« Le vent d'hiver souffle en avril » Cette phrase de l'historien et auteur Paul Merceron est entrée dans l'inconscient collectif depuis 60 ans, au moment du « Big Bad Freeze » : une baisse de la température du globe de plusieurs degrés en quelques semaines, au mois d'avril. Vous devez vous imaginer le bordel monstrueux que ça a provoqué : pénurie de nourriture, d'électricité, famines, bouleversements géographiques... Pour vous faire simple : la moitié de la population mondiale est morte, et l'Humanité a fait un bond d'un siècle en arrière ou presque.
Mais en attendant, le vent d'hiver, il souffle là, maintenant, et pas qu'à moitié. Je ne suis pas mécontent d'être chez moi, c'est loin d'être du trois étoiles, mais y'en a qui dorment (et crèvent) dehors. Il y a cette mallette en métal, qui semble m'appeler. Sur la surface opaline de l'un de ses flancs, mon appartement apparaît déformé, grotesque. Je m'affale dans mon vieux canapé grinçant, et j'essaye de me rappeler pourquoi je suis là chez moi, pourquoi mon appartement est en vrac, et pourquoi j'ai le nez en sang.
Je vivais sur la réserve quand j'ai eu ce boulot. J'ai décroché le téléphone alors que je me préparais un dîner de gala : pommes de terre, mortadelle et pain de campagne. C'était encore un festin il y a quelques années, mais l'agriculture est plutôt bien repartie dans les zones où la température est restée vivable. J'épluchais tranquillement mes pommes de terre lorsque le téléphone s'est mis à sonner.
« - Malarkey, j'écoute.
- Ah Malarkey, je crois pas que j'aurais pu dire ça un jour, mais ça me fait presque plaisir de t'avoir au bout du fil. »
Ce fils de rien de Dave Regan m'appelle probablement pour me demander de l'aide, et tout ce qu'il trouve à dire en introduction, c'est de me claironner qu'il peut pas m'encadrer. Pauv' con.
« - Ca fait plaisir de voir que t'es toujours aussi aimable. Je suppose que c'est pour un boulot ?
- L'affaire du Lac de Paladru, ça te parle ?
- Vaguement. »
Bien sûr que si ça me parle, tête de nœud. Il n'y a pas un clampin qui n'en a pas entendu parler.
« - Bon bah voilà, ça a recommencé, je vais pas te faire un dessin, c'est dégueulasse ».
Evidemment, il faut qu'il me dise ça quand je suis en train de me faire à bouffer, ce type est une plaie, un parasite, un tchouk-tchouk nougat de bas étage.
« - Et j'ai quoi à voir là dedans ?
- Tu pars demain matin en train, un contact t'attendra à la gare du complexe.
- Et je suppose que je p – tûûût tûûût tûûût »
Il a raccroché...
Paladru, c'était autrefois un joli petit lac avec une base de loisirs. Le « Freeze » est passé par là, et la région a été inhabitée pendant un bon moment, avant que des nouveaux riches décident d'y installer un complexe d'hôtellerie de luxe pour eux et leurs semblables. Et une station de ski privée avec tout ça. Les travaux ont été pharaoniques, et ont drainé beaucoup de pauvres gars dans le besoin et pas très regardants sur les conditions de travail. Un dôme en verre et métal a été monté à près de 100 mètres de hauteur sur une partie du lac, le tout aménagé en oasis de chaleur au milieu du froid ambiant. C'est pas vous et moi et notre salaire de misère qui auraient une chance d'y mettre les pieds, je vous rassure.
Paysage idyllique, luxe, beauté, ça paraissait parfait, non ? Un matin, un peu avant la pause-déjeuner, les ouvriers sont devenus fous et se sont massacrés avec ce qu'ils avaient sous la main : pelles, pioches, briques, barres de fer, crochets. Une boucherie, une véritable boucherie. Vous permettez que je passe les détails ? Parce que ne sais pas si vous vous souvenez, mais j'allais manger... Bref, la direction du complexe a réussi à étouffer tout ça, à planquer une partie des victimes, à déguiser le reste en banal accident de chantier, et on n'en parle plus. Personne n'a jamais su ce qui avait réellement provoqué cet accès de folie, et à vrai dire à ce moment là, personne n'avait vraiment voulu se poser la question. Comprenez-les : le « Freeze » était encore dans toutes les mémoires, et à côté de ça tout le monde aurait trouvé banal quelques ouvriers fous qui décident de refaire la décoration en vermillon.
