DESCRIPTION DE LA PESTE DE FLORENCE EN 1527
Je n'ose poser sur le papier ma main tremblante pour traiter un si
déplorable sujet. Ce n'est pas tout ; et plus je réfléchis sur cet amas de
misères, plus l'horrible description que je vous ai promise
m'épouvante. Quoique j'aie tout vu, le récit renouvelle mes larmes
amères. Je ne sais par où commencer, et si je le pouvais,
j'abandonnerais mon entreprise ; néanmoins le désir extrême que j'ai
de savoir si vous vivez encore bannira toute crainte.
Notre malheureuse Florence offre aujourd'hui un spectacle semblable
à celui d'une ville que les infidèles auraient prise de vive force et
ensuite abandonnée. Une partie des habitants, imitant votre exemple, a
fui devant le fléau mortel, et s'est réfugiée dans les villa éparses autour
de la ville ; les autres ont trouvé la mort, ou sont sur le point de
mourir. Ainsi le présent nous accable, le futur nous menace, et l'on
souffre autant de la crainte de vivre que de celle de mourir.
O malheureux temps ! ô saison déplorable ! Ces rues si belle et si
propres, que l'on voyait remplies d'une foule de nobles et riches
habitants exhalent maintenant l'infection et la malpropreté ; on n'y voit
que des pauvres, dont la lenteur et les cris effrayés ne permettent pas
d'y marcher avec sécurité ; les boutiques sont fermées, les exercices
suspendus, les tribunaux et les cours absents, et les lois mises en oubli:
aujourd'hui on apprend un vol, demain un meurtre ; les places, les
marchés où les citoyens s'assemblaient fréquemment sont devenus des
tombeaux ou le réceptacle de la plus vile populace ; chacun marche
isolé ; et au lieu d'une population amie, on ne rencontre que des gens
infectés des poisons de la peste. Un parent trouve-t-il un parent, un
frère un frère, une femme son mari : chacun s'éloigne au plus vite.
Que dirai-je de plus ? les pères et les mères repoussent leurs propres
enfants et les délaissent !
Les uns portent à la main, ou, pour mieux dire, ont toujours sous le
nez des fleurs, les autres des herbes odoriférantes ; ceux-ci des
éponges, ceux-là de l'ail, d'autres enfin des boules composées de
toutes sortes de parfums ; mais ce ne sont là que quelques-unes des
précautions. Il existe aussi des boutiques où l'on distribue du pain, ou,
pour mieux dire, dans lesquelles on sème pour recueillir des bubons.
Les réunions qui avaient lieu dans les places publiques pour converser
d'une manière honorable, et dans les marchés pour l'utilité de la vie,
n'offrent plus qu'un spectacle morne et affligeant. On n'entend que ces
mots : « Un tel est mort, un tel est malade ; celui-ci a fui, celui-là est
renfermé chez lui ; l'un est à l'hôpital, l'autre est gardé ; » il en est dont
on n'a aucune nouvelle. Tels sont les seuls bruits qui circulent, et qui,
lorsqu'on y réfléchit, sont capables de rendre malade Esculape lui-
même.
La plupart s'occupent à rechercher l'origine du mal, et les uns disent :
« Les astrologues nous menacent ; » les autres : « Les prophètes l'ont
prédit.» On se rappelle tous les prodiges qui ont eu lieu ; on attribue le
mal à la nature du temps ; on en accuse la qualité de l'air, propre à
propager la peste ; on se souvient que la même chose arriva en 1348 et
en 1478 : chacun cherche des souvenirs pareils ; et l'on finit par
conclure que ce fléau n'est pas le seul qui nous menace, et qu'une
foule d'autres maux sont prêts à fondre sur nous.
Voilà les aimables sujets d'entretien que l'on entend à toute heure ; et
quoique je pusse dans un seul mot vous faire voir, par les yeux de l'es-
prit, l'affligeant spectacle que présente notre misérable patrie , en vous
disant : « Imaginez qu'elle est totalement différente de ce que vous
aviez coutume de la voir » (car rien ne peut mieux vous faire apprécier
sa situation actuelle que cette comparaison faite en vous-même),
toutefois, je veux que vous puissiez en avoir une connaissance plus
particulière ; car, quelle que soit la force de l'imagination, il lui est
impossible d'atteindre sur tous les points à la réalité.
