Voilà maintenant le chapitre un, et l'entrée en scène du premier personnage mâle (
):
Chapitre 1
La Fraternité de lAcier
Cétait un matin dautomne de lannée 972. La neige avait profité du couvert de lobscurité pour descendre des montagnes et envelopper la vallée et les contreforts dun blanc linceul. Le vent avait soufflé en bourrasque toute la nuit et jusque tôt dans la matinée. Seul le soleil perçant au-delà des monts à lest, avait calmé son ardeur et arrêté la furie des éléments. La petite ville de Fortavent sétait donc réveillé sous quatre pouces de neiges. Pour bon nombre des habitants, cette première chute, plus ou moins prévisible car ni trop tard et ni trop tôt dans lannée, était annonciatrice du rude hiver qui venait chaque année blanchir la terre en contrebas des Monts de la Muraille. Pour presque tout le village, cétait le signe annonçant que lhiver viendrait bientôt assiéger le village et le couper du reste du monde. Pour trois enfants insouciants, cétait la première des batailles de boules de neige qui constituaient annuellement lun des divertissements les plus prisés localement.
La boule de neige éclata littéralement contre la joue de Hagen. Le choc, comme une gifle, le sonna un instant. Juste un instant fut cependant suffisant pour que Freya, chargeant par derrière, le renversa face dans la neige. Voyant sa victime au sol, Alderick, lança la seconde boule quil avait préparé dans sa main gauche et celle-ci toucha Hagen au visage, laveuglant de neige. Il sélança ensuite pour rejoindre sa jumelle dans la lutte au corps à corps qui commençait. Mais avant même quil arrive, Hagen eut vite fait denvoyer la frêle fillette au sol pour ensuite le réceptionner et finalement lui faire déguster la toute fraîche cuvée annuelle.
Crachant quelques restes de son repas forcé, Aldérick, assis dans la neige, considéra son frère sous un angle nouveau. Certes il avait grandi cette année mais cette force quil venait dafficher était nouvelle. Jusquà récemment les efforts combinés des jumeaux avaient presque toujours porté leurs fruits. Hagen le dépassait maintenant de presque deux têtes malgré seulement deux années décart. Sa stature se durcissait de semaine en semaine et il était maintenant presque aussi grand et aussi fort que Valdrek, le robuste fils du forgeron. Cest à dire quAldérick considérait quau-delà dun certain âge, on devenait beaucoup moins digne de faire partit de son échelle des valeurs, et jusquà aujourdhui, Valdrek avait représenté le sommet de cette échelle.
Hagen avait grandi en taille et en force, cela était indéniable, mais il avait fallu ce cuisant échec pour quil ladmette. Pourtant, malgré quils fussent frères de sang, ils étaient comme le jour et la nuit. Hagen avait hérité de la stature impressionnante de leur grand-père, et des longs cheveux noirs soyeux de leur père. Un cerclet dargent, symbole de son rang dhéritier de la modeste principauté de Fortavent, ceignait son front et retenait une chevelure tombante jusquaux épaules. Son visage commençait à devenir carré et rude, comme celui du grand- père et des gens de la montagne. La dure vie de la contrée avait formé ses petites épaules et son buste. Un port altier, des yeux bleus perçant, et une voix forte en surplus de ses qualités physiques avaient permis à Hagen de simposer naturellement comme le futur héritier.
A lopposé, Aldérick et sa sur Freya avaient hérité de la fine stature de leur mère. Elle leur avait transmis ses cheveux fins et argentés, symbole dune ancienne maisonnée noble et respectée dans le monde du dehors. Pour linstant ils étaient presque indissociables par le même fin visage, les mêmes yeux verts et leur peau laiteuse. Leur petit nez retroussé et leurs sourires permanents faisaient des jumeaux les mascottes de tous les parents, envieux du couple de chérubins.
Freya se releva de la congère dans laquelle Hagen lavait poussée et tenta de faire sortir la neige de lune de ses oreilles avec une moue qui en disait long sur son inconfort. Hagen, avec le sourire du vainqueur, donna un coup de pied dans la neige afin denvoyer une dernière giclée au vaincu, avant de lui tendre une main magnanime. Aldérick considéra la main tendue de son frère pendant un instant. Trop orgueilleux pour laccepter, il se releva tout seul. Cest à cet instant que la vieille Elga, leur nourrice et également la cuisinière du château, apparue en haut de la colline en vociférant à propos de leurs habits trempés, des maux quils allaient attraper et les somma de rentrer. Les trois jeunes enfants prirent alors conscience que la neige tombait doucement de nouveau sur la vallée.
