Salon littéraire :
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar
Aujourd'hui : Noeud coulant pour Martin Smith. Extrait numéro 75.


Doc Morgan tenait toujours sa seringue à la main, lorsque Blanche Pearl ouvrit lentement ses mirettes, elle semblait revenir d’un très long voyage. On la sentait patiner dur dans ses pensées, parce qu’il était clair que la pauvre vieille fourrageait sec et difficilement dans ses souvenirs récents. Le visage fermé, Doc posa l’instrument vide sur la petite table en inox qui jouxtait le lit, puis il se pencha sur la mémé encore évaporée.
– Alors comme ça, Blanche, vous avez voulu coller un peu du sang du boss dans votre champagne ?
– Il est mort, j’espère ?
– Non, pas encore. Disons qu’à présent, cette éventualité ne dépend plus de vous, mais de moi. Vous avez bien troué sa bidoche, néanmoins. Et puis, vous avez logiquement servi de défouloir à Grand Tonio, mais c’est un vrai miracle qu’on puisse encore se parler, tous les deux.
Blanche ravala un faible gargouillis, la scène revenait à sa mémoire ; avant de s’écrouler sur le sol du labo, elle n’avait ressenti aucune douleur, elle était juste brusquement tombée dans les vaps, une chute étourdissante. Seul le bruit des coups de feu hantait encore son esprit, à présent embrumé par la morphine. Elle se sentait envahie de nausée, comme si elle venait de siphonner un tonneau d‘alcool.
– Vous ne m’avez pas laissé crever, Morgan, qu’est-ce que vous voulez ?
– A cause de votre geste insensé sur votre bon vieux pote, vos filles pourraient bien dérouiller. Il va falloir les éloigner ; or, il se pourrait que si vous faites ce que je vous demande, vous puissiez les accompagner loin de cet endroit, en toute sécurité.
– Je sais bien que vous n’êtes pas un type honnête, Doc. Arrêtez votre char. Mais bon, je serais conne d’essayer de vous contredire. Je me doute bien que d’ici peu, je vais me prendre la crosse de Gros Bill au coin de la tronche. Il n’est jamais avare de ce genre de cadeau, juste avant de faire chauffer à blanc sa quincaillerie. Après-tout, je m’en fiche, je savais bien que je jouais ma peau en voulant trouer Hubert.
– C’est exact, vous n’échapperez pas aux battoirs de Bill ni aux balles de ses amis, je ne vais pas faire semblant d‘être impressionné par votre clairvoyance. Voilà pourquoi, si on veut éviter qu’ils ne vous terminent, nous allons faire un pacte, vous et moi.
– Je n’aime pas beaucoup ce genre de prophétie, Doc. La vielle maquerelle soupira à nouveau, une sorte de méchante bouillasse continuait d’assaillir son cortex. Doc Morgan s’alarma un peu, la sorcière retombait en torpeur. Pourtant, elle le fixait toujours intensément.
– Est-ce que ce ne serait pas une bonne blague faite à Van Degaffe de sortir vivante de cette ornière ?
– C’est sans doute vrai, mais vous avouerez qu’il y a pas mal de bizarrerie dans vos motivations. Vous étiez bien d’accord avec lui pour me faire disparaître, après-tout.
– Je ne vous ai en effet pas ressuscitée pour enfiler des perles, si ça peut répondre à vos questions. Je veux que vous repreniez les rênes de la Rose Noire, mais surtout, je veux que vous mettiez la main sur le fameux carnet du patron, celui qui contient ses notes sur la bio régénération et qu’il a écrit pendant son séjour à l’asile. Elle sont d’une importance capitale pour la suite de ses travaux.
– Vous savez que ce sont probablement les flics qui le détiennent, à présent. L’évocation de la Rose Noire venait de lui mettre un coup de fouet, elle semblait de nouveau parfaitement d’attaque pour reprendre la discussion. Merde, Morgan, je viens de comprendre, vous voulez entuber Van Degaffe dans les grandes largeurs !