Donc ça a recommencé... A peine le temps de finir de manger que je reçois un cylindre avec mes billets de train. Première classe. Oh oh! Ils se sont pas foutus de moi visiblement. Je pars dans l'après-midi, pas le temps de chômer. Dans la salle de bains, je m'attarde quelques secondes devant mon reflet : on dirait un quelconque roadie qui a passé beaucoup trop de temps en tournée, et pas assez en vacances. Mes traits sont tirés, j'ai l'air fatigué et mal rasé. Je suis vraiment tombé bas. Très bas. Peut-être que cette fois je vais avoir l'occasion de me refaire.
Je referme le rideau de douche, et j'envoie l'eau à fond. A défaut de pouvoir me laver de l'intérieur, au moins ça fait du bien. Paladru, Paladru. Si on m'y envoie, c'est qu'il s'y passe des trucs crades dans lesquels on ne veut pas que la police mette les pieds. Nous autres privés nous sommes souvent substitués aux organes officiels ces dernières années. Ca arrange tout le monde à vrai dire : la police en a moins à faire, et les gros poissons se bouffent entre eux sans que le grand public soit au courant. J'ai encore dans le cœur un vague idéal de justice, mais plus les années passent, et plus il ressemble à un combat d'arrière-garde perdu d'avance. La génération d'avant a lutté pour sa survie, et elle y a perdu quelques principes au passage.
Je fais ma valise, serviette autour de la taille. Dans quelques heures, retour aux sources. Retour au glauque. La routine habituelle, quoi.
Je suis seul dans mon compartiment. Ils m'ont mis le journal, et un petit déjeuner, petits croissants et thé au jasmin. Des croissants! Tout le monde en mangeait au petit déjeuner au siècle dernier... Même si je ne me sens pas forcément dans mon élément au milieu de ce luxe, au moins je n'aurais pas à voyager avec les rastaquouères de la deuxième classe. Et je suis à l'abri de la vapeur et des odeurs de brûlé de la locomotive. Le voyage s'annonce long, le train s'ébranle à peine. Tant mieux. Ca me laisse tout le temps de penser à l'affaire qui m'occupe.
Ou de repenser à elle. Bon sang, pas encore un de ces trips dépressifs qui me pourrissent la vie. Enfin qui me pourrissaient la vie, quand j'avais encore un semblant de vie. Pour cette femme, j'avais tout sacrifié. Mon tranquille boulot de libraire, mes principes moraux, mes économies, ma santé. Elle m'avait consumé, mais je n'ai rien regretté. Elle avait commencé discrètement, rat d'opéra. Elle voulait être une grande danseuse. Avant d'être repérée pour être hôtesse dans les établissements de luxe. Call-girl, quoi. A partir de là, elle avait commencé à changer. La différence ? L'argent facile. Ca vous change n'importe qui l'argent facile. Elle se droguait, de plus en plus, jusqu'au jour où en entrant dans sa chambre, je la trouve morte, les yeux exhorbités et l'écume aux lèvres.
Je suis devenu privé à ce moment là. J'ai cherché son dealer, ce saligaud, ce déchet. Je l'ai traqué dans tout le pays, j'ai retrouvé ses sbires, ses réseaux, sa famille, ses amis. Je l'ai trouvé lui, l'ai acculé, isolé, et je l'ai désossé. On m'a rapporté que les flics présents sur la scène du crime ont tous vomi tellement c'était ignoble. Ha ha, les cons! J'aurais du me sentir mieux après ça, non ? Dans le films, le gentil se venge du méchant, et la vie reprend, n'est-ce pas ? Oui mais je ne suis pas un héros, je suis un pauvre con. Il m'a fallu deux ans pour commencer à oublier que j'avais du sang sur les mains, et je ne l'ai toujours pas oubliée elle.
Chaque nuit j'espère en rêver pour avoir une chance de la toucher encore, de la sentir encore contre moi, et chaque nuit je me réveille en sueur, seul et minable, le palpitant à dix mille.
Chaque nuit j'en pleure, j'enrage, je redeviens fou, avant que la fatigue ne me terrasse vraiment, et qu'elle chasse mes idées noires. Pour refaire surface en fin d'après-midi, la mine défaite. Parfois j'essaye de ne pas dormir pendant plusieurs jours. Parfois j'y arrive. Et la descente est alors dix fois pire. J'ai tout essayé. Les médicaments, les plantes, la thérapie par le froid, le tuning mental, la psychothérapie, rien n'a fonctionné. Elle est toujours là. Toujours.
On est au Stipey's, un hôtel-restaurant de luxe de la capitale. Je ne suis pas le même homme avec elle. J'ai presque la classe même. Smoking tiré à quatre épingles, chaussures de ministre, gilet et cravate. La coupe fraîche, le visage rasé de près. Elle de son coté est sublime dans sa robe fourreau noire, et son épaule nue à peine couverte par ses longs cheveux blonds. Le maître d'hôtel qui nous accueille à l'entrée nous reconnaît, et se confond en salamalecs. Nous avançons vers notre table, à pas feutrés, sur la belle moquette beige qui couvre le sol. L'orchestre joue doucement, les lustres en cristal illuminent la salle.