Le domaine de Fortavent se situe sur la bordure sud des Ereygirs, une chaîne de montagne coupant le Saint Empire dest en ouest. Aucune route ni sentier ne parvint jamais à traverser les hauts cols enneigés et les Pics du Tonnerre, les trois grands sommets situés au centre, demeurent terres inexplorées. Cest pourquoi la plupart des échanges entre le nord et le sud de lempire sont maritimes car les routes le long des contreforts des Ereygirs demeurent hasardeuses. En effet, le temps fort capricieux peut très bien ensevelir le voyageur et sa suite dans un de ces formidables blizzards qui surviennent en un instant.
Sur plus de trois milles lieues dest en ouest et cinq cents du nord au sud sétendent les cimes des Ereygirs. De vastes forêts de conifères recouvrent les flancs abrupts et remplissent les vallées et les combes. Des champs de neiges inviolés tant par lhomme que par lanimal surplombent des précipices insondables et des mers de rocs et de pierres. Cest dans la partie sud ouest de lEmpire, dans une des vallées au pied de montagnes particulièrement escarpées que se trouve Fortavent.
La petite ville est située le long du lac des Hauts Vents, ainsi nommé à cause des sifflements que provoquent les courants dairs descendant des sommets. Construit sur un petit plateau dominant le lac, le modeste château de Fortavent vers lequel se dirigeaient maintenant les trois enfants, faisait face à la bourgade et à la vallée. Vieilles de six siècles et rongées par les vents, les pierres de la demeure semblaient brisées et effritées, donnant un petit air de ruines à lédifice. Une unique tour bâtie le long dun mur denceinte surplombait les autres constructions. De son sommet, la vallée de Fortavent apparaissait alors comme un champ de verdure et de neige, vierge de presque toute civilisation.
Nichée entre les montagnes, la petite principauté vivait paisiblement sa vie, année après année, ignorante des affaires des grandes villes et des querelles sanglantes des grandes maisons nobles.
***
Le vent des Ereygirs se faufila dans la tente et réveilla Aldérick qui se dressa dans un sursaut. Une bourrasque plus violente que les autres fit trembler larmature en bois de labri et un vent glacial sinfiltra par un entrebâillement des fourrures qui calfeutrait lentrée.
Le rêve avait semblé si réel quAldérick entendait encore résonner le rire enfantin de sa jumelle. Pourtant presque quinze années avaient passé depuis, mais revenir sur sa terre natale avait réveillé sa mémoire.
Revenant à la réalité, Aldérick entendit son compagnon bougonner et semmitoufler davantage sous les fourrures. La tente, constituée de peaux tendues sur des tiges de bois, tremblait sous la bourrasque. Elle se serait probablement envolée si elle nétait fixée au sol par des piquets de fer. Aldérick tenta de se lever pour aller remettre en place la peau tendue dans lentrée quand il réalisa que son autre compagnon, celui à quatre pattes, était couché sur ses jambes. Ne voulant pas réveiller celui-ci, il se rallongea, les mains sous la tête, pensif
Cela faisait maintenant presque quinze années quil accompagnait Maître Sandarel et la Fraternité de lAcier sur les routes de lempire. Celui-ci lavait recueilli quand
Chassant de douloureux souvenirs, Aldérick tenta de se concentrer sur la journée à venir. Dici quelques heures, le maître épéiste lui ferait passer un test, afin de symboliquement reconnaître quil avait terminé son apprentissage. Bien quà sa portée, lépreuve nécessitait quand même toute son énergie et son attention. Aussi Aldérick fit le vide dans son esprit pour profiter des quelques heures de repos quil lui restait.
