Salon littéraire.
Les oeuvres essentielles du pro-fesseur Talbazar.
Aujourd'hui : L'épilée du Nil. Extrait numéro 104.


Alors que, tristement confinée dans son palais d’Ankhelkarton-Tulmé, la pharaonne Néefièretarée, cette époustouflante nouvelle Isis issue de tant et tant de rois, perdait à jamais le don sacré d’offrir la vie, Merdenkorinnanâr voyageait dans la chaleur atroce, traversant déserts et marécages avec sa grande armée, pour convoyer les prisonniers. Assis sur son beau cheval blanc, le général potassait un manuscrit traduit d’un auteur romain anonyme, lequel traitait des différentes manipulations du langage et de la propagande, dans le but d'assurer le maintien au pouvoir d’un régime totalitaire. Il ne fallait par exemple jamais dire blessé à la gorge mais enrhumé, ne pas parler de lutte sanglante mais de débat de fond ; il fallait surtout identifier le plus tôt possible les auteurs de satires et de papyrus critiquant le pouvoir. Il en était au passage expliquant la marche à suivre pour expulser des fermiers par la garde nationale, en cas de suspicion généralisée, lorsqu’il vit arriver à sa hauteur le destrier d’un officier, venu lui signaler que Schrèptètnuptèt avait remuée, juste un peu. Merdenkorinnanâr s’apprêtait à tomber de son cheval du pied droit pour aller vérifier, lorsque l’autre l’arrêta du bras, rajoutant que depuis, la belle-sœur de la reine adoptait toujours avec obstination la position repos. Si la noble dame venait de prouver pendant un bref instant un regain de sa vitalité, elle n’en restait pas moins pour le moment aussi inerte qu’un sac de blé. Tapotant des genoux les flancs de sa monture, le maître des forces de l’Egypte entama donc tranquillement un nouveau chapitre de ses feuillets, consacré à l’utilisation de la guerre froide dans les campagnes militaires romaines. En tant qu’égyptien, il avait du mal à comprendre des phrases utilisant des mots ou des expressions comme « der des ders », « drôle de guerre », « Excalibur », « Durandal », « casus belli », « campagne de Russie », surtout que la passé simple, employé en abondance par l’auteur, introduisait en plus dans ses textes un désagréable effet de distance. Dans son obscure complexité, cet ouvrage lui rappelait parfois ses difficultés de compréhension, lorsqu’il avait voulu lire un savant papyrus de médecine générale, un ouvrage monumental qui décrivait en détail la graisse blanche des os, eux-mêmes cachés sous les morceaux de viande tapis sous la peau. Alors que le soir tombait, les roulements de tambours résonnèrent longuement, pour annoncer la halte bienvenue de la nuit. Les soldats montèrent les tentes une à une afin de s’y calfeutrer, le camp grouilla de monde en attendant le noir, les cuisiniers distribuèrent des lapins morts avec équité ; les autres les mangèrent sous les arbres dans la fumée et l‘odeur des chairs brûlées, contents d’être enfin débarrassés de leurs casques et de leurs cuirasses. En dépit de l’heure tardive, le camp étouffait toujours sous une chaleur conséquente ; certains crurent entendre une lionne s’approcher et s‘agitèrent un moment en fixant les broussailles, puis la nuit bienfaisante enveloppa tout. Sous sa toile, Merdenkorinnanâr reprit sa lecture avant de dormir, soulagé d’avoir enfin compris que le « je » posait en réalité la parole d’un autre, et des phrases comme « la lance desus la tempe, je prena un sabre in extremis » devinrent enfin plus compréhensibles. Après, lorsqu’il fut question de montagnes de morts, la lecture devint plus fluide. Certains troufions avinés tardèrent un peu à s’endormir, sortant des dagues à cran d’arrêt de leur ceinture en se traitant de débiles et de singes, puis, gardées à l’extérieur par quelques sentinelles, toutes les tentes plongèrent dans le silence et la paix.