Je ne crois point vous en pouvoir donner une plus exacte peinture
qu'en vous citant mon exemple. Je vais donc vous exposer la vie que
je mène, afin que vous jugiez par là de celle des autres.
Vous saurez donc que, l'un des jours ouvrables de la semaine, je sortis
de chez moi à l'heure où le soleil a dissipé toutes les vapeurs de la
terre, pour prendre mon exercice accoutumé.
Cependant j'avais eu soin avant de sortir de faire quelques remèdes, et
de me munir, contre le poison de la peste, de certains préservatifs dans
lesquels j'ai la confiance la plus entière et la plus étendue, quoique
l'illustre Mengo dise que ce ne sont que des cuirasses de papier. A
peine avais-je fait quelques pas qu'il fallut bannir de mon esprit toute
autre pensée, quelque grave, quelque importante qu'elle pût être ; car
le premier objet de bon augure qui s'offrit à mes regards fut les
fossoyeurs, non ceux des pestiférés, mais les fossoyeurs ordinaires,
qui, au lieu de se plaindre, comme par le passé, du petit nombre des
morts, se lamentaient de ce qu'ils étaient trop abondants, et craignaient
que cette abondance ne produisit bientôt la disette. Qui aurait jamais
pu s'imaginer qu'il viendrait un temps où ces gens désireraient la santé
des malades, comme ils le juraient en effet ? Cependant je n'ai pas de
peine à les croire, car si l'on mourait dans un autre temps et d'une autre
maladie, ils pourraient y trouver leur gain ordinaire. Passant ensuite de
San-Miniato vers les Tours, où l'on était autrefois assourdi par le bruit
des baguettes à battre la laine et par les chants et la conversation des
cardeurs, je ne trouvai qu'un vaste silence qui n'avait rien de séduisant.
Je poursuivis mon chemin ; et près du Marché-Neuf je rencontrai la
peste qui venait à cheval.
Dans le premier moment ce spectacle me trompa, car, voyant venir de
loin une litière portée par des chevaux dont la blancheur était aussi
éclatante que la neige, je crus que c'était quelque noble dame ou
quelque personnage de haut lignage qui allait en partie de plaisir ;
mais ayant vu tout autour, au lieu de serviteurs, les hospitaliers de
Santa-Maria-Nuova, je n'eus pas besoin d'autres informations.
Cependant comme cela ne me paraissait pas suffisant, et que je voulais
vous donner de tout un détail plus circonstancié, j'entrai, le matin du
premier jour du riant mois de mai, dans la vénérable et sainte église de
Santa-Reparata : il ne s'y trouvait que trois prêtres seulement, dont l'un
chantait la messe, le second faisait tout à la fois l'office du choeur et
de l'orgue, et le troisième, assis sur une chaise presque entourée d'un
rempart de murailles, s'était placé pour confesser au milieu de la
première nef ; il avait de plus les fers aux pieds et les menottes aux
mains: c'était par ordre de son supérieur qu'il se trouvait dans cet état,
afin qu'au sein même de cette vaste solitude il pût mieux résister aux
tentations canoniques. Les dévotes qui assistaient à la messe étaient
trois femmes en mantelet, vieilles, ridées et peut-être boiteuses :
chacune se tenait séparément dans sa tribune ; et je crus reconnaître
parmi elles la nourrice de mon grand-père. Il n'y avait également que
trois dévots, qui, sans jamais se regarder, faisaient le tour du choeur
sur des béquilles, en jetant de temps à autre un coup d'oeil amoureux
sur les trois vieilles. Il faudrait l'avoir vu pour s'en faire une idée.
Quant à moi, semblable à quelqu'un qui peut croire à peine ce qu'il
voit, je restai tout stupéfait ; et présumant que le peuple, suivant la
coutume de ce jour solennel, s'était porté sur la place pour y voir la
revue des troupes, je m'y rendis dans cette espérance ; mais, au lieu
d'hommes et de chevaux, je vis pour toute troupe des croix, des
civières, des bières et des brancards, sur lesquels gisaient des cadavres
portés par des fossoyeurs qu'avait convoqués le barlacchio, pour qu'ils
se rendissent cautions des hauts seigneurs qui en ce moment faisaient
la cérémonie de leur entrée en fonction. Je crois même que, le nombre
des vivants ne suffisant pas, on se servit du nom de quelques morts, en
les appelant suivant l'usage, sans qu'il arrivât à aucun d'eux la même
aventure qu'au Lazare.
