In Ze Navy II Obsédée textuelle | Ça me paraît bien compliqué, Mario, de toute façon.
Hop, la voilà
Spoiler :
Hey Joe
« Les matins se suivent et se ressemblent /quand lamour fait place au quotidien
» Manquait plus que ça. Comme je men fous, moi, des matins, je ne suis jamais là enfin, je dors debout : limportant, cest que les nuits ne soient jamais les mêmes. Jentends bouillir leau pour le café, le nez collé au miroir de la salle de bains. Je réfléchis. Non, parce que, moi, le matin, je sais me poser de vraies questions au lieu de gloser sur la métamorphose des sentiments. Par exemple : à partir de quel moment peut-on considérer quun poil a atteint une longueur extravagante ? Attention, je parle des poils de mes sourcils, qui se comportent parfois comme de mesquins social-traîtres imperméables à la cause des gonzesses. Pourquoi, tout à coup, au beau milieu de cet arc gracieux quoique fourni, faut-il que lun dentre eux fasse son premier de la classe, dépassant dun demi-centimètre tous ses colocataires ? Croit-il que je vais lenrouler sur un bigoudi et postuler pour faire doublure lumière dEric Cantona ? Bon, ça ira comme ça, les réflexions existentielles ; je finis de me brosser les dents pour pouvoir fredonner avec Miossec et maudire les patronnes de café trop optimistes. Ouais, Miossec, je vous jure
FIP, cest chic, on ny passe que les grands chanteurs morts, pas les cow-boys en costard blanc pour sempiternelles bécasses sentimentales. Et puis jéteins la radio et je me souviens, je me souviens très bien de ce dimanche matin daoût, un peu comme celui-ci, rue de Tolbiac. Le café perdu où je jouais au flipper, en douce, au lieu daller à la messe. Avec mes fourchettes fourbes de flibustier, javais claqué trois parties aux points sous lil désenchanté du serveur, qui faisait son morne boulot, époussetant distraitement les tabourets de moleskine orange ; je buvais des cafés crème, javais faim, un peu, je songeais à quelque chose de roboratif, des frites mayonnaise, du piccalili, même, enfin un truc exotique quon ne trouve pas en vacances à Paris, faut pas pousser mémé dans les orties, quand même. Le même flipper quau collège, cétait déjà pas si mal, un Harlem Globetrotters qui causait américain et rigolait quand la boule chaloupait entre les plots vermillon et bleu cobalt. Je me souviens davoir entendu : « Le chanteur franco-américain Joe Dassin, qui dînait avec sa mère au restaurant Chez Michel et Eliane, à Tahiti, a été emporté par une crise cardiaque. »
Jai abandonné mes parties gratuites, je suis sortie sans saluer, il était midi : un dimanche désert dans le 13e arrondissement comme à la campagne, la rue interminable et blanche sous le soleil, mes larmes, ça mavançait à quoi ? Si Joe mabandonnait si vite, jallais faire comment, pour grandir ?
Je joue avec lécume du café noir dans ma tasse en porcelaine. Je nai jamais oublié ce chagrin-là.
Entendez-moi bien. Javais 14 ans, jétais encore un peu sage, je lisais des livres, je faisais le clown, mon numéro délève facétieuse mais travailleuse était merveilleusement rodé. Nallez pas croire que je mattribue complaisamment des lauriers rétrospectifs, non, je faisais simplement tout mon possible pour dissimuler au commun des mortels laffection honteuse dont jétais victime.
Comme les jeunes filles de mon âge, je mattardais languissamment sur les visages angéliques de mes camarades de classe, jécoutais Téléphone, Clash et Pink Floyd ; je pouvais bien danser le front haut à un concert de Bob Marley : dans le secret de mon cur, je continuais à siffler sur la colline et, un peu plus tard, si javais appris sans peine à ramener dans mon lit de grandes créatures pâles, osseuses, chevelues voire décoratives des guitaristes, en somme , je rêvais toujours des bottes plates, des gros ceinturons, des chemises ouvertes sur un tapis de mousse douce que portait Joe. Joe qui était mort, mais qui hantait mon imaginaire, pailleté à jamais de mots tendres et dérisoires. Mais plutôt être condamnée à boire du bortch tiède chaque matin au petit déjeuner que davouer un truc pareil. A personne.
Parfois, ma couverture conforme seffilochait. Il faut dire que lempire du poil et de la chemise parcimonieusement boutonnée avait largement étendu sa sphère dinfluence. Joe y régnait toujours en nabab, entouré de vassaux dobédience internationale. Je me souviens de factures douloureuses à régler pour mon orgueil de littéraire accomplie, lorsque, chaque dimanche après-midi, à lheure fatidique, je catapultais sournoisement mes fesses sur un pouf, devant la télévision familiale, prête à endurer le ruisseau acide des quolibets maternels :
« Mademoiselle consent enfin à faire une apparition au salon ?
Jai bien le droit de me détendre un peu.
Je me demande bien ce que tu peux lui trouver, à ce type
Rien du tout, ça mamuse.