Ne pouvant trouver le sommeil, il se leva dès lors que les premiers rayons de lumière apparurent. Déjà le campement était en effervescence. Au centre, Hirago préparait le repas du matin, en coupant de la viande salée et en la mélangeant dans une grande marmite de fer noir avec une bouillie de patates et de blé cuit. Chasseur émérite à la silhouette mince et élancée, Hirago préparait quotidiennement le repas de la troupe avec le produit de la chasse et laccommodait toujours de quelques préparations de son cru afin que chaque repas soit une fête. Fenbran, un gaillard musclé à la chevelure blonde et bouclée, quittait sa garde nocturne, traversant le camp composé dune trentaine de tentes en fourrure à limage de celle dAldérick, en direction de son propre abri. Le maître chien Doleas, un vieux bonhomme grincheux au crâne dégarni et aux yeux perçants, débitait une carcasse de cerf et en jetait les os à ses animaux affamés.
Alors que le soleil se levait par delà les collines à lest, le campement séveillait à la vie. Aldérick remarqua que le maître épéiste était déjà levé. Sétirant, il contemplait les premiers rayons du soleil. Le vieux maître darme avait la carrure des gens des montagnes. Bâti comme une armoire à glace, il avait également lamabilité dun rocher. Pourtant tous dans le camp et Aldérick plus que les autres chérissaient le vieux bonhomme pour les avoir élevés et leur avoir inculqué un code dhonneur. Malgré le froid, Sandarel ne portait quune tunique de coton noir sans manches, laissant nus ses puissants bras. Plaçant un cerclet dacier sur son front, il rabattit sa longue chevelure hirsute et grise en arrière. Il remarqua Aldérick et lui fit un signe de tête, puis se dirigea vers Hirago et la marmite autour desquels se massait déjà une petite horde daffamés.
« Déjà debout ? »
Aldérick se retourna. Essekar, le compagnon qui partageait sa tente, sortait péniblement du sommeil. A limage du maître darme, Essekar était une force de la nature. Dépassant allègrement les deux mètres, Essekar était puissamment bâti, avec un buste en V, de larges épaules et une musculature quAldérick qualifiait de bovine pour le taquiner. Essekar évoquait pour Aldérick ce que son frère Hagen aurait pu devenir. Tous deux était originaire de la région et avait été recueilli ensemble. Aldérick se rappellerait toujours les premiers jours où le Maître lavait adopté. Dès quil en avait terminé avec ses corvées, il dénichait un coin tranquille sous un chariot pour pleurer de fatigue, ne pouvant faire le deuil de ses parents, de son frère et de sa jumelle. Un jour un autre garçon de son âge le rejoignit et lui confia « Moi aussi jai perdu ma famille dans la guerre de Fortavent ». Sans trop savoir pourquoi, le jeune garçon avait étreint Aldérick pour le consoler. Les deux enfants étaient restés lun contre lautre, partageant lun la peine de lautre. Depuis lors, ils étaient inséparables.
Souriant, Aldérick haussa les sourcils vers le jeune géant quétait devenu son ami. Il jeta un coup dil vers le râtelier darme contenant les épées réservées à lentraînement. Saisissant lallusion, Essekar sourit à son tour. Les deux jeunes hommes prirent chacun une arme et se dirigèrent vers un terrain dégagé.
Le soleil déclinait vers lhorizon. La tempête avait cessé avant laube et le ciel avait été limpide toute la journée. Une partie de la neige qui sétait accumulée les derniers jours commençait à fondre. Toute la population du petit camp s était rassemblée autour du terrain dentraînement, un espace plus ou moins plat situé entre le camp et la route enneigée qui menait de Valenbrume à Roquefer. Guerriers, chasseurs, artisans, tous étaient venus assister aux combats initiatiques organisés par Maître Sandarel afin de récompenser les efforts de lannée passée. Organisé chaque premier jour du printemps, cette célébration permettait de reconnaître comme tel les nouveaux guerriers et de confirmer dans leur apprentissage les plus jeunes. Sur le champ de bataille, le dernier combat, lequel opposait Essekar et Aldérick, faisait rage depuis de longues minutes.