Ce spectacle ne me paraissant ni sûr ni digne d'une grande attention, je
n'y demeurai pas plus longtemps ; et ne pouvant m'imaginer qu'il n'y
eût pas dans quelque autre quartier de la ville une plus grande réunion
de nobles, je dirigeai mes pas vers la fameuse place de Santa-Croce, et
j'aperçus une foule de fossoyeurs qui dansaient en rond en criant à
haute voix : « Bien venue soit la peste ! bien venue soit la peste ! »
c'était là leur bien venu soit le mois de mai !
L'aspect de ces gens, le ton de leur chanson et les paroles qu'ils
prononçaient, déplurent autant à mes yeux et à mes oreilles que les
charmaient naguère les jeunes filles et leurs chansons. Je me sauvai
sur-le-champ dans l'église ; et pendant que je faisais mes dévotions,
j'entendis, quoique je ne visse personne, une voix lamentable et
effrayante. J'osai n'en approcher, et je découvris parmi les sépultures
placées dans un des côtés de l'église une jeune femme pâle et affligée,
étendue sur la terre et couverte d'habits de deuil. Sa figure me parut
plus morte que vive ; des larmes amères sillonnaient ses joues
charmantes ; tantôt elle arrachait les belles tresses de sa noire
chevelure, et tantôt se frappait le sein ou le visage : un rocher en aurait
eu pitié ; et je me sentis saisi outre mesure de douleur et d'épouvante.
Toutefois, m'approchant d'elle avec précaution, je lui dis : « Hélas !
pourquoi vous livrez-vous à une douleur si cruelle ? » Mais elle, dans
la crainte que je ne la reconnusse, se couvrit aussitôt la tête avec un
des pans de sa robe. Ce geste, comme cela est naturel, ne fit
qu'augmenter en moi le désir de la connaître ; mais d'un autre côté la
peur qu'elle ne fût atteinte de la contagion retenait mes pas. Cependant
je la priai de ne rien craindre, puisque je n'étais venu que pour lui
prêter conseil et appui. Comme sa profonde affliction la rendait
muette, j'ajoutai que je ne m'en irais que lorsque je la verrais s'éloigner
elle-même.
Alors, après quelques moments d'hésitation, elle prit, en femme de
courage et de condition, le parti de se découvrir, et me dit : « Je serais
vraiment insensée si, après n'avoir pas redouté la présence de tout un
peuple, je craignais l'aspect d'un seul homme qui s'offre pour soulager
ma douleur. » Le désespoir qui l'oppressait, les vêtements dont elle
était couverte la changeaient au point que ce fut sa voix plus que les
traits de sa figure qui me la firent reconnaître.
Je lui demandai alors la cause d'une affliction aussi profonde. « Ah !
malheureuse que je suis ! » s'écria-t-elle, « ce n'est pas avec vous que
je puis dissimuler. Je ne saurais me consoler d'avoir perdu tout ce qui
faisait ma joie. Non, je ne la retrouverai jamais, dussé-je vivre encore
mille années. Mais ce qui m'afflige encore davantage, c'est de ne
pouvoir mourir aussi. Ah ! ce n'est pas de la contagion que je me
plains, mais de mon triste sort, qui a brisé le lien du noeud amoureux
et indissoluble que j'avais formé avec tant d'art et de soin : voilà la
cause de notre commune ruine, voilà pourquoi vous me voyez
répandre sur la tombe de mon fidèle et malheureux amant des larmes
aussi amères. Ah ! combien de fois je l'ai serré dans ces bras si
fortunés jadis et si malheureux aujourd'hui ! avec quels transports je
contemplais ses beaux yeux pleins de flamme ! avec quelle volupté je
pressais sa bouche embaumée de mes lèvres avides ! avec quel plaisir