L’un de ces gardes, Pâtregrec-Gouèledemétèk, était en train de jouer au dés avec son collègue Amoneu-Étroséré pour passer le temps, ces deux-là étaient précisément chargés de surveiller les carrioles emprisonnant les captifs. Le premier des gardes expliquait à l’autre que lorsqu’il jouait, il n’employait pas ses yeux de chair mais ceux de son esprit et s’il était vrai qu’il gagnait chaque partie, en réalité il trichait comme un porc. La nuit promettait d’être longue et la chance insolente de Pâtregrec-Gouèledemétèk commençait à ronger les nerfs de l’autre. Le veinard devait sans arrêt occuper l’esprit du rival qu‘il filoutait, lui expliquant par exemple la bonne méthode pour lire dans les tripes de poulet, ou bien il lui racontait avec force détails sa glorieuse campagne en Lybie, où un commandant de forteresse l‘avait même embrassé sur la bouche en récompense de ses exploits.
– Et tu vois, Amoneu-Étroséré, un jour, bien avant qu’on en fasse des statues, Rê est monté au ciel.
– Comme Jésus va le faire ?
– Qui ça ?
– Laisse tomber, je dis ça, je dis rien.
– Et alors, plus tard, comme il avait sa claque de nous autres, parce qu’on lui refilait des offrandes périmées, Rê envoya sa fille pour qu’elle colle des beignes aux humains et faire cesser dans les temples le trafic de bananes avariées.
– Sa fille, tu veux parler de Sekhmet la lionne ?
– Voilà. Alors elle s’est mise à becqueter les hommes les uns après les autres et comme la chose lui plaisait, la boulimique décida de ne plus remonter dans les nuages. Son père avait grandement les boules, parce que sa fille faisait un gros carnage sur la terre, il décida donc de mélanger de la bière avec du sang, pour provoquer de la pluie avec.
– J’ai compris ! Sekhmet a sifflé tout le viandox frelaté à son papa et s’est retrouvée bourrée comme une pelle.
– Du coup, pétée comme une vache en bonne ruse, la méchante lionne est devenue la gentille Hathor. Ensuite, son papa lui a facilement botté le cul et la prise par les cornes pour la ramener là-haut avec lui. 421 ! j’ai encore gagné.
– Si tu te sers pas de tes yeux, moi je suis pas aveugle, j’ai l’impression qu’avec tes fables, tu es en train de m’embrouiller.
Ils furent interrompus par la romaine Publica, laquelle passait tranquillement devant eux. Elle transportait à la nubienne une petite amphore sur sa tête, marchant avec précaution, comme si chaque pas devait dessiner son destin.
– Dis-donc, la petite pute, lui lâcha sans tendresse Amoneu-Étroséré, il serait grandement temps d’aller au lit, si t‘en as un.
Comme elle s’avançait vers eux en souriant, ses copines Meretrix, Lupa et Scortum sortirent à leur tour de l’ombre pour l’accompagner, elles ne portaient sur elles que de fines écharpes en lin pour couvrir leur belle nudité.
– Salut les gars, vous voulez boire un coup ?
– On est en service. Tas quoi là-dedans ?
– Du rosé de Provence, du bon, c’est du spécial apéro et il est encore frais ! On a même des olives pimentées.
– Je te le dis, fit Pâtregrec-Gouèledemétèk à son collègue, les femmes, c’est toutes des Sekhmet, à la base. Sauf ma mère et ma fille, bien entendu.
– Tu peux injurier tes dieux tant que tu veux, lui dit Meretrix, en s‘allongeant sur le sol nonchalamment, on s’en fout, nous on est toutes des romaines. Alors, un petit godet avec nous ?
– Laissez-vous tenter, les mignons, on est pas méchantes, ajouta Scortum, en s’étirant, pour mieux leur montrer ses seins.
Avec une détermination qui changea subitement de nature, les deux sentinelles devinrent gais comme les italiens, quand ils savent qu’ils auront des femmes et du vin. Après-tout, ils n’y avait qu’eux pour juger à cette heure qui était coupable de quoi, puisque l‘ordre dans ce secteur, à présent c‘était eux. Amoneu-Étroséré sortit une timbale en os venue de nulle part, vu qu’il ne faut jamais faire offense aux périodes de bonheur. Du coup, ils trinquèrent à la santé de Néefièretarée, l’accomplie, la plus grande souveraine de tous les temps, pleine de talents, surtout son coffre. L’amphore de vin se vida peu à peu et les gardes saluèrent à chaque gorgée leurs charmantes bienfaitrices en caresses appuyées, tout en ponctuant leurs rires avec de grasses plaisanteries. Aucun des deux, et pour cause, ne vit toutefois Lupa mettre sa poudre opiacée dans leur ultime gorgée. Leurs voix prirent tout à coup un timbre de cloche fêlée et puis, sur les genoux de leurs servantes criminellement sexy, ils tombèrent rapidement dans un sommeil profond.