Essekar, ayant saisit son épée à deux mains, la brandit au-dessus de sa tête. Poussant un cri de guerre, il chargea Aldérick. Celui-ci attendit le dernier moment pour esquiver, afin quEssekar ne puisse modifier sa charge. Il plongea sur la droite, exécuta un roulé-boulé et retomba sur ses pieds. Autour du terrain, les spectateurs poussaient des vagues dencouragements pour lun et lautre. Essekar se retourna et sapprêta à charger de nouveau son compagnon dentraînement, mais Aldérick pris lavantage. Croisant ses deux fines lames devant lui, il courut à la rencontre dEssekar et bloqua sa grande épée entre les deux siennes. Du coin de lil, Aldérick surpris le maître darme en train de les observer, impassible, les bras croisés. Essekar, remarquant linattention soudaine de son adversaire, fit peser son poids et lui balaya les jambes dun croche-pied. Littéralement renversé, Aldérick se retrouva par terre sur le dos. Dun saut carpé parfaitement exécuté, il revint sur ses deux pieds. Connaissant les goûts dAldérick pour ce genre dacrobatie, Essekar attendait le bon moment et utilisant toutes ses forces, il décocha un coup du plat de la lame à linstant exact où Aldérick sétait rétablit. Lune des lames dAldérick fut brisée et lautre vola dans les airs.
« Jai perdu » abdiqua Aldérick alors que le grand gaillard pointait le bout de sa lame vers son torse.
Un tonnerre dapplaudissement mis fin au duel. Les spectateurs brisèrent la limite de la surface de combat pour venir féliciter lun comme lautre. Hirago réconforta Aldérick mais ne pu contrôler un éclat de rire.
« Merci de cette démonstration dacrobatie !
- De rien. Il me semble pourtant que cest toi qui me lavais enseigné. Mon professeur serait-il imparfait ? » ironisa Aldérick.
« Ton professeur nexécute pas des sauts pour atterrir juste sous le nez dun gaillard de la carrure dEssekar. Ensuite, tu exécute ces tours à chaque combat. Je suis sur quil te gardait cette réplique tout spécialement pour ce combat.
- Mouais » fit Aldérick mollement.
Essekar avança vers Aldérick, la main tendue.
« Sans rancune ?
- Sans rancune, acquiesça Aldérick en saisissant la main tendue. Mais jaurais ma revanche.
- Jai déjà hâte de recroiser le fer. »
Les spectateurs sécartèrent alors que Maître Sandarel savançait vers les deux duellistes. Derrière lui, un jeune apprenti portait un fardeau enveloppé dans une épaisse étoffe blanche. De sa voix rauque, il les félicita solennellement.
« Essekar, Aldérick, aujourdhui vous avez fait preuves devant vos pairs et vos professeurs de la maîtrise que vous avez acquise. Enfants, vous avez suivit lapprentissage de vos aînés, adolescents vous avez appris lart de lépée, et toujours vous avez su garder cet esprit honorable qui sépare le guerrier du brigand. »
Marquant une pause pour que chacun mesure la valeur de linstant, le maître repris son discours en saisissant le colis que portait lapprenti.
« Aujourdhui, moi Sandarel Noiracier je vous reconnais comme mes pairs. Je ne suis désormais plus votre professeur, mais votre compagnon darme, ainsi que tous ceux qui vous entourent. »
Dépliant létoffe, il révéla deux magnifiques épées courtes dun acier blanc étincelant.
« Voici Brise et sa jumelle Zéphyr. Elles ont été forgées par Draugrim, notre forgeron. Un pouce de large et douze de long, elles sont légères et rapides. Cest de la bel ouvrage
» commenta t-il en les remettant à Aldérick.
« Quant à toi, je te remets FendLaRoche. Un mètre quatre vingt de long pour seize kilos, cest le genre darme qui nappartiendra quà toi. Si elle te paraîtra lourde, sache que maniée avec puissance, elle sera imparable. Un entraînement quotidien te permettra de batailler avec des heures durant sil le faut. »
Le regard dEssekar sillumina alors quil se saisit de lépée gigantesque.
Les autres combattants saisirent à leur tour leurs armes et les levèrent vers le ciel. Dune seule et même voix puissante, la centaine dindividu prononça alors solennellement le serment dusage qui les liait tous lun à lautre.
« Nous, la Fraternité de lAcier, jurons protection et aide à nos Frères. Leur combat est désormais notre combat. Notre tente est désormais leur tente. Nous lions notre destin aux leurs pour ne former quune seule et même famille sous les étoiles. » Les paroles furent prononcées avec force et gravité et tous exprimait dans leur voix et sur leur visage une sincérité que personne naurait alors remis en question.
Puis, se fut au tour dAldérick et dEssekar de donner la réplique.