je pressais sur mon sein enflammé son sein également brûlant de
jeunesse et éclatant de blancheur ! Hélas ! avec quels transports nous
goûtâmes tant de fois les dernières douceurs de l'amour, et satisfîmes
ainsi nos désirs mutuels ! »
A peine avait-elle achevé ces paroles, qu'elle tomba étendue sur la
terre d'une manière si effrayante que tous mes cheveux se hérissèrent,
et que je craignis qu'elle n'eût expiré ; car elle avait les yeux fermés,
les lèvres sans couleur, le visage plus pâle encore qu'auparavant, le
pouls irrégulier et presque sans mouvement : l'agitation de son sein
était le seul indice qu'elle ne fût pas morte. Plein de cette compassion
qu'exigeait son état, je commençai à l'agiter, je la délaçai quoiqu'elle
ne fût pas très-serrée dans ses vêtements, je la tournai tantôt devant,
tantôt derrière ; enfin je ne négligeai aucun des moyens usités pour lui
faire reprendre les esprits : je fis si bien qu'elle ouvrit ses yeux
appesantis par la douleur, et elle poussa un soupir si brûlant que, si
j'eusse été de cire, certes j'aurais été fondu. Je tachai de la consoler en
lui disant : « Femme imprudente et malheureuse ! pourquoi rester
désormais en ce lieu ? Si tes parents, tes voisins, ou quelqu'un de ta
connaissance te trouvaient ainsi seule, que diraient-ils ? Où est la
prudence ? où est même la décence ? »
« Malheureuse ! » reprit-elle, « je ne possédai jamais la première de
ces vertus : et quant à l'autre, je n'y attache aucun prix depuis que je ne
vois plus ces beaux yeux, qui soutenaient ma vie comme l'eau nourrit
les poissons. »
« Madame,» lui répondis-je, « si mes conseils ont quelque pouvoir sur
vous, je vous prie de me suivre, non pas par amour pour moi, je sens
combien j'en suis indigne, mais pour votre propre réputation. Si elle a
été obscurcie par quelques nuages, accusez-en la mauvaise langue du
prochain plutôt que vous-même, et vous ne tarderez pas à la recouvrer.
Combien j'en connais qui, après avoir fui leurs maris, ont été
accueillies par d'autres que par leurs parents ! combien ont été
surprises en faute par leurs voisins ou leurs alentours, et qui passent
aujourd'hui pour belles et bonnes ! L'erreur est attachée à la nature
humaine ; il suffit seulement de se raviser. Si à l'avenir vous vous
conduisez bien, vous verrez bientôt (c'est bientôt que je dis) que l'on
soutiendra que vous avez été injustement accusée. » Je parvins de
cette manière à la persuader et à la reconduire chez elle.
Le soleil était déjà parvenu au point le plus élevé du ciel et les ombres
paraissaient moins grandes lorsque je revins seul, suivant ma coutume,
prendre le repas dont j'avais besoin. Après quelques instants de repos
je me remis de nouveau à parcourir la ville, et je dirigeai mes pas vers
la nouvelle église de Spirito-Santo, où, quoique ce fût l'heure, je
n'aperçus aucun préparatif du service divin. Les moines, bien qu'il n'en
restât que fort peu , se promenaient la tête haute, et m'assuraient qu'un
grand nombre d'entre eux étaient morts, et qu'il en mourrait davantage
encore, parce qu'ils ne pouvaient sortir de ce lieu et qu'ils ne s'étaient
pas pourvus de vivres. Je ne vous dirai pas s'ils allumaient les cierges
dans l'église: je crois qu'ils ne le faisaient que pour que leurs morts
n'allassent pas dans l'obscurité. Aussi me hâtai-je de me sauver, chassé
bien plus par la crainte du ciel que par celle de la peste, tant les
bénédictions des bons frères étaient fréquentes.