Nous dégustons un ballon de rouge en attendant notre plat. Elle plonge ses yeux de braise dans les miens, et pendant un instant plus rien d'autre qu'elle n'existe plus. Même le goût du vin disparaît. Puis le son. Puis l'image. Elle m'embrasse, sa langue cherche la mienne, ses dents mordillent mes lèvres. Puis les lustres en cristal. Puis la flûte à bec qui répond aux violons, puis le vin rouge. Et la vie reprend son cours. Quand nous venions au Stipey's, nous ne faisions jamais le voyage à vide : repas gastronomique, souvent bien arrosé, suite royale, débauche, réveils douloureux sentant bon le mal de tête, le tabac froid et la délicieuse courbe de ses hanches qui dépasse du drap.
Je me réveille en sursaut. Je ne suis manifestement plus seul dans le compartiment. Je porte la main à ma poche-revolver, mais elle est vide. Tous les voyants s'allument au rouge dans ma tête. Il y a ce gars en face de moi, il doit au moins faire deux mètres. La chevelure hirsute, le gabarit imposant et l'allure générale d'homme des cavernes me font immédiatement penser à ce mec, Chabal. Sébastien Chabal. Suite au « Freeze », on a vu ressurgir certaines morphologies dans le génome humain. Une sorte de comeback de Néandertal. Sébastien Chabal avait été l'un des premiers à se faire un nom, en louant ses services et ceux de ses semblables en tant que gardes du corps. Je l'apostrophe crânement :
« - A qui ai-je l'honneur ?
- Ca n'a aucune importance, petite tête. »
Se faire traiter de petite tête par un mec qui a disparu il y a 30000 ans, j'avoue que c'est fort. Mais l'évolution a montré qu'il valait mieux laisser parler les gens qui ont une tête et 30 kilos de muscles de plus que vous.
« - On sait que Regan t'a appelé pour aller à Paladru. On sait qu'il veut que tu lui nettoies tout ça. Mais tu ne vas pas le faire.
- On peut savoir pourquoi ? »
Et là, il retire de sa ceinture une mâchette de 70cm de long. Pas vraiment un accessoire de coupeur de citrons ou alors les citrons sont devenus énormes de nos jours. Je lâche un rire nerveux.
« - T'as pas plus gros ? Ou plus petit ?
- Fais pas le malin Malarkey. T'as pas envie de crever ici dans ce train, non ?
- Tu ne vas pas me tuer ici, parce que ça mettrait trop de bordel. J'ai des réservations à mon nom. Y'a des gens qui savent où je vais. Et t'as pas vraiment envie de faire du raffût, pas vrai ?
- Bien vu petite tête, alors on va faire un deal.
- Et si je décide de vous envoyer chier ?
- Fais attention où tu mets les doigts Malarkey ou tu risques de te faire pincer très fort. »
Ils auraient pu m'envoyer quelqu'un d'autre. Une femme fatale, un ninja, n'importe quoi mais pas ça. J'ai l'impression de discuter avec un distributeur automatique. Tu fous une pièce, et tu sais à l'avance ce qui va tomber. Là j'ai la désagréable impression qu'à un moment donné, le seul produit encore en rayon va me causer des maux de tête. Je l'ai amusé une ou deux fois, mais la prochaine fois, c'est tintin!
« - Concrètement, ça se passe comment ?
- Tu vas descendre à la prochaine gare, et faire le chemin inverse. Chez toi tu trouveras de quoi partir au vert, et tu vas partir au vert.
- Qui vous protégez ?
- Ca n'a aucune importance petite tête.
- Et Regan ?
- On va s'occuper de son cas, ça ne sera pas un problème. Personne ne se rendra compte que tu n'es pas allé là bas. »
C'est surréaliste. Je n'ai même pas encore commencé ce boulot qu'on est prêt à me payer pour que je ne le fasse pas. Je n'ai pourtant rien d'une terreur... Qui a intérêt à ce qu'on ne remue pas la merde autour de Paladru ? Qui a suffisamment d'argent et d'influence pour me mettre dans cette situation ? Si ce mec était envoyé par Regan pour me tester ? Et si tout ceci n'était qu'un prétexte pour m'éliminer vraiment ? Et si le...
Je ne pensais pas qu'il avait une allonge pareille. Son poing dans ma gueule. Rideau.
Retour dans mon salon. La mallette me regarde toujours, insistante. Mon nez me fait mal.
Je me lève péniblement et, j'enfile mon usé et fidèle imperméable. Je saisis fermement la poignée de la mallette, et je sors de chez moi. Il neige à gros flocons. J'ai jamais vu la mer, mais il paraît qu'une fois qu'on y est, elle est bonne.