– En échange de votre vie, mais hélas pas de votre apparence, vous le comprenez bien. Pour sortir d’ici, vous devrez emprunter la plastique d’une de vos sirènes, je suis désolé. Naturellement, l’échange corporel épisodique avec Vaya Condios n’est plus une option, mais d’après mes examens, Baby la mèche serait la candidate idéale, question stabilité dans la durée.
– Non, Doc, hors de question que j’entre dans les jupons de cette pauvre gosse. Et puis, vous ferez quoi d’elle, ensuite ?
– Je serai bienveillant, ne vous inquiétez pas. Votre copie ne sera que temporaire, soyez sans crainte et ne vous torturez pas inutilement. Vous dirigerez la Rose Noire, vous me trouverez le carnet et avec un peu de chance, vous vivrez en paix éternellement.
– Et si je refuse ?
– Vous ne refuserez pas, surtout si je peux vous prédire que Van de gaffe ne s’en remettra pas. Il ne sera alors plus une menace, pas plus que ses sbires, ni pour vous, ni pour moi. Nous travaillerons ensemble sur des bases plus confiantes, vous verrez.
Blanche Pearl retomba dans le sommeil, sans même entendre la dernière phrase. Son visage restait pâle et inquiétant, mais Morgan savait qu’elle allait bien. Il alla jeter un œil sur Van Degaffe dans la chambre à côté, le nabot dormait comme un bébé. Après avoir enlevé les draps qui recouvraient le vieux corps nu de Blanche, il la coiffa du casque et la câbla au détecteur posé au-dessus du lit. Une chance que cette merveilleuse installation existât en plusieurs exemplaires. A présent, il ne devait pas traîner. Il s’en alla vers le quartier des filles, pour trouver Baby la mèche dans un des communs qui servait de bar. Vêtue d’une mini robe mauve, d’où dépassaient ses longues jambes gainées d’un fourreau de soie pailletée allongées sans pudeur sur la table, elle jouait aux cartes avec Riton Tape-Dru. Toutes les deux en bikini, Vénus Jade et Nicotine Queen discutaient près du bar en sirotant un truc. Sur le comptoir traînaient des traces de coke. Un peu plus loin, Pitou le Tatoué roulait une pelle à Maria Goulue. Baby pétait la santé, Doc Morgan s’en réjouissait, Blanche Pearl hériterait d’un corps sain. Baby rechigna un peu à le suivre, mais bon, il était le nouveau patron et même Riton balança ses cartons sur le tapis vert sans moufter, vu que le nouveau boss avait les yeux perçants du désir insistant. Sa partenaire de poker allait passer à la casserole, voilà tout. Quand Morgan se dirigea vers le labo avec la miss au bras, car il lui avait simplement prétexté un jeu sexuel sur le grand siège du scan 5D, le Doc fut soulagé de constater l’absence de Clodo Gueule de Bois, Tonio Œil de velours et Le Saboteur, ces trois enflures auraient certainement cogité trop fort. La pauvre Baby suinta quand même un peu la trouille, lorsqu’elle se trouva les bras entravés par des cercles d‘acier, la pièce aseptisée n’était pas trop sexy. Au fond d’elle-même et bien qu‘elle en ai vu d‘autres, le complexe de la petite infirmière prête à sucer le patient ne la touchait pas vraiment. Au lieu de sa bite, Doc Morgan lui planta dans la veine une aiguille chargée d’un mélange d’endothéline et d’adénosine, la pauvre chérie hurla de douleur, puis vaincue par le terrible produit, elle tomba aussitôt dans le coma. Doc Morgan activa le clonage cellulaire de la bi-transmutation, surveillant les étapes, il veilla sur les écrans à ce que dans le même temps, la décorporation génétique à distance de Blanche se déroula correctement. Le canon bioanalytique balaya Baby du haut vers le bas, d’une lumière oscillante et bleutée. Son corps délicieux, dont les cellules se réorganisaient à toute vitesse, s’agita tellement sur le siège qu’il semblait dévoré par le feu. L’appareil docile procéda ensuite à l’échange des enveloppes charnelles. Données rénales et vésicales, ganglionnaires, méningées, le scan localisait avec précision chaque organe, mais seules les bases cutanées, pileuses et osseuses affirmeraient à l’œil nu la duplication de façon visible. Les traits de Baby la Mèche, dont la mémoire n’était que corporelle, essaimaient selon l’objectif de la méthode vers le corps de Blanche et réciproquement. Le traitement intégrant chaque partie du corps était assez rapide, le va-et-vient respiratoire de Baby en pleine souffrance accéléra brusquement, alors qu’elle échangeait peu à peu sa physionomie apparente avec son ancienne patronne. Impressionné malgré lui, Doc Morgan se retrouva avec Blanche Pearl allongée devant lui, mais ce n’était pas elle. Il détacha son cobaye avec un brin de fébrilité et la colla sur un brancard, en la recouvrant entièrement d’un drap, puis il la poussa dans les couloirs vers la chambre de la vraie Blanche. Il avait donné des instructions à Gros Bill pour que tout le monde se retrouve dans le jardin, personne ne l’emmerda. Il croisa juste quelques employés du centre volcanique, qui ne posèrent aucune question.