Je m'acheminai alors vers la rue de Mai ; et quoique nous fussions aux
calendes de mai, je ne vis aucun indice qui me représentât le mai ; tout
au contraire, j'aperçus au milieu du pont un mort dont personne n'osait
approcher. Entrant alors dans l'église de la sainte Trinité, je n'y trouvai
qu'un seul homme recommandable par son rang. Lui ayant demandé
ce qui pouvait le retenir en ville au milieu de tant de dangers :
« L'amour de la patrie, » me dit-il, « que je vois presque entièrement
abandonnée par ses ingrats citoyens. » Je lui répondis que ceux qui,
pour se conserver à la patrie, s'en éloignaient momentanément afin de
pouvoir encore lui être utiles, se trompaient moins que ceux qui, ne
pouvant lui rendre service, s'exposaient au danger de la quitter pour
toujours. « S'il faut dire la vérité à celui qui la connaît », me répondit-
il, « ce n'est pas la patrie qui me retient, mais cette belle affligée que
tu vois là-bas à genoux, et pour laquelle je suis prêt à donner mes
jours.» Tant d'ardeur me parut peu convenable à la maturité de son
âge, et je ne pus m'empêcher de lui dire que, dans des circonstances
aussi malheureuses, le père ne balançait pas à abandonner son fils et la
femme son époux. « Tel est mon amour,» dit-il, « qu'il surpasse tous
les liens du sang. Si le meilleur moyen d'éviter la peste est d'avoir de
la joie, la présence seule de mon amante suffit pour la faire naître dans
mon cœur ; tandis que loin d'elle ma douleur est si violente qu'elle
suffirait pour me faire mourir dans l'amertume ; et comme vous
m'avez trouvé seul ici, de même mon amour est unique entre tous les
autres amours. Si vous êtes amoureux et que vous vouliez vivre, restez
sans cesse auprès de votre maîtresse ; si vous ne l'êtes pas, suivez mon
exemple et aimez pour éviter la peste ; il en est encore temps. » Peu
touché de ses raisons, et regardant l'amour comme une peste d'autant
plus dangereuse qu'elle dure plus longtemps, je m'éloignai sans lui
répondre.
J'aperçus plus loin, sur le banc alors solitaire des Spini, le vénérable
père Alessio, qui, peut-être pour éviter la peste, était sorti des règles,
ou qui, pour mieux dire, attendait là quelqu'une de ses dévotes pour la
confesser. Ayant appris de lui que l'on voyait se réunir dans la
vénérable église de Santa-Maria-Novella, d'où il avait été éloigné par
sa bonne conduite, un plus grand nombre de dames que dans aucune
autre église, attirées qu'elles étaient par les exhortations pleines
d'amour de moines joyeux et charitables, je l'engageai à me suivre ; ce
qu'il fit sans peine, car le pauvre diable de frère avait peur qu'il ne lui
arrivât quelque chose s'il y était retourné sans moi. Aussi ne s'arrêta-t-
il qu'une minute ; et prenant à peine le temps de saluer l'autel (car ce
n'était pas par la dévotion qu'il brillait), il me quitta ; et je m'imagine
que ce fut pour aller terminer sur son banc l'œuvre qu'il avait
commencée. Je demeurai donc pour écouter les joyeuses complies des
frères ; et si je n'aperçus pas comme à l'ordinaire cette foule de dames
charmantes et de nobles cavaliers qui venaient admirer leurs visages
angéliques et l'éclat de leur toilette ; si je n'entendis pas cette musique
voluptueuse qui invite avec plus d'empire aux plaisirs de l'amour
qu'aux méditations célestes, j'y aperçus toutefois moins de solitude
que partout ailleurs : d'où je vis combien cette église pouvait s'appeler
heureuse et favorisée entre toutes les autres. Je résolus d'y demeurer
jusqu'à la dernière heure ; et quoi qu'il fût déjà nuit, j'aperçus une
jeune et belle dame en habit de veuve, qui était restée seule à mon
exemple, et peut-être pour entendre comme moi les complies. Certes
j'avoue que je m'abuserais grandement si je me croyais capable de
vous dépeindre sa beauté ; cependant, pour tâcher de vous contenter,
je ne la passerai pas sous silence, et ce sera à votre imagination à
ajouter ce que vous supposerez qui manque à mon récit.
Elle était assise sur les degrés de marbre de la grande chapelle voisine,
et s'appuyait sur le côté gauche, comme une personne accablée de
douleur ; son bras éclatant de blancheur soutenait son front, que le
chagrin avait un peu pâli : ce bras, par sa longueur, répondait à la taille
d'une femme bien faite et bien proportionnée ; et l'on pouvait
conjecturer sans peine que tous les membres de ce beau corps
formaient un ensemble si parfait que, s'ils n'eussent pas été enveloppés
de vêtements funèbres, leur admirable beauté aurait ébloui tous les
yeux.
