CNews banalise l’extrême droite, comme Fox News l’a fait pour Donald Trump
Avec sa parole prétendument décomplexée, ses clashs et ses commentaires à l’emporte-pièce, la chaîne de Vincent Bolloré ne cesse de gagner des parts d’audience.
 
« Comment faire reculer la haine anti-policiers qui s’enracine. Une haine qui alimente la crainte d’une guerre civile ? » Lundi 10 mai, la journaliste Sonia Mabrouk, sur CNews, n’a pas hésité à voir, dans le meurtre d’Eric Masson, tué le 5 mai à Avignon lors d’un contrôle anti-drogue, une nouvelle preuve accréditant les thèses affirmées par des militaires, qui ont dénoncé, dans une tribune anonyme publiée sur le site de Valeurs actuelles, « le communautarisme », « la violence » et « la haine de la France ». « Depuis plusieurs semaines, il y a un lien qui est fait à juste titre entre certaines immigrations et la montée de l’ensauvagement dans la société française », a abondé Jean Messiha. L’ancien membre du bureau national du Rassemblement national a son rond de serviette chez CNews.
 
Avec sa parole prétendument décomplexée, ses clashs et ses commentaires à l’emporte-pièce, CNews ne cesse de gagner du terrain. Entre le 3 et le 12 mai, elle a dépassé l’audience de BFM à quatre reprises. Un couronnement pour la chaîne de Vivendi, et son principal actionnaire, Vincent Bolloré.
 
Sa trajectoire rappelle celle de Fox News aux Etats-Unis. Quand il crée sa chaîne en 1996, Rupert Murdoch a l’ambition d’en faire un CNN de droite, un créneau laissé en jachère par les chaînes de télévision. Cinq ans après sa naissance, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le nouveau canal d’informations dépasse CNN.
 
« Les conservateurs, qui se sentaient opprimés sous Bill Clinton, ont trouvé dans Fox News un repaire où amplifier leur colère », analyse Alexis Pichard, auteur de Trump et les médias. L’illusion d’une guerre ? (VA Press, 2020). Pour lui, la chaîne a servi à « mettre en culture l’électorat de Donald Trump », élu en 2016.
 
Insécurité, délinquance, islam, identité et faits divers scabreux, les thématiques de prédilection de l’extrême droite tournent en boucle sur CNews.
 
« C’est de moins en moins une chaîne d’information », analyse Philippe Riutort, sociologue, spécialisé en communication politique. L’antenne a exploité ad nauseam la deuxième tribune anonyme supposément signée par les militaires d’active, alors même que Le Figaro, quotidien classé à droite, n’y consacrait qu’un bas de page tout en distance, pointant un « malaise au sein des armées ». « J’y reconnais des propos que, moi, je tiens. Il y a des phrases fantastiques ! », s’est réjoui, lundi 10 mai au soir, Eric Zemmour, polémiste réactionnaire, et phare de l’antenne.
 
Pascal Praud, qui connaît des succès d’audience avec son émission « L’heure des pros », saute sur toutes les occasions pour conspuer la supposée « bien-pensance » de gauche. Le 10 mai, il a ouvert sa matinale par « un tweet » de la maire adjointe d’Anne Hidalgo chargée de la santé publique, Anne Souyris. « La guerre à la drogue n’est pas la solution, elle tue », a-t-elle écrit en adressant ses « condoléances » au policier tué à Avignon. « Qu’est-ce qui a fait que le bon sens s’est délité ces dernières années ? », a fait mine de s’interroger Pascal Praud, utilisant sciemment le vocabulaire de la première tribune signée par les militaires, qui se désolaient du « délitement » de la France.
 
CNews banalise les idées de l’extrême droite et les discours populistes en leur apposant un tampon « vu à la télé », encore gage de crédibilité
 
Quel rôle CNews tiendra-t-elle dans l’élection présidentielle de 2022 ? Difficile de mesurer l’impact d’une chaîne de télévision sur un scrutin. En 2005, alors que les médias prônaient le oui au référendum sur l’Europe, le non l’emportait dans les urnes.
 
En attendant, CNews banalise les idées de l’extrême droite et les discours populistes en leur apposant un tampon « vu à la télé », encore gage de crédibilité. « Cela légitime les discussions de bