Salon littéraire
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar.
Aujourd'hui : Noeud coulant pour Martin Smith. Extrait numéro 71.
Guy Ness n’était plus que l’ombre de lui-même. Profondément affecté par la disparition de la malheureuse Echo 16, il ne lissait plus avec soin ses plumes grises et traînait sans but ses pattes sales sur les quais d’Honolulu ; il ne parvenait plus à réévaluer les termes de son contrat avec l‘existence. Le ventre vide, le perroquet ignorait même les poubelles pour se nourrir, plongé au cœur d’une immense solitude. Maigre et les yeux ternes, il développait des pensées suicidaires et il ne trouvait plus, en dehors de son immense détresse, le moindre lot d’émotions positives disponibles. Le pire était de se rendre compte que les oiseaux malheureux pouvaient cultiver de bons souvenirs, source de nostalgie joyeuse et tendre. Mais comment survivre à présent à l’horreur de son deuil ? Amoureux de la défunte à l’animalité idéale, (ce brave cobaye qui avait partagé son précieux sentiment et l‘avait choisi, lui), le souvenir de la petite rate ne cessait de le fasciner et de l’éblouir : mais il savait qu’il n’y aurait plus désormais de fabuleux voyage de noces, ni le rêve d’une vie tranquille en sa compagnie. La mort de Echo 16 lui collait dans le bide un coup de poing brûlant, aussi féroce qu’un tir fatal à l’abdomen et ce décès tragique propageait dans sa tête une ombre douloureuse qui lui masquait toute joie. La brave petite au poil immaculé était passée entre les mains cruelles de son bourreau, ce docteur dingo qui lui avait pratiqué de fausses caresses pour mieux la buter, mais pour quel genre de sacrifice ? Tout ça pour basculer minablement dans le tombeau d’une poubelle anonyme et puante chez l’attorney. Roy Larymore et Lizabeth Payton n’avaient sans doute pas d’avantage de considération pour lui. C’est là qu’il comprenait à quel point Vaya Condios lui manquait terriblement, tout comme la belle Angèle Deyord, elles au moins auraient compris sa peine et sa douleur !
Les cours de justice pouvaient bien coller le docteur Van Degaffe sur la chaise électrique, sa romance à lui était définitivement perdue. Le gabonais qui venait de prendre la mort de son amour en pleine gueule traînait ses heures vides du côté des Tiger Docks, pauvre loque ailée incapable de prendre son envol ; il rêvait juste de se gaver de pistaches jusqu’à l’abrutissement. Il en rêvait seulement, parce des pistaches, il n’en avait pas, il lui aurait même été très difficile de faire l’effort d’essayer d’en trouver. Il n’était plus qu’une éponge à malheur, son deuil coulait en lui comme s’il avait percé dans son corps une glande à poison qui lui brûlait les veines. La seule perspective qui semblait l’attendre était de plonger la tête la première dans les eaux noires du port, pour en finir avec cette garce de vie. Manquerait plus que le paradis des rongeurs, où trônait certainement à présent son bel amour perdu, ne puisse accueillir un perroquet aussi naze que lui. Il rôdait donc d’un pas las sur la jetée, insensible au spectacle magnifique de la mer bleue, lorsqu’il vit s’approcher de lui un gars de la rue. Un de ces foutus pilleurs d’oiseaux de mer aux ailes grises qui se prennent pour les super-caïds de la baie. Guy Ness poussa un soupir, il ne voulait pas d’ennui avec ce palmipède, mais il n’allait pas fuir, se battre ou supplier, l’autre pouvait bien le percer à mort, dans un sens il serait soulagé. Après-tout, ici, c’était lui l’oiseau rare et un flic qui plus est ! De toute façon, une nuit ou l’autre, au détour d’une caisse il finirait bien par se faire démolir dans un coin de ces ports aux gourbis douteux. L’autre emmerdeur se planta d’un coup d’aile devant lui, à portée de voix, en prenant un air suspicieux. Il avait un large cercle noir tatoué autour de son gros bec et ses yeux jaunes, à la prunelle perçante mais astucieuse, cerclés d’un fin liseré rouge, lui donnaient un air de sale camé halluciné. Partout dans le monde, quand on a le malheur d’être un piaf plus petit que ces salauds de goélands, le sang peut couler. La seule chose que partageaient Guy et ce maudit traîne-la-palme, ce n’était après-tout qu’une stupéfiante familiarité avec le grand ciel bleu. Mais pour le reste, ils ne partageaient certainement pas la même vision du monde. D’ailleurs, l’inconnu devait avoir pas mal de potes planqués sur les toits en train de les observer. Juste histoire de voir quel serait le vainqueur en cas de baston. L’oiseau blanc contourna une flaque d’eau croupie pour réduire encore la distance et rentra les épaules, le corps tassé et posé sur deux larges palmes en stabilité absolue, ça voulait dire qu’il était prêt pour la bagarre. Puisque de toute évidence, sa brusque irruption devant Guy n’impliquait pas plus le shopping que la flânerie. Pourtant, il redressa lentement son cou, parut se détendre et quand il ouvrit le bec, ce n’était pas pour franchement menacer.
– Salut.
– Salut.
– T’es pas du coin, toi, je me trompe ?