« Nous rejoignons la Fraternité de lAcier. Amis nous étions, Frères désormais nous sommes. Votre combat est désormais notre combat. Notre nourriture est votre nourriture. Nous lions notre destin à celui de la Fraternité pour devenir une seule famille sous les étoiles. Nous promettons de respecter la loi et lordre des nations, de ne jamais servir une cause déshonorante, daccepter la réédition dun ennemi quel quil soit et de combattre avec bravoure et honneur pour le nom de la Fraternité. »
Hirago savança vers Aldérick, se campant juste en face de lui tandis que Fenbran faisait de même avec Essekar. Les deux baroudeurs confirmèrent alors le serment des jeunes hommes.
- Nous avons entendu votre serment et en serons les gardiens. Nous jurons de protéger lhonneur de la Fraternité et son intégrité contre le parjure et la malveillance. Si vous deviez faillire à votre parole, nous, les gardiens serions alors vos bourreaux.
Aldérick vit que Hirago prêtait serment avec un sérieux quil ne lui avait jamais montré. La coutume voulait que pour chaque nouveau venu dans la Fraternité, un ancien se porte volontaire pour être le gardien de la parole donnée. Si jamais Aldérick devait faillir à son serment ou causer du tort à la réputation de la Fraternité, il serait alors du devoir dHirago de venger celle-ci. A la simple idée de décevoir Hirago qui lui avait tant appris, qui sétait même porté volontaire en son nom aujourdhui, Aldérick bouillonna. Jamais il ne trahirait son serment et jamais il ne serait parjure devant ses frères darmes !
- Pour nos deux nouveaux frères darmes ! » cria Fenbran, et tout les autres répondirent dun « Force et Bravoure ! » quil firent résonner maintes fois dans les montagnes.
« Et maintenant, conclut Sandarel, célébrons lévénement comme il se doit. Faite couler la bière et que rôtissent les viandes ! »
La fête dura jusqu'à tard dans la nuit. Pour Aldérick, elle fut la plus mémorable fête de son existence. Allongé sur sa couche, il grava ces instants magiques dans sa mémoire avant de sendormir. Cest alors que dautres souvenirs quil croyait avoir oubliés ressurgirent.
***
La tempête de neige augmenta en fureur et en force tout au long de la soirée. Aldérick sentait que quelque chose couvait. Ils sétaient rassemblés dans le grand salon alors quhabituellement à cette heure Freya et lui attendaient couchés dans leurs lits jumeaux que leur mère vienne les border. Chaque soir en effet, leur mère Lantanna venait les embrasser et leur lire à la lueur des chandelles un passage des Chroniques dAlbior. Mais ce soir là, leur père Thorvan et Hagen saffrontaient aux cartes. Un plateau dargent avec de fins verres de cristal et une bouteille dylpocras encore fermée était posée sur la table à coté des deux joueurs. Ceux-ci sétaient rendus au salon en début de soirée vêtu de leurs plus beaux atours. Thorvan portait une chemise blanche sous un pourpoint de damas noir à haut col. Hagen était entré dans la pièce vêtu dune veste de coton noir sur une chemise bouffante bleu océan. Lun comme lautre sétaient rasé au plus près, peignés et portaient leur plus belle paire de bottes. Lantanna, assise dans le grand fauteuil de cuir et de peaux avec Freya sur ses genoux, chantait doucement une berceuse tout en caressant amoureusement les cheveux de sa fille somnolente. La mère comme la fille arboraient une robe de satin rouge mat. Elles avaient coiffé leur chevelure argentée en une longue tresse ornementée dun foulard noir noué en papillon juste derrière la nuque. Aldérick navait pu échapper à une toilette complète ainsi quà un habillage des grandes occasions. Il portait un pourpoint avec manches en coton vert et attendait maintenant assis en tailleur devant la cheminée où brûlait un grand feu, se laissant hypnotiser par la danse des flammes et le crépitement du bois, les mains en avant pour en ressentir toute la chaleur.
Les heures passaient et Aldérick remarquait bien que son père nétait pas vraiment concentré par le duel de cartes quil livrait contre son aîné. Cest alors quon cogna violemment à la porte. Le bruit fit sursauter Aldérick. Inquiet, il fixa son père et le vit se lever de table pour se diriger vers lentrée du manoir. Thorvan fit une pause devant la porte et respira profondément avant de louvrir et une bourrasque de neige pénétra dans la maison en même temps quune silhouette encapuchonnée.
