de laine jeté sur les épaules, les fuyards repartirent aussitôt et leurs corps las rêvaient de l’abri d’une simple cabane de paysan, où règnerait bon feu. Mais, alors qu’ils étaient talonnés par une forte armée ferrée de lances odieuses, il n’y avait pas de chaumière bienveillante à l’horizon, puisque pour tout dire, ce paysage grandiose qui s’ouvrait devant eux n’avait pas d’habitant, ni aucun peuple des champs. Il n’y avait pas ici de place pour les belles moissons, ni de roc solide où dresser un château. Oui, décidément, pour les fugitifs arpentant cette inhumaine contrée qu‘elle ne voulait garder, sainte Kramouille refusait tout secours. La voiture chargée d’or roulait mal, il fallait trop souvent la pousser et en retroussant sa robe tachée de boue, dame Zazette y perdait quelquefois toute attitude décente. En observant à la dérobée cette épouse vaillante s‘échiner dans l‘ornière, Helleborus Niger ne pouvait s’empêcher d’y voir comme la prémonition d’une prochaine déchéance. Il avait soudain peur qu’en ayant joué les canailles avec autant d‘audace, leur aventure fut trop osée. Que leur formidable gourmandise de richesse ne fusse en fin de compte que la triste et proche histoire de leurs trois cercueils alignés. Ils avançaient pourtant avec obstination, soirs et matins se mélangeaient, la terre collait à leurs chaussures mouillées, autour d’eux dans les bois rares trottaient belettes et sangliers et parfois, une tête de cerf sortait prudente des néfliers. Ils dressaient les bûches, en ayant peur de la fumée qui montait haut dans le ciel, ils couchaient tard dans les buissons pour calmer l‘équipée nocturne, emmitouflés dans les fourrures et parfois, pour braver le destin, les femmes riaient volontiers de leur messe d’enterrement. Le lendemain, elles ramassaient des pissenlits pour les manger, accompagné d’un plat de luisantes pommes cuites. Mais personne n’était dupe, l’armée de la reine Touatulanîkée, sans aucun doute, se rapprochait d’eux inexorablement. Helleborus Niger en devenait chaque jour plus bourru.
Ce fut un matin pluvieux où l’arc en ciel irisait les nuées qu’il furent encerclés par une patrouille silencieuse. De toute évidence, ce n’étaient pas des bûcherons. Helleborus joua de sa bague au doigt comme on invoque un talisman, mais les autres se montraient bien de trop nombreux. Le sourire de leur chef avait la cruauté du loup. On les fouilla, ils durent se laisser se faire et le trésor fut découvert, au grand étonnement de ces soldats inconnus. Toujours dans le même dénuement de paroles, les prisonniers furent poussés sans égards par la pointe des épées vers un grand camp, visiblement organisé en front de guerre. En examinant les bannières de taffetas qui s’agitaient au vent, Hilde y découvrit les couleurs de Kiess et de Mouyse. Le trio était tombé entre les mains des hommes du cupide et fourbe Ovoïde Vazy Métoian LXIX, l’empaleur de Kiess. C’était un bien grand malheur d’échapper à une armée pour se voir pogné si bêtement par une autre, encore plus dangereuse. Il furent jetés sous une tente plantée au milieu du tapage, sous la menace de quatre gardes en casque autorisés à tuer, si la chose se montrait nécessaire.
– Maudite guigne et maudit territoire, fit Zazette en prenant place sur un tas de paille, leur violence à notre égard ne sera pas moindre, et notre joli trésor semble cette fois perdu ! Par Kramouille, nos cols serons bientôt caressés par de bien vilaines mains.
– Or ça, corne de bouc, lui répondit son mari le forgeron, en volant ces richesses j’ai signé de mon sang la vente de mon âme !
– Avez-vous vu, mon frère ? dit Hilde, il me semble avoir aperçu à l’orée de ce campement de routiers le fanion vermeil des wérolés.
– Qu’à Kramouille ne plaise, ma sœur, fort heureusement nous en sommes protégés par la science des plantes de la Bronze Compagnie.
– Voilà qui pue comme le cul du diable, ajouta Zazette, aucun ne porte masque, ici ! Dans même pas une demie-lune, ils seront tous crevés. Je suis sûre que la toilette des mains leur est chose inconnue.
– De mon côté, fit Helleborus, je m’interroge sur le but de leur menée, ces troupes constituent sans doute l’armée de Mouyse destinée à combattre le Fion. Il est bien évident que jamais Kiess ne laissera aux autres les clefs de sa place.
– Quand à nous, évoqua tristement Hilde, nous allons bientôt connaître le baston, ce ne sont point des enfançonnets, à bien me semble. Pour bien dire, j’en frémis déjà du corsaige. Maudites soient querelles et luttes des grands royaumes, qui ont mis ces tristes soudards sur notre chemin.
Ils restèrent ainsi jusqu’au soir dans l’abattement, sans nourriture, ni eau, attentifs malgré-eux aux pas et aux jacasseries des hommes en fer, qui circulaient sans cesse au pied des piquets. Dans la pénombre, Zazette jaugeait déjà sans rien dire la profondeur de son tombeau, qui serait forcément bientôt creusé.