Mais laissant à votre imagination le soin de contempler librement ce
qu'on ne voyait pas, je ne vous décrirai que ce qui se laissait
apercevoir. Ses chairs, fraîches et élastiques avaient la blancheur de
l'ivoire, et leur délicatesse était si grande qu'elles auraient conservé
l'impression du plus léger attouchement, de même que dans une
prairie l'herbe fleurie et humide de rosée cède à tous les mouvements
de l'insecte le plus léger. Ses yeux, dont il vaudrait mieux ne rien dire
que de dire trop peu, ressemblaient à deux astres brillants, et elle les
ouvrait si à propos, et d'un air si aimable, qu'on croyait voir un paradis
ouvert. Son front serein se terminait dans les plus justes proportions,
et était si unique, si le pauvre Narcisse s'y était miré, il ne serait pas
moins devenu amoureux de lui-même que lorsqu'il se regarda dans la
fontaine.
Au dessous, les arcs très-déliés et bien dessinés de ses noirs sourcils
couronnaient l'éclat de ses yeux, et il semblait que l'Amour voltigeât et
badinât sans cesse à l'entour, et, lançant de là ses flèches, frappât tous
les coeurs amoureux. D'après ce qu'on pouvait apercevoir de ses
oreilles, elles étaient petites, rondes, et si parfaites qu'un habile
physionomiste aurait prononcé qu'elles étaient l'indice d'une haute
intelligence.
Mais que dirai-je de sa bouche vermeille et embaumée placée entre
deux espaces revêtus de lis et de roses, et qui, au milieu de sa douleur,
laissait briller encore un céleste sourire ? Quant à moi, je suis certain
que c'est sur un pareil modèle que se règle la nature quand elle veut
faire présent au monde de quelque chose de parfait. Ses lèvres de rose
et ses dents d'ivoire paraissaient des rubis en flamme mêlés avec des
perles orientales. Son nez, dessiné avec délicatesse, avait emprunté la
forme de celui de Junon, et c'était à Vénus qu'elle devait ses joues
blanches et arrondies. Je ne passerai pas sous silence un cou délié,
flexible, éclatant de blancheur, et digne d'être orné des pierres les plus
précieuses.
Ses vêtements jaloux ne me permettaient pas de contempler l'éclat, la
beauté et les justes proportions de son sein, embelli de deux pommes
fraîches et odorantes semblables, je crois, à celles que l'on cueillait
dans le fameux jardin des Hespérides, et dont la fermeté, conservant
sa forme sous le poids des vêtements, laissait soupçonner aux regards
leur beauté et tous leurs autres charmes. Au milieu s'ouvrait une route
par laquelle, si l'oeil avait pu la suivre, il serait arrivé à la suprême
félicité. Sa main blanche et délicate, bien qu'elle dérobât une partie
des charmes de son beau visage, compensait cette perte en se laissant
voir : elle était longue, mince, étroite, et l'azur de veines délicates
l'embellissait encore ; ses doigts étaient allongés et polis, et leur vertu
était telle qu'un seul de ses attouchements aurait pu réveiller les sens
du vieux Priam.
Ne voyant autour d'elle personne dont la présence pût me retenir, et
ses yeux compatissants m'ayant donné quelque hardiesse, je l'abordai
en lui disant : « Aimable dame, si une honnête question ne vous paraît
point indiscrète, veuillez m'apprendre quel motif vous retient si
longtemps en ces lieux, et me dire si je puis vous être utile à quelque
chose. »
« Peut-être que comme vous », me répondit elle, « j'ai vainement
attendu que les frères eussent terminé les complies ; mais, dans la
situation où je me trouve, non seulement vous, mais la première
personne venue pourrait me rendre service. Le vêtement que je porte
vous fait assez voir que je suis privée de mon cher époux ; mais ce qui
ajoute à ma douleur, c'est qu'il est mort des atteintes cruelles de la
peste, et que je suis moi-même en danger d'éprouver le même sort. Si
donc, sans pouvoir m'être bon à rien, vous ne voulez pas non plus
vous être nuisible, tenez-vous un peu à l'écart.»
Ses paroles, sa voix, ses manières et le soin qu'elle prenait de ma santé
pénétrèrent si avant dans mon coeur, que je me serais précipité pour
elle dans le feu ; néanmoins, dans la crainte de lui déplaire, je retins
mes pas et lui dis : « Pourquoi demeurer ainsi solitaire ?»