C’était difficile à croire, mais il semblait sincèrement curieux, sans animosité. Guy Ness ne finirait peut-être pas avec ses belles plumes grises maculées de sable et de sang. Le perroquet encaissa la surprise, il s’était déjà préparé au pire.
– Je m’appelle Guy Ness, j’arrive de l’Europe. Je suis recherché par les flics d’Honolulu et je viens de perdre ma copine dans une histoire triste et douteuse.
– C’est moche. Moi c’est Jhon Livingston le goéland. Je sais, perdre sa nana n’incite pas à goûter avec enthousiasme aux joies insouciantes du vol plané. Moi aussi, j’ai perdu la mienne l’année dernière, la cage thoracique broyée par une saleté de camion.
– Je suis désolé. Le gabonais hocha la tête. Lorsqu’il avait prononcé ses paroles, les yeux un peu mi-clos, tout le poids du corps de Jhon avait paru s’alourdir brusquement sur ses courtes pattes. Incroyable mais finalement, ce gars-là soudain dénué de roublardise échangeait quelque chose de l’ordre du sentiment avec lui. Pendant un moment, il n’y eut pas autre chose entre eux qu’un échange de regards empathiques.
– T’as faim ?
– Pas vraiment, j’ai juste envie de me démolir la tête avec un trop plein de pistaches.
– Viens, je sais où on peut en piquer, chez Janis' grocery store, elle laisse toujours la porte ouverte.
C’est ainsi que, après un bref arrêt sur l’acier d’un échafaudage, Guy et ce Jhon au méchant bec de baïonnette allèrent faire en douce un casse rapide derrière les vitres de cette épicerie, pour en ressortir avec chacun deux sachets de 500g de pistaches. Et c’est au final comme ça que, longeant les bassins pour atterrir sous les ombrages bienfaisants du ‘A’ala Park, le perroquet s’alluma l’esprit avec le goéland en boulottant trop de graines jusqu’au dégueulis.
– Pourquoi les flics te recherchent, alors que le FBI t‘aurait au contraire à la bonne ? avait demandé sans malice Jhon Livingston.
– Bon, je te fais confiance, avait répondu Guy, sans doute un peu trop bavard, je suis du service, moi aussi.
– Je m’en fous, je crains que les marins, ils n’aiment pas quand on zone sur leurs ponts pour leur tirer leur pêche.
Et c’est aussi ainsi qu’entre deux goulées de pistaches, Guy avait raconté à son nouveau pote ce qui l’avait amené dans l’archipel Hawaïen : de la disparition suspecte de Vaya et Martin, en passant par celle de Jess, Angèle et Gilbert, le meurtre sordide du sénateur Rupin, le « suicide » de Baby la Mouche, l’incendie criminel de la Samsara Foundation et le cas de l’étrange docteur Van Degaffe, responsable au final de la mort cruelle et tragique d’Echo 16. Dans le parc, des jardiniers nonchalants finissaient de balayer lentement quelques feuilles ; Jhon colla une énième graine dans son gosier, l’œil perdu sur une poubelle prometteuse. Dans ce coin-ci, petit îlot de verdure claironné sur le béton, les bagarres entre oiseaux pour la bouffe étaient souvent fréquentes et dures. Les goélands, ils connaissent rarement la gêne alimentaire et les autres espèces, tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de supporter héroïquement leur voisinage.
– Ben mon vieux, c’est pas commun, tout ça et puis ça ternit un peu les bonnes couleurs de la vie. Il jeta un œil sur le perroquet qui tapotait son gros bec court sur une branche pour le nettoyer, Guy avait l’air complètement bourré. Ecoute-moi bien mon pote, je crois que je connais un truc qui pourrait t’aider à retrouver tes amis. Des fois, avec ma bande, on va voler du côté de Molokaï et dans ces eaux là, on trouve un curieux volcan. Nous, on est sûrs que cette montagne cache des choses bizarres. Des fois, par exemple, on voit surgir des vagues un sous-marin, toujours le même. Des types accostent et disparaissent, c’est pas très net. Je ne pense pas que les visiteurs se rendent sur cet îlot pour aller apprendre comment faire pousser du blé, je parle de la céréale, bien entendu. J’ai souvent vu naviguer tout proche des bateaux qui portaient le sigle de la Samsara Foundation. Franchement, il faudrait que tu fouines un peu par là-bas.
Pour Guy, le vent chaud se mit à glisser entres les branches comme une puissante consolation venue du ciel. Le courant d’air bienfaisant souleva ses plumes et le perroquet l’accueillit avec plaisir, comme un salutaire coup de brosse divin. Bien qu’il soit à présent pété comme un furoncle et qu‘il avait du mal à pousser la conversation plus avant, il comprenait très bien que Jhon venait de lui livrer une information essentielle, peut-être décisive. Son œil rond retrouva un brin d’éclat, cette information venait réjouir son petit cœur, jusque-là brisé. Le gris du Gabon se mit à trembler un peu sous le couvert, fallait-il vraiment espérer et croire que cette piste puisse enfin mener quelque-part ? Seulement, il ne voulait pas alerter Roy Larymore pour des prunes, il voulait vérifier d’abord l’existence de ce volcan par lui-même.
– Tu m’emmènerais voir, Jhon ?
– Aucun problème, Guy, on y va maintenant, si tu veux.
Bon dimanche à tous.
Message édité par talbazar le 13-09-2020 à 14:33:26