



Salon des inventions
Fiches mémo des grands inventeurs.
Aujourd'hui : Rémy Crocosme.


Salon des inventions
Fiches mémo des grands inventeurs.
Aujourd'hui : Benoît Receurdesuie.


Salon littéraire
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar.
Aujourd'hui : L'épilée du Nil. Extrait numéro 109.


Ecrasé par une chaleur d’étuve, le bourg de Raltoupet était frappé du décret officiel « Vigilance rouge inondations », par proposition principale des autorités locales et du maire du palais le plus proche. Il est vrai que, là plus qu’ailleurs, les eaux blêmes du Nil charriaient des troncs de palmiers, des esquifs en dérive et des bêtes crevées aux ventres gonflés, que les paysans au chômage suivaient du regard en implorant Sovkou d’épargner leur potager. La crue sacrée allait beau mettre leurs champs en valeur, une fois que le fleuve aurait repris son niveau habituel, en attendant ce don béni et limoneux, les gamins aux pieds nus pataugeaient dans la gadoue céleste ; ce qui pour les mamans majorait les jours de lessive. Pour éviter de tremper leurs sandales dans les eaux généreusement déployées, afin de profiter des derrières soldes dans les boutiques encore ouvertes, les habitants avaient disposé des planches sur des pierres taillées dans la rue commerçante peuplée d‘orangers. Partout, le long de cet étroit cheminement provisoire rehaussé à la hâte, des sacs de sable s’amoncelaient devant les portes closes, alors que les coiffeurs et les taverniers privés de clients commençaient à trouver le temps long. Le Service d'information sur le risque de crues, appelé Nilvigicrues, ne prévoyait pas une baisse du fleuve venu engraisser les champs avant la fin de la saison. Dans le doux silence de la nature environnant le patelin somnolent, les pieds bien au sec, les romains Vequetum Fourlanus et Tampax Nostrum contemplaient, émus, cette fête liquide annuelle qui garantissait à cette terre d’Egypte sa fertilité. Tout ce que faisait le Tibre lorsqu’il débordait, c’était juste de laver Rome de ses merdes, à cause d‘une empreinte cradoque affolante de la ville éternelle. La vision des ânes et des fellahs en train de patauger sur les berges tempérait toutefois quelque peu l’émotion de leur cœur. Vequetum retourna voir son feu pour le raviver avec un bouquet desséché de tamarisque.
– Les égyptiens appellent leur bled la Terre entière, mais il est à présent plus gorgé de flotte sale qu’une éponge de latrines.
– Le coin grouille de Sàrous, fit Tampax, les administrateurs de ce nôme qui sont l’équivalent des cohors de nos magistrats provinciaux et l’armée est encore toute proche, il va falloir se montrer discrets.
Les filles revenaient du boulot, Meretrix avait vendu ses charmes à un potier contre un cruchon de bière et cinq pains et Lupa tenait deux canards égorgés dans ses mains. Publica et Scortum. avaient fait de leur côté une large provision de fruits.
– Si on reste trop longtemps ici, dit Lupa, moi je vous le dis, on finira par ruiner ces pauvres types ! J’ai sous la main, façon de parler, un boisseleur de grain qui a décidé de prendre un abonnement.
– Tout pareil, fit Scortum, j’ai un agent des assurances en mission qui veut que je lui colle sa ration à l’hôtel tous les jeudis. Je vous raconte pas sa petite misère, à celui-là, il paye bien mais il a des désirs un poil tordus.
– Au moins les gars, ajouta Publica, on vous protège de la rapine et du crime pour pouvoir survivre ici.
– On n’est pas vos maquereaux, lâcha Vequetum, il ne faut pas que ça dure. On a fait une promesse et maintenant, il nous faut délivrer l’héritier. Si on parvient à le mettre en lieu sûr, Néefièretarée sera peut-être pour nous moins dangereuse. Au pire, nous pourrons négocier nos vies contre celle du gamin.
– Ce gosse est débile et incohérent, répondit Meretrix, on ferait mieux de rentrer chez nous et quitter le pays. Tu es un espion de Rome, Tampax, crois-tu que la reine va te faire des cadeaux ? Ce qu’il faut plutôt faire, c’est piquer un bateau et remonter le Nil.
– Nous n’irions pas très loin sans nous faire arrêter, fit Tampax, je crois qu’en réalité, le petit Moisi, c’est notre sauf-conduit, Néefièretarée le veut plus que nous.
– Elle nous jettera aux crocodiles, s’offusqua Lupa.
– Peut-être pas, ajouta Vequetum, si on lui colle sous le nez le risque d’un incident diplomatique avec notre pays. On ne peut pas libérer tout le monde, c’est vrai, alors on prendra juste le moutard pour négocier avec la pharaonne.
– Vous rêvez un peu les mecs, fit Publica. Si c’est ce que vous voulez, on va devoir se séparer. Après-tout, la couronne n’a rien contre nous-autres et se trimbaler avec des hommes à glaive, c’est un peu trop dangereux pour de braves filles comme nous. En plus de ça, ici, les femmes sont rares et le business est plutôt florissant.