– Pas trop tôt, clama Meretrix, de vrais délinquants sexuels, ces deux-là ! Même pas dignes de notre profession.
– Tu as raison, il y a des thérapies qui devraient être obligatoires. Pendant qu’elle parlait, Lupa leur faisait les poches et Publica les fouillait de même avec dextérité, dans l‘espoir de récupérer un peu de monnaie. Elles furent un peu chanceuses.
– Dépêchons nous les filles, apostropha Scortum, j’ai les clefs.
Les locataires des charrettes carcérales les virent arriver en roulant de grands yeux. Sans pousser le dialogue, Scortum débarra le cadenas qui enfermait Vequetum Fourlanus et Tampax Nostrum. Après être sortis de leur prison roulante, les deux romains embrassèrent les femmes dans une ambiance joyeuse et fraternelle. Elles se séparèrent enfin des hommes qu’elles venaient de délivrer, après il est vrai un bon million de battements de leurs cils.
– Merci pour l’auxilium, fit Tampax sur un ton enthousiaste, grand merci les nanas, voilà du bel artificium ! Sûr que ça va chier sub luceum, quand ils verront qu’on s’est fait la malle. Demain-matin, j’en connais qui vont se faire passer un savon et qui vont sans doute voir s’altérer grandement leurs fonctions de reproduction.
Comme convenu, seuls les romains pouvaient s’évader avec succès, puisque Tépénib et Valisansoùth étaient blessés et affichaient toujours des teintes affreuses, que Moisi et Avouktebel étaient beaucoup trop jeunes et que Keskiya et Aménorée n‘imaginaient pas un seul instant les abandonner. Amétatla ne voulait pas non plus s’écarter de ses biens ou des siens, elle ne fut donc pas rongée par le poison du doute et leva le pouce à la suggestion commune de passivité. Jusqu’au bout, elle voterait farouchement contre la valse des PDG et protégerait du mieux possible ce qu’elle appelait son nouvel empire. Ses affaires ne pouvant que pâtir des remous d’une ambiance rendue trop instable ; alors que si par miracle, Néefièretarée lui accordait sa grâce, elle-même entendait bien redessiner une nouvelle carte personnelle du monde égyptien fashionable, dans un pays qu’elle trouvait par ailleurs beaucoup trop macho. Et pourquoi pas, un jour, se lancer dans le bijou et investir dans la pierre ? Non, bien entendu, cette cavale hasardeuse ne méritait pas le sacrifice matériel et moral qu‘elle exigeait, quand bien même la pharaonne les menaçait toujours de la pire des morts, lorsqu‘ils franchiraient les portes de Ankhelkarton-Tulmé. Du fond de sa cage toujours fermée, Aménorée salua aussi les veinards de la main, puis elle éclata en sanglots en tenant sa petite fille dans les bras. Résolue à son sort, remettant désormais son existence entre les mains d‘Osiris, la direction de la CGPT souhaita finalement bonne chance et bonne route aux fuyards. En revanche, les deux fils de la louve formaient un solide noyau de convaincus, et après un dernier salut en assurant aux autres qu’ils chercheraient un stratagème pour leur venir en aide, ils décampèrent promptement avec les filles dans la nuit noire. L’objectif premier étant de traverser le Nil dans sa largeur en nageant jusqu’au bout de ses forces, sans même un boudin autour de la taille, pour placer le grand fleuve entre l‘armée et eux. Il y avait en effet là-bas dans une vallée une petite bourgade qui s’appelait Raltoupet, et les filles promettaient qu’on pourrait s’y cacher avant de rentrer en Italie, pays de la justice et de la démocratie.

Message édité par talbazar le 06-05-2020 à 19:29:23