« Parce que je suis demeurée seule. »
« Vous plairait-il d'avoir de la compagnie ?
« Je ne désire autre chose que de vivre dans une honnête société. »
« Quoique jusqu'à présent je n'aie pas voulu prendre de compagne, la
vue de tant de charmes, et la pitié que me font éprouver vos malheurs
m'ont si fort ému, que je suis décidé à m'unir avec vous. Mon âge
peut-être est un peu disproportionné avec le vôtre ; mais ma fortune et
mes autres avantages sont tels que je parviendrai peut-être à vous
contenter. »
« Si j'ai conservé la mémoire de quelques histoires que j'ai lues, on dit
de vous autres hommes, » me répondit-elle, « que vos promesses sont
longues et que votre fidélité est courte. »
« Il est permis, » lui dis-je, « aux écrivains de dire tout ce qu'ils
veulent ; mais lorsqu'on choisit un compagnon avec discernement, on
ne se fie qu'aux choses auxquelles on peut se fier ; et c'est ainsi qui
l'on n'a jamais lieu de se repentir de soi-même. »
« Puisque le ciel, dispensateur de tous les biens, vous a amené devant
moi, » répliqua-t-elle, « quoique je ne vous aie jamais vu, je ne puis
croire que vous n'ayez pas un soin tout particulier de moi : ainsi donc
si vous vous contentez de ma personne, je croirais commettre une
grande erreur en ne me contentant pas de la vôtre. »
Comme elle achevait ces paroles, un certain moine fainéant, plus
propre à manier la rame qu'à dire la messe, et dont je tairai le nom
pour en parler plus à mon aise, s'approcha de nous le nez au vent, et,
semblable à un faucon qui se précipite sur la terre en apercevant sa
proie du haut des airs, il aborda cette beauté aimable et gracieuse avec
cette familiarité insolente que se permettent leurs pareils, et lui
demanda si elle avait besoin de quelques-uns de ses services. Je lui
répondis que désormais elle n'avait plus besoin de rien, et que sa
charité monacale était entièrement inutile. Le misérable, qui déjà était
hors de lui-même, qui peut-être pour faire avec elle une union plus
intime aurait volontiers rompu la nôtre, bien que ses yeux fussent en
feu et qu'il ne pût tenir dans sa robe, se détourna toutefois comme une
couleuvre devant l'enchanteur ; et, voyant qu'il était mal reçu par ma
dame et que je ne lui faisais pas une réception fort amicale, il releva
les pans de sa robe, et alla au diable en marmottant je ne sais quoi
entre ses dents. Ne vous imaginez pas pour cela que je la laissai toute
seule : je la suivis au contraire jusque chez elle, où elle renferma mon
pauvre coeur avec elle. Resté seul après avoir joui d'une société aussi
aimable et aussi charmante, pour ne point m'écarter du plan que j'avais
formé je hâtai mes pas, et je me dirigeai vers l'église de San-Lorenzo,
où j'étais habitué à voir celle qui avait joui de la fleur de mes beaux
ans ; mais la nouvelle impression que je venais de recevoir était si
forte que, semblable à ceux qui ont bu les eaux du Léthé, je perdis la
mémoire de toutes les autres femmes, quelque belles qu'elles fussent.
Toutes mes pensées étaient restées enveloppées dans ces vêtements de
deuil autour desquels je croyais voir à chaque instant tourner ce moine
hypocrite et importun, et la jalousie s'était emparée de mon esprit au
point que je ne pouvais penser à autre chose. Comme il me semblait
que je perdais inutilement le temps, et brûlant du désir de revoir une
beauté aussi désirée, je me hâtai de rentrer chez moi ; et mettant en
oubli tous les événements tragiques dont la peste pourrait me menacer,
je me prépare pour la nuit prochaine aux plaisirs d'une comédie future.
Voilà, mon très-cher compère, tout ce qui s'est offert à mes yeux dans
le courant du premier jour du mois de mai. Quant à ce qui arrivera,
après les noces je vous le ferai savoir. Dans ce moment je ne suis pas
en état de vouloir ou de pouvoir penser à autre chose.
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" Quel est le but du capital ? Le but du capital c'est produire pour le capital. L'objectif, lui, est illimité. L'objectif du capital c'est produire pour produire." - Deleuze || André Gorz - Vers la société libérée