– Elle a raison, ajouta Scortum, vous êtes cinglés. Ce soir on baise une dernière fois et demain, on va se dire adieu.
Contre fortune bon cœur, c’est ainsi qu’il fut décidé. Le soir, le groupe se promena à petits pas saccadés sur les berges détrempées et les filles aux robes tachées par la boue excitèrent leurs amis, déjà bien égayés par l’ivresse, en les câlinant par des mouvements divers et audacieux. Il leur fallait être certaines que le souvenir d’elles ne saurait jamais s‘oublier dans la tête de leurs potes. Perdus sous les voiles transparents des petites putes et le plafond du ciel profond et sombre, les romains étaient en effet aux anges, piaillant entre les hautes cannes sous les secousses de bonds irraisonnés ; alors qu’eux-mêmes n’avaient qu’à se laisser offrir aux bisous généreux des lèvres roses posées sur leur corps embrasés. Etalé sur la poitrine large de Lupa, le plaisir de Tampax se montra bien visible, il cria sourdement, pendant que Vequetum pataugeait avec Meretrix et Publica, en copulant férocement avec elles au milieu de l’eau noire semée de nénuphars. Prise ensuite tour à tour par les deux hommes, Scortum déchira la nuit de ses cris gutturaux. On se bouscula au milieu des pirogues échouées, tournoyant comme des meules à grain, on roula tous ensemble en riant dans les grandes herbes jaunes. Tampax cherchait de la main droite, Vequetum trouvait de la main gauche, les cris des filles partirent vers l’Afrique Noire et les romains savaient qu’ils prenaient avec cette jolie compagnie leur tout dernier bonheur. Ils couraient en riant sur la grève, alors que la lune ronde frangeait d’argent les vagues sur le Nil, puis ils tombaient brusquement sur le sable ; où ils se reprenaient à souffler comme des braves, en prodiguant leurs efforts vigoureux et le chant monotone qui marquait leur plaisir. Il faisaient peu de place au silence et parfois, croyant devoir se reposer, ils laissaient quelque temps, avec un frémissement comblé, mourir les petites vagues mousseuses à leurs pieds. Et puis, au petit matin, ils épuisèrent enfin les tendres murmures, le soleil irisa peu à peu les marais et ils s’éveillèrent encore étroitement enlacés sur leur couche de poussière. Au bruit des roues cahotantes, ils se cachèrent dans les buissons aux odeurs amères, quand passa une charrette tremblant sur son châssis de bois. Derrière eux, le flot du beau Nil qui s’ouvrait au grand jour voyait cette fois-ci ses lentes ondulations toutes pailletées d’or.
– Ah !, fit sincèrement Tampax, en embrassant tour à tour la joue de ses jeunes amies pour leur dire au-revoir, vous êtes si belles et vous miaulez si bien, j’ai bien les boules de devoir vous quitter.
– C’est vrai, ajouta Vequetum, j’ai aussi de la peine de vous laisser ici.
– Prenez soin de vous deux, les romains, ne vous inquiétez par pour nous, fit Lupa sur un ton bravache, parce que si le général Merdenkorinnanâr vous attrape par vos petites olives, il vous les fera frire, mais pas de la même façon qu’on vous l‘a fait hier soir.
Peut-être sincèrement tristes de voir s’en aller leurs compatriotes, elles restèrent longtemps à les regarder partir, les pieds plantés dans la glèbe luisante ; mais déjà, les sandales des romains broyaient le sable du chemin à grandes enjambées. Il leur fallait traverser le Nil, mais ils n’avaient pas voulu dérober une pirogue pour ne pas faire du tort aux filles, vu que les étrangers sont toujours soupçonnés en priorité. A bonne distance de Raltoupet, ils virent sur la rive le frais cadavre d’un jeune hippopotame au ventre rebondi. En se bouchant le nez, ils le poussèrent entre deux eaux et virent qu’il flottait très bien. C’est donc en utilisant cet esquif de chair morte peu ragoûtant qu’ils parvinrent de l’autre côté, courbant le dos pour marcher dans les joncs, accablés par une température qui dépassait peut-être 50° à l‘ombre. Sans passeport et privés de tout permis de séjour, ils craignaient à tout moment la découverte de leur romanité et une dénonciation malveillante de la part d’un paysan un peu trop patriote. Vequetum Fourlanus s’en remettait aux avis de son collègue Tampax, plus habitué que lui aux missions dangereuses qu’exécutent parfois les services secrets. Il semblait important de ne pas trop surestimer leur possibilités d’agir pour libérer Moisi, puisqu’ils avaient en face d’eux une armée ennemie. Au-delà du danger réel de leur intervention, ils discutaient aussi tout en marchant sur la question d’embarquer oui ou non avec eux la nourrice Keskiya, pour s’occuper du gosse après le kidnapping. En bons romains, ils gardaient tout de même leur fierté.