Je croyais que tu détestais les Ferrari ? Je ne vois pas le rapport. Enfin, reconnais que cest un imbécile, il se fait toujours couilloner par ce nabot, là, lautre troll des tapis
Higgins ! M'en fous. En plus, il porte des bermudas ridicules ! M'en fous. Et des chemises grotesques ! M'en fous. Et il est poilu ! Tu dis toujours que tu n'aimes pas les poils ! Oh, mon Dieu ! Maman, je n'ai JAMAIS dit ça. »
Les dimanches daoût sont faits pour la nostalgie. Je nai même pas besoin de photos
Plus tard, encore, alors que je militais, joyeuse et souvent amusée, avec ce qui restait du Mouvement de libération des femmes, jai continué à taire, lors dinformels dîners où étaient débattus des thèmes aussi variés que la pose dun stérilet chez la nullipare, la place du père ou la mystique de lorgasme vaginal, mes émois de midinette. Et cest à ce moment que la catastrophe mest tombée dessus. Je travaillais, à présent : il fallait être au collège à une heure infininiment désagréable pour une indolente de mon espèce, me jeter dans un autobus calamiteux après un réveil hâtif, risquer laccident de mascara en me maquillant coincée entre deux strapontins, tout ça pour aller faire régner lordre et la discipline. Je souffrais. Cest pourtant là que jai rencontré le loup, dans la cour de récréation. Lépaule altière, le poil noir, lil pers, la fermeture Eclair du survêtement largement descendue sur
Oui, un professeur déducation physique et sportive, rien que ça. Je ne sais pas du tout ce qui est arrivé à mon cerveau : il sest instantanément replié, a roulé sur lui-même et disparu dans du papier dargent frisé aux extrémités, comprenant que toute lutte était inutile. Il me restait une belle papillote, je navais pas tout perdu, mais, pour le reste, jétais cuite. A point.
Jétais sociable, il aimait parler, nous étions voisins. Bien vite, chaque matin, une rude berline suédoise sarrêtait en bas de chez moi. Il conduisait et moi, assise à ses côtés dans lauto grise, je lécoutais parler, de lui. Au rayon aventures héroïques, il y avait la chasse, par exemple. il y était question dhommes hardis tapis dans une hutte insalubre, au plus opaque de la nuit, guettant le palmipède migrateur qui, par la grâce dun habile coup de fusil, irait terminer sa carrière dans une cocotte en fonte au milieu des olives. Allons, je vous vois venir avec vos airs déconfits. Rions un peu, cest ma tournée : jaurais voulu vous y voir. Moi, lamie de Luce Lapin, je lécoutais sans broncher, avec une coupable ferveur, gloser sur les qualités gustatives comparées du canard et et de la sarcelle. Parfois, emporté par son enhousiasme et conquis, sans doute, par lattention passionnée de son auditoire captif, il me faisait lappeau. Je lécoutais glougouter le chant damour du courlis, et, que le Seigneur Tout-Puissant me décapsule les schnoles avec un tournevis rouillé si ça Lui chante, jamais on na surpris sur mon visage lesquisse dun sourire narquois. Je me demandais parfois sil improvisait, sil savait toujours quoi faire de moi entre 7h20 et 7h35. Jétais si bonne camarade. Je lui lisais des morceaux choisis de LEquipe du matin, il me racontait ses exploits fulgurants dex-troisième-ligne dOloron Sainte-Marie, il farfouillait dans son stock de cassettes, me lançait un coup dil goguenard et nous passait du Julio Iglesias, cochon de sort. Il laccompagnait en espagnol, de sa belle voix de basse, et je présentais déjà les mêmes symptômes que la volcanique Jamie Lee Curtis dans Un poisson nommé Wanda : à peine entendais-je un homme tant soit peu avenant proférer suavement trois phrases dans une quelconque langue étrangère que, aussi faible quune guimauve foulée aux pieds par un motoculteur implacable dans un champ de coquelicots, jétais prête à faire la culbute, comme vrillée par une sorte de vibromasseur auriculaire particulièrement vicieux et il pouvait bien sagir de zucchini alla romana (alors que, et je tiens à préciser ce point, la courgette à la romaine dont nous parlons chez nous na jamais suscité en moi la plus petite fièvre érotique instantanée) ou, comme ici, de ce pauvre garçon plein de remords (il traduisait, vers après vers : si jentendais une portière claquer tard dans la nuit, ce serait lui), lessence du discours navait pas la moindre importance, mais la mélodie emportait le morceau.
Nous pronostiquions en nous chicanant lissue du Tournoi des Cinq Nations, il nous allumait des gitanes, ou bien moffrait du feu, toujours dassez loin pour que je ne puisse faire autrement que rapprocher sa main en posant la mienne sur la sienne. Je rougissais. Il entonnait La Fleur aux dents, je fermais les yeux, je cherchais qui jaurais pu être, parmi ces filles dont on rêve et celles avec qui lon dort ; la nuit, je nous inventais dautres histoires, ma raison hurlait à la mort, mon corps triomphait ; au petit matin, jétais mortifiée ; la Volvo venait sarrêter, impassible, et dans la demi-brume je refermais la lourde portière sur mon supplice exquis. Je me suis mordu mille fois la langue. Jai pris quatre ans pour lui signaler officiellement que je me mourais de désir. Il a feint létonnement à merveille. Le lendemain, à lheure du café, il était chez moi. Mais il ny a pas de chanson de Joe pour ça. Brassens en a pourtant écrit une qui conviendrait parfaitement. Je ferais aussi bien de rallumer FIP.
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Message édité par In Ze Navy II le 05-09-2005 à 22:09:53 ---------------
n° 11 * RED * Tiens, voilà ton thé, c'est du café.
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