Dans la chambre de la vieille Blanche, laquelle habitait maintenant un corps qui n’était plus l’original, la fausse Baby la Mèche enfermée dans une cuirasse magnifique dormait en état de paix sur le lit, probablement en parfaite santé. La belle empreinte était pour l’instant coupée d’émotions et de sensations. Doc Morgan se pencha sur elle, vérifia la parfaite duplication cellulaire du sujet, lui enleva son casque et la remercia en silence pour sa solidarité. Par plaisir, il passa sa main sur la jeune peau lisse, écouta le son du souffle tranquille de la dormeuse et du bout des doigts, il honora avec respect cette merveille, en l‘effleurant à peine. Ce corps identique à sa donneuse bâtissait un temple dédié à la science de son génial créateur. Bien qu’il soit complètement taré, personne ne pouvait nier que le professeur Hubert Van Degaffe fut un grand précurseur dans tout ce qui touchait à la matière vivante. Ce serait un plaisir pour Doc Morgan de plonger le nez dans ses dossiers secrets, ces lectures non autorisées et leur analyse en profondeur promettaient surtout de produire une aventure exaltante. L’exemplaire mensonger qu’il palpait, devenu une splendide réalité biologique et anatomique, représentait un succès incroyable ; l‘échange des apparences était absolument parfait. A présent, Blanche Pearl pouvait mourir officiellement, alors que pensant s’en débarrasser, c’est la pauvre Baby qu’on filerait aux requins. Il referma soigneusement la chambre à clef, en laissant les deux femmes roupiller à l’intérieur, puis il se dirigea vers les luxueux appartements du Doc, où il retrouva toute la bande à Gros Bill au complet dans le jardin fleuri. Il fallait préparer le départ imminent du sous-marin Sea-Fox, chargé jusqu’à la gueule des précieux invités de Green Horizon quittant leur séminaire. Chacune de ces personnes éminentes savait désormais que l’attentat contre Van Degaffe entérinait provisoirement le pouvoir de Doc Morgan, jusqu‘au rétablissement complet du grand patron. Le submersible embarquerait en plus toutes les filles du Tripoli, avec notamment une certaine Baby la Mèche, dont le cœur aspirait désormais un sang qui n’était pas vraiment le sien, bien que l’esprit de Blanche qui l’habitait soit resté inchangé, puisque son cerveau encombré de ses réminiscences emmagasinait et récupérait l‘information de manière habituelle. Tout comme sa conscience et sa mémoire, l’âme de la vieille maquerelle lui restait chevillée à son corps parfait de jolie petite pute. L’avocat Jean Jaurez, du cabinet Jaurez et (Léon) Bloom, serait lui aussi à bord, muni de ses dernières instructions concernant le rachat de la Rose Noire.

Bon dimanche à tous. N'oubliez pas que la crème solaire pollue les océans.

Message édité par talbazar le 13-06-2021 à 14:24:31