La trajectoire qu’ils suivaient était la bonne, puisque le bruit des trompes leur annonça que l’armée en route était dans les parages. Une troupe conséquente environnée de poussière qui poussait devant elle sans ménagement les jeunes chevriers ; dont les deux hommes savaient que comme toutes les armées, elle suintait d’une violence tout à fait primitive. Cinq unités de cinquante soldats chacune. Il leur faudrait encore attendre l’obscurité de la nuit pour agir discrètement, en évitant si possible de se faire repérer avant par une patrouille. Avec une logique toute professionnelle, l'image des soldats tannés qui marchaient dans le lointain amena Tampax à une analyse fine des périls du moment. La meilleure stratégie était pour lui d’adopter une vision manichéenne de l’ennemi et qu’en conséquence, la méthode la plus pertinente commandait de sauter sans attendre dans les buissons pour s’y cacher. Ce qu’approuva aussitôt Vequetum, par communauté d’intérêt bien comprise. L’acte de sabotage et l’enlèvement qu’ils projetaient supposaient quelques convictions fondamentales et ils se mirent à l’abri des regards, en s’accroupissant pour se tapir au milieu des graminées. Le général Merdenkorinnanâr trottait en avant sur son cheval blanc, suivi par la belle litière royale de Schrèptètnuptèt ; ensuite progressait en ordre la longue cohorte des fantassins qui formaient quatre rangs, lance sur l’épaule et le bouclier de cuir au poing. La cueillette des données affirma chez Tampax la présence du danger de manière convaincante et le dispositif qu’ils avaient sous les yeux impliquait la plus grande prudence. Seul le masque des hautes herbes qui les cachait à la vue des soldats pouvait assurer la confidentialité absolue de leur projet, mais toute action concrète exigeait bien évidemment d’agir en pleine nuit noire, comme ils l‘avaient déjà supposé. C’était sans tenir compte du facteur subjectif, parce que, à un certain moment, ils virent passer devant eux une mule qui transportait librement Amétatla, laquelle n’était donc plus encagée. Elle passa si près que la façon de penser de Tampax devint moins conventionnelle, il siffla entre ses dents pour la prévenir de leur présence.
– Pssst, pssst, tout va bien, on est là !
Mais Amétatla n’était pas seulement redevenue libre de ses mouvements, elle était aussi libre dans sa tête. Maintenant que la belle-sœur de Néefièretarée lui avait redonné sa liberté et le retour à la jouissance de tous ses biens, il n’était pas question que ces deux cons de romains viennent à nouveau sabrer ses hautes ambitions commerciales, ou que son passé récent puisse sottement la rattraper. Il n’était pas encore temps pour les dirigeants de la CGPT de s’offrir une retraite prématurée, ou se voir condamnés à mort pour avoir servi la cause de deux anarchistes étrangers. Dans le contexte actuel, il était déjà assez dur de défendre ses produits dans un marché de plus en plus agressif (même si, heureusement, les vêtements se déchirent très vite). Elle n’avait après-tout, tout comme son mari Tépénib et sa fille Aménorée, aucun crime à se reprocher et elle n’opta pas pour la variante de l’incertitude, lorsque le romain l’interpella en douce. Cette aide opportune soit-disant providentielle n’avait donc pas pour elle la couleur du rêve. Bien au contraire, elle cabra sa mule au bord du champ pour réagir avec impétuosité, en se raclant la gorge pour se mettre à hurler à la ronde avec indignation, tout en montrant du doigt, pour renseigner l’armée sur la position des espions.
– Là, ici, j’aperçois les chacals de romains !
Vequetum et Tampax se relevèrent d’un bond sous le soleil aveuglant, cette vieille salope au visage empourprée comme de la céramique grecque venait par traîtrise de bousiller leur plan. Pour faire face au cataclysme de l‘instant, ils portèrent la main à leur glaive, alors que Merdenkorinnanâr déclenchait aussitôt vers eux l’agression militaire. Il n’était plus possible pour les romains d’échapper à la catastrophe et leur opération si bien pensée tourna au sombre fiasco. Les événements en cours les obligèrent à se battre au mieux, entre les troncs des chênes-lièges et ceux des palmiers doum ; mais pris de rage hallucinée, ils durent tout de même céder devant le nombre de leurs assaillants. Les romains-furent blessés tous les deux au cours de l’affrontement, sans être tués, après un corps-à-corps digne des meilleures arènes ; un combat féroce qui laissa trois soldats égyptiens sur le carreau et en blessa cinq autres. Satisfait au plus haut point par sa capture inespérée venant redorer enfin sa réputation, puisque au-dessus de lui Horus repliait gentiment ses ailes, Merdenkorinnanâr fit noter par un scribe sa réussite et sa joie dans son journal de campagne. Cette arrestation venait en effet à point nommé éteindre la torture de ses cruelles nuits blanches.

Bon dimanche à tous.

Message édité par talbazar le 18-04-2021 à 21:45:38