- Bienvenue en mon humble demeure, Magister Isolde.
Aldérick vit son père exécuter une révérence devant ce tardif visiteur et il réalisa quil navait jamais vu jusquà maintenant son père baisser la tête pour quiconque.
« Cest en grande nécessité que je me rends chez vous, Thorvan de Fortavent, car il tarde au Conseil des Arcanes de tester le potentiel de votre descendance, ainsi que vous le fût en votre temps. Lhiver installé, il maurait été pénible de venir avant lannée suivante. »
Thorvan hocha la tête dun air très grave et indiqua de son bras gauche le salon où attendait sa famille. La mystérieuse personne savança vers la pièce en relevant sa capuche, dévoilant une femme apparemment jeune, aux courts cheveux noir de jais, au teint ensoleillé et au regard très pénétrant.
« Je vous présente ma tendre épouse Lantanna » fit Thorvan à lintention de la visiteuse, tandis que Lantanna exécuta à son tour une révérence.
« Voici mon fils aîné Hagen, puis Aldérick et enfin Freya » continua-t-il.
« Cest un grand honneur de recevoir lenvoyé du Conseil » ajouta Lantanna. « Une collation vous a été préparée bien évidemment.
- Lhonneur est pour moi, Héritière des Eldryns » répondit courtoisement Isolde. « Votre hospitalité me touche mais dabord il me faut mener à bien ma mission. Une fois les enfants testés et le conseil avertit de mes observations, cest avec plaisir que je dînerais.
- Nous ignorions que nos enfants revêtaient tant dimportance pour les Anciens du Conseil » dit Thorvan en jetant un regard inquiet vers sa femme qui lui renvoya également ses soucis.
« Les Anciens pensent que le temps de la malédiction dAndragoras arrive » déclara Isolde. « Afin de se prémunir contre le Messie dAndragoras, les Anciens ont décrypté les signes afin didentifier le successeur dAlbior. Il serait même possible quil soit déjà né. Aussi recherchons-nous tout jeune garçon ou fille avec un potentiel inhabituel, en particulier parmi certaines familles
»
Disant cela, la magister observait la chevelure argentée de Freya tout en lui souriant chaleureusement. Aldérick navait pas perdu une miette de létrange conversation mais il ne pouvait dire de quoi il était question.
« Certaines familles qui avaient de jeunes enfants que nous devions tester ont disparues » continua Isolde. « Dautres fois cétait bien pire
»
Isolde regarda Aldérick puis Thorvan, lui faisait comprendre quelle ne voulait pas en dire plus devant ses enfants. Lantanna ouvrit la bouche dhorreur. Le seigneur de Fortavent réconforta son épouse.
« Allons, il ne sest encore rien passé ici.
- Exactement » acquiesça Isolde, « et il ne vous arrivera rien car désormais vous êtes sous ma protection. »
Isolde se tourna solennellement vers Hagen, et le fixa dun regard pénétrant.
« Hagen de Fortavent, je vais tester ta Force dAme. Approche-toi mon garçon. »
Le père du jeune homme posa sa main sur lépaule de son fils inquiet et lui acquiesça dun mouvement de tête de faire confiance à la Magister. Hagen savança vers la magicienne en tentant de conserver toute son assurance.
« Que dois-je faire ? » demanda-t-il.
« Agenouille-toi devant moi et détend toi. Il me faut accéder aux forces qui sommeillent en toi pour en déterminer lessence et lintensité. »
Hagen sexécuta et la Magister toucha les tempes du jeune garçon du bout des doigts. Elle releva la tête et ferma les yeux, entrant dans une concentration absolue. Le silence se fit dans la pièce, chacun retenant sa respiration. Aldérick observait la scène avec attention. Pour avoir écouté attentivement sa mère lui conter les Chroniques dAlbior, il savait que la Force dAme était un pouvoir que possédait certains héros. Cependant le recueil en avait une approche assez romanesque et ne sétendait pas vraiment sur la nature exacte de ce pouvoir.
Isolde rouvrit les yeux et secoua négativement la tête.