C’est alors qu’à la vêprée, leur vint un visiteur richement maillé, lequel semblait chevalier de bonne noblesse et sans doute adoubé depuis très longtemps. Ce coureur des landes avait l’allure d’un chef, apte sans aucun doute à signer les traités avec des gars comme lui. Il avait probablement fait dix guerres, mais il était toujours vivant et ses cuisses étaient arquées par la routine des palefrois. Helleborus Niger se demanda du coup s’il fallait tomber à genoux devant lui. Sur le torse de l’autre brillait la cotte de mailles tissée en fils d’or, en tout pareil au capuchon, ce n’était point costume de comédie et sur sa main droite, luisait la grosse pierre de saphir. Il portait une dague à droite, une épée à gauche et un autre poignard plus petit au milieu ; donc oui, décidément, ce grand fils de comte ne pouvait simplement incarner un homme du service. A vrai dire, avec son crâne rasé au bol et ses yeux verts et fixes s’accrochant aux sourcils épais, l’être et le paraître de cet homme semblaient de même nature. Du coup, à tout hasard, les prisonniers s’apprêtèrent à rendre hommage, en pliant les rotules. Hilde la première releva doucement la tête, en s’efforçant de soigner les syllabes ; vu que de son côté, elle en avait assez appris de sa lecture silencieuse :
– Bien le bonsoir messire, que nous vaut cet honneur d’être à vous présentés ? Je suis Hilde, la sœur de cet Helleborus, le forgeron du « Bois Monjonc », qui est ici avec sa femme Zazette, laquelle aussi sait taper du marteau. Vous-êtes ?
– Je suis le seigneur Geoffroi de Moumouth, possesseur du domaine de Yarmoumouth dans le royaume de Kiess, dont je regrette maintenant le château et les bêtes. Au nom de sainte Kramouille, si vous n’êtes pas de vils espions, que faisaient des vilains couverts d’or comme vous autres à traînailler en ce pays ? Point n’êtes-ici pour peigner le chanvre ou tailler des cuillères, à mon avis. D’où vous est venu ce trésor, qui me semble celui d’un royaume éloigné ?
– Messire, se hâta de répondre Helleborus Niger, nous l’avons trouvé.
– Parole de Geoffroi, tu iras chanter ça à un autre que moi, je sais bien que vous l’avez volé ! Il y a là de quoi nourrir bien des villages pendant beaucoup d’années. Puis il s’arrêta soudain de parler, car il venait d’apercevoir la bague de son vis-à-vis.
– Diantre Kramouille, tu es sorcier de la Bronze Compagnie ?
– Si fait, nous le sommes tous les trois, se précipita d’approuver Zazette, car il se pouvait que ce noble costaud en fut aussi.
– Avant de porter toute cette histoire au clair, ajouta Geoffroi, vous devez savoir que je suis vassal de l’Ovoïde Vazy Métoian LXIX, l’empaleur de Kiess, roi de Mouyse, qui porte ci-présent la guerre à cette pouffiasse de la reine du Fion, Amanda Blair l’imburnée, reine des mandales, pleine des derniers hommes, l’amère des officiers dragons, calice de la grande merdeuse. Trois fois hélas, mon maître vient d’être rattrapé par la wérolerie, qui a déjà tué au bas-mot près d’un quart de mes hommes. On vous dit fort en science des plantes de poison, auriez-vous un remède contre l’insanité ?
– Si fait, approuva Hilde, il se peut. Vous êtes un seigneur de haut rang et vous aimerez nous écouter, car nous avons connaissance de nombreuses choses. Sachez-aussi qu’il n’y a guère longtemps, nous couchions dans les rangs de vos ennemis. Votre maître aura sans doute grande joie à entendre ce que nous pourrons dire. Si vous nous épargnez il pourra, grâce à nous, tenir tête à la fois à la grande wérole et à ceux qui lui nuisent. Pensez que nos renseignements éviteront peut-être aux vôtres l’enchaînement de sanglantes luttes atroces.
– Oui, s’écria Zazette, prise tout à coup d’un fol espoir, j’affirme que ma belle-sœur dit vrai, jurez-donc par serment de nous épargner, messire ; puisque, en retour, vous gagnerez la guerre et nous soignerons votre Ovoïde. Je parierai qu’à l’heure actuelle, il gerbe dans son lit plus qu’un mangeur de plat trop faisandé !
– Venez, fit Geoffroi, en la soutenant du regard, je veux vous présenter à d’autres officiers. Il est bien entendu inutile pour vous d’essayer de fuir.
Escorté par quinze hommes portant des arbalètes, les prisonniers le suivirent sous les oriflammes, entre les balistes et les rangs des montures alignées au licol par les batailleurs. Peu-après, Geoffroi de Moumouth leva le voile d’une nouvelle tente aux riches décorations, où se tenaient quatre nouveaux seigneurs en réunion. Les capitaines tournèrent la tête avec étonnement, ces rudes vindicatifs qui sentaient le duel et la mort étaient déjà accusateurs.
– Par la bannière de Kiess, mes gueux, fit Geoffroi en s’adressant aux forgerons, vous avez devant-vous Bertrand Dudéclin, le possesseur du fief de Plimoumouth, Gilles, bâton de la Raie du fief de la Raie, le sénéchal Vallombreuse Fouettequeue, qui tient de son père le fief de Samoumouth et le vénérable marquis Savorgnan de Bésil, à qui revient le fief d‘Aquilamoumouth. Expliquez-leur doctement ce que vous venez tout juste de me dire.
Mais déjà, comme pluie tombe du ciel, les trois compères étaient déjà allongés tout du long sur le sol, car il fallait d’abord s’administrer soi-même avant que les autres puissent entendre. Tant il est vrai que la vie vaut plus qu’une montagne de pièces d’or et d’argent ; puisqu’en accomplissant leurs respectueuses courbettes devant ces nobles preux, Helleborus et ses deux dames savaient parfaitement que l’existence s’altère plus vite que la monnaie, celle-ci fut-elle garantie dans un coffre aussi vaste qu‘une armoire.
Bpn dimanche à tous.
