salon littéraire
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar.
Aujourd'hui : Biographie de Gaston Boudiou. Extrait numéro 64.


Puisque son frère se lève parfois en pleine nuit pour contempler la toile, Angèle le découvre ensuite au matin, assis sur la chaise, dans un état intermédiaire entre rêve et sommeil et elle se pose de nombreuses questions à son sujet. Il est vrai que le tableau qui règne en maître au milieu du grenier exerce pareillement sur son esprit un étrange pouvoir de fascination. Il se forme d‘une manière irrésistible, à la contemplation de ce nu magnétique, une sorte d’échange affectueux entre le modèle et son admirateur, comme si cette œuvre d‘art se hantait de vibrations aussi fascinantes qu’anormales. Depuis qu’il a apporté dans la maison, Gaston semble prendre sa distance avec le reste du monde. Antigone et Emile sont inquiets, plus personne ne peut ignorer l’attrait hypnotique que provoque ce tableau, devant lequel personne ne saurait détourner les yeux. L’entaille sur la santé mentale de Gaston est si grande que sans prévenir celui-ci, Emile décide d’en apprendre plus sur le fameux peintre Jean-Pierre Graingris et dans le Paris assagi du mois d’août, il va faire la tournée des galeristes. A sa grande surprise, Graingris semble totalement inconnu du marché de l’art et paraît n’avoir été exposé nulle part. L’été semble rendre les bus plus lents, les piétons plus affables, Emile lui-même ne se presse pas. Il a trop chaud.
Arrivé à sa destination, imaginant peut-être trouver le salut d’une fraîcheur propice, il ouvre la porte vitrée de la Galerie Ariel Troblanc sur le boulevard Saint Germain, dans le 6ème. Sans aucun souffle d’air, la pièce blanche du sol au plafond est baignée de lumière solaire, ce qui n’empêche pas chacune des œuvres exposées aux murs de recevoir sa propre loupiote. Georges Pétochard, Flavius, Lucienne Karado, André Boeurk, Martine Alix… Au fond, il y a un grand bureau métallique, sur lequel un téléphone est en train de sonner. Emile n’a pas le temps de contempler les huiles et les aquarelles, un type passant par une porte close d’un seul rideau vert clair se présente, sans doute alerté par la sonnerie. En découvrant son client potentiel, l’homme hésite à décrocher, mais Emile l’en prie aimablement, après l’avoir salué en hochant le menton. Il s’agit sans doute d’Ariel Troblanc lui-même, impeccable dans son costard en soie, les cheveux de neige et le sourire du fauve humain qui brasse ses petites et grandes affaires en cherchant l’avantage, au milieu des amabilités commerçantes. Tout en parlant dans le combiné noir, il regarde Emile avec une attention non feinte. Son teint vire au rose, il sourit, sans doute a-t-il vendu un truc qui fera son mois, sa semaine ou sa journée. En reposant le combiné, il semble pour le coup dopé par une sincère sympathie.
- Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
Troblanc donne en effet l’impression qu’il peut se rendre utile au monde entier. Il flaire sans doute plutôt l’acheteur dans ce client inconnu, auquel il serre la main avec cordialité ; ce qui ne manque pas de décupler sa satisfaction déjà visible. Pourtant, lorsque Emile prononce le nom de Graingris, comprenant que la démarche ne vise qu’un simple renseignement, tout optimisme disparaît chez l‘autre, le galeriste semble tout à coup embarrassé et son regard se prive en deux secondes de ses scintillements heureux.
- Jean-Pierre Graingris ? je crois effectivement qu’il est passé ici quelque chose de lui, mais je ne l’ai jamais rencontré personnellement. Cela date un peu, mais je m’en souviens à présent. C’est sa compagne, Esther Ebantine, elle-même sculptrice, qui s était chargé de toute la transaction. Un seul tableau, de dimension modeste, mais très remarquable. Je devrais en avoir gardé l’image quelque-part.
Après avoir vérifié cette vente et retrouvé la trace de cet tableau, Troblanc délivre les coordonnées d’Ebantine au toubib, qui quitte le marchand d’art sur un bref échange de civilités banales. Emile tient à présent son indice dans sa poche et hume les miasmes de la rue bordée de pierres grises, avant de rentrer chez lui, où l’annonce d’une consultation l’appelle de toute urgence. Gaston, démoli par ses absences nocturne, sirote un café presque froid dans le salon. Le jeune garçon est sorti de sa torpeur et l’emprise du tableau paraît l’avoir temporairement quittée. Sans autres mots ni préparatifs, il a attrapé sa veste pour se rendre à l’adresse indiquée. Au bon numéro, il se plante devant un haut portail rouge grand ouvert sur une cour pavée, puis il est dépassé par une petite dame méfiante qui s’arrache les doigts sur son lourd sac à provisions. Lorsque Gaston lui explique qu’il cherche l’appartement d’Esther Ebantine, c’est un peu comme si il avait jeté un dur hameçon sur la pauvre femme. Elle dresse toutefois l’oreille et lui montre le chemin, avec toute l‘apparence de se décharger d‘une mission pénible, avant de s‘éclipser rapidement. La demeure de la compagne du peintre Graingris est au rez-de-chaussée et ses fenêtres donnent directement sur la cour, le visiteur n’aura pas à se rendre aux étages. Il n’a pas fait trois pas qu’un homme en manteau de cuir brun sort brusquement de l’appartement visé, son pas décidé et son air suspicieux voudrait presque signaler qu’il s’enfuit car sa marche est rapide. Derrière lui, il a laissé la porte ouverte et disparaît sans même un regard pour Gaston. Peu prompt à réagir, ce dernier le laisse passer sans songer à l’arrêter, mais cette sortie précipitée va le convaincre de franchir sans attendre le seuil du logis d’Esther Ebantine.
Il est aussitôt reçu par un souffle délivré par une chair en souffrance, un faible râle douloureux provenant d’une pièce près de l’entrée. La femme est là, allongée sur le riche tapis près d‘une table basse brisée, d’un vase en cristal sans doute cassé en tombant sur le sol, où gisent également partout des fleurs et des papiers manuscrits éparpillés. Son nez saigne un peu et toute la scène indique que son visage vient d’être durement frappé. Décontenancé par sa découverte, Gaston ne peut faire autrement que de se précipiter pour aller réconforter la malheureuse. Il ne fait cependant aucun doute que l’inconnu qu’il vient de croiser a signé cette brutalité. Lorsque Gaston s’est penché sur la blessée épouvantée, qui pousse aussitôt un cri déchirant, comme si le nouveau venu allait lui asséner le coup de grâce, ses yeux sont chargés de terreur. Il s’efforce alors de manier les mots avec délicatesse pour la rassurer, les pensées d’Esther semblent emmêlées dans des fils inextricables, elle va mettre du temps pour accepter que le garçon qui lui prend doucement l’épaule n’est pas l’incarnation d’un monstre carnassier. Ses joues délicates sont tuméfiées, ses lèvres sont gonflées, elle a peut-être le nez brisé. Portant sa main à son visage violenté par une douleur cuisante, elle va admettre finalement l’assistance de son visiteur avec beaucoup de réticence. Puis, avant d’aller fermer la porte de l’entrée restée ouverte, Gaston qui travaille sa voix réitère une nouvelle fois calmement ses bonnes intentions ; ensuite il invite Esther à asseoir son corps douloureux et enfin soumis sur le grand canapé. Elle s‘exécute docilement, mais on voit bien à son regard apeuré qu’elle a encore beaucoup de mal à combattre sa légitime réticence, comme si elle cherchait à discerner dans Gaston la trace de l‘instinct du tueur. Après un long silence mutuel chargé de tension, elle va finalement s’abandonner faiblement à la fatalité de la situation, mais sa bouche déformée a du mal à prononcer les mots, elle crache même un peu de sang et de salive sur le dos de sa main.
– Qui êtes-vous, que venez-vous faire chez moi ?
– Je suis en possession d’un tableau peint par votre ami Jean-Pierre Graingris. Qui vous a frappée ?
– Il ne s’intitulerait pas « Les fesses de Marianne » par hasard ? Son esprit erratique a tout l’air de se débattre avec désespoir dans un chaos sans nom à cette idée, mais cette fois, elle ne semble plus craindre une possible attaque de son interlocuteur. Allez dans la cuisine prendre un peu de glace et faites-moi la faveur de la mettre dans un torchon, s’il vous plait, cela me fait très mal.
Planté au milieu de la pièce aux murs de papier bleu et encombrée de sculptures en bois finement ciselées exprimant des volutes joliment abstraites, Gaston la dévisage un instant avant d’obtempérer. Assise dans sa longue robe blanche au milieu des coussins de cuir immaculés, offerte au rayon doré du soleil pénétrant avec générosité par la fenêtre, Esther Ebantine est une jolie femme aux traits fins, au-delà de l’outrage féroce qu’elle vient d’essuyer et qui la défigure temporairement. De longs cheveux blonds ondulent sur ses épaules, elle doit filer vers ses quarante années. Elles a de beaux yeux bleus limpides et ses longues mains d’artiste aux ongles rubis en forme d’amande attirent le regard, car elles sont très pâles. En se penchant sur elle, Gaston a senti un discret parfum de rose. Face à l’attitude attentive de Gaston en train de la fixer, elle tente l’esquisse d’un difficile sourire, comme si ce geste anodin épuisait réellement ses forces. Soudain très lasse, elle marmonne une nouvelle fois entre ses dents parfaites :
– Je vous en prie, soyez gentil, apportez-moi un peu de glace, cela me soulagera un peu.

Bon dimanche à tous.

Message édité par talbazar le 07-02-2022 à 12:14:48