« La Force dAme est présente mais trop endormie et encore trop faible. Il faudra attendre sans doute quelques années pour assister à un Eveil. »
Hagen se releva, déçu de ne pas disposer de cette force mystique dans linstant.
« A ton tour jeune Freya. »
La petite fille savança timidement, lâchant la main de sa mère. Celle-ci lencouragea. De nouveau, Isolde palpa la tête de son sujet et se concentra. Elle rouvrit les yeux presque aussitôt.
« Celle-ci dispose dun don anormalement puissant, et il est presque Eveillé » dit la magicienne en souriant à la fillette surprise. « Votre fille est désormais le quatorzième successeur potentiel. Je dois en toute urgence me recueillir et transmettre par magie les résultats de mes observations au Conseil. Je vous rejoindrais aussitôt cela fait et je pourrais vous narrer plus en détails les évènements. Nous discuterons alors de ce qui doit être fait pour la sauvegarde de votre fille.
- Et moi ? » demanda timidement Aldérick.
« La Force dAme ne se manifeste pas au même âge chez les garçons et les filles » lui expliqua Isolde. « Quand le temps sera venu, dans deux ou trois ans, je reviendrais te voir. »
***
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Aldérick se réveilla. Essekar ronflait du sommeil du bienheureux à coté de lui. Jenki aboyait à lextérieur de la tente. Les paroles dIsolde résonnaient encore dans sa tête. Sextirpant de sa couche, Aldérick sortit de la tente et cligna des yeux lorsque la lumière du jour laveugla. Le vieux chien de son grand-père attrapait les morceaux de viande que Doleas lui jetait. Malgré son âge, Jenki était encore très vif. Noir de pelage, il était presque aussi gros quun loup. Il conservait dailleurs de multiples cicatrices dune échauffourée avec lun dentre eux. Son oreille gauche était déchirée et une partie de son museau conservaient les traces dun coup de griffe. Lorsque Aldérick sortit de la tente, Jenki sapprocha de lui pour lécher la main quil lui tendit. Sagenouillant près de lui, Aldérick lui frotta la tête tandis que le chien lui léchait la joue affectueusement. A ce jour, Jenki était la seul chose quil lui restait de sa famille, aussi chérissait-il le vieux chien comme un trésor. Encore ému du rêve de la nuit, il joua presque une heure avec Jenki, courant et se roulant avec lui dans la neige, se rappelant quautrefois son frère Hagen se joignait à lui dans ces jeux.
La journée fut relativement calme. La plupart étaient trop mal en point suite à un abus dalcool et les autres trop fatigués pour faire autre chose que de traîner autour de la marmite. Pour Aldérick le moment était venu. Cela faisait plusieurs années quil y pensait et linstant était arrivé. Il allait retourner sur la terre de sa famille pour tirer au clair les funestes évènements qui sy étaient déroulés. Le maître darme venait de le confirmer en tant que guerrier et il se sentait prêt. Il interprétait comme un signe du destin que la petite troupe avait choisit la frontière entre Fortavent et Cerwyn pour son campement. Occupé à faire ses paquetages, il ne vit pas Essekar arriver derrière lui.
« Je viens avec toi ! »
Aldérick se retourna surpris vers son ami.
« Moi aussi je suis de la région
Moi aussi je veux revoir lendroit où je suis né
»
Aldérick savait quEssekar venait de Roquefer, une toute petite bourgade basée autour dune des deux mines qui faisait la fortune de Fortavent. Enfants, alors quils venaient de se rencontrer, ils sétaient confiés les malheurs qui les avaient amenés à être adopté par Sandarel. Aldérick savait donc que son ami avait perdu son père dans un accident de mine, sa mère ayant succombée à une épidémie des années auparavant.
« Roquefer est à trois jours dici » finit par répondre Aldérick. « Nous irons rendre hommage à tes parents, puis je te montrerais le château où je suis né,
si tu veux bien ? »
Le grand gaillard sélargit dun sourire.
***
« Je suis venu vous dire au revoir, maître. »
Sandarel se tenait à lécart du campement. Une fois par jour il séclipsait pour méditer et se concentrer. Aldérick souhaitait faire ses adieux à son professeur en privé et avait donc décidé de troubler sa quiétude aujourdhui, mais il avait trouvé le vieil homme en train de lattendre sur une proche colline, entourée de sapins enneigés.
" Je savais que tu viendrais me voir », dit simplement Sandarel pour répondre aux yeux surpris dAldérick.
« Je ne pouvais pas partir sans vous dire au revoir. Je tenais à vous remercier pour votre enseignement, pour toutes ces années où vous mavez appris votre art de lépée.. »
Aldérick pris une longue inspiration, afin de rendre solennel linstant.
« Je vous serais éternellement reconnaissant pour cela. Comme vous le savez sûrement, jai décidé de retourner sur les terres de mes ancêtres afin dapprendre ce quil sest réellement passé, et
- Attend, quelque chose me tracasse toujours à ton sujet. Hier lors du combat contre Essekar, tu aurais pu le vaincre et de cela je suis persuadé. Tu mas fixé du regard, hésitant à porter ton attaque, ce qui ta perdu. Je suis sûr quà cet instant tu aurais pu porter un coup qui taurait assuré la victoire, je me trompe ?
- Non, mais je ne voulais pas faire mal à mon ami. »
Sandarel hocha de la tête, pensif.
« Si les rôles avaient été inversés, aurait-tu apprécié la victoire sachant que ton adversaire tavait épargné par pitié ?
-
Non » finit par admettre Aldérick. « Je lui en aurais voulu de mavoir épargné
» Voyant où le maître voulait en venir, il poursuivit sa réflexion. « Je ne pensais pas humilier Essekar en lépargnant ainsi.
- Il ne sen est pas rendu compte. Je crois quà part Hirago, personne ne la remarqué.
- Je devrais mexcuser auprès dEssekar je crois
- Garde plutôt cela pour toi, et la prochaine fois souvient toi que la compassion peut blesser certaines personnes. Ne pas retenir ses coups contre son partenaire, cest aussi le respecter et lui faire confiance. »
Aldérick hocha la tête, mémorisant la leçon que lui donnait son maître.
« A-tu entendu parlé de la Force dAme ? demanda subitement Sandarel.
- Oui, ma mère me lisait les Chroniques de Saint Albior. Elle me relatait comment Albior et les paladins de Valarian vainquirent les démons dAndragoras en utilisant ce don. Les Douze Légions étaient invincibles à la bataille mais après quils trouvèrent la Force dAme, Albior et ses compagnons finirent par renvoyer le dieu obscur dans lau-delà.
- En fait, Elle est en chacun de nous mais Elle ne séveille que rarement. Elle se manifeste de différente façon selon les individus. Par exemple, chez ceux qui font preuve dune âme de guerrier, Elle peut augmenter leur force physique. Les plus expérimentés peuvent même transmettre une partie de leur Force dAme à leur arme, lui donnant ainsi des capacités surnaturelles.
- Alors lépée dAlbior qui pouvait couper un rocher en deux était
- Possible. Les artisans qui disposent de la Force dAme peuvent aussi infuser des propriétés particulières à leurs uvres. Il se peut également que la légende soit vraie et quil sagisse dune arme divine que lui remit lArchange Andramael. »
Tout à coup, Aldérick saisit que cette discussion en apparence anodine revêtait un caractère important pour son professeur. Sandarel lavait attendu ici sur cette colline afin davoir avec lui cette conversation privée sur la nature de ces pouvoirs légendaires. Un peu inquiet mais impatient den savoir plus, il demanda :
« Pourquoi me parlez-vous de la Force dAme ?
- Parmi ceux qui en dispose, certains ont une sensibilité particulière à légard des autres personnes chez qui la Force dAme est puissante, comme une sorte de sixième sens permettant de reconnaître son égal... »
Le vieux maître darme fixait Aldérick sans le regarder, comme en transe. Un souffle de vent balaya la colline, faisant osciller les sapins environnants. De la neige qui sétait accumulée sur des branches tomba sur le sol. Touché par une étrange sensation de déjà-vu, Aldérick revit la Magister Isolde tester sa jumelle,
Sandarel continua alors subitement sa phrase : « .. et moi je crois que tu possède aussi cette Force. »
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Voilà, c'est ici que s'achève le premier chapitre
J'espère qu'il suscitera du bon temps, des réactions et plein de commentaires.
Message édité par deidril le 25-06-2004 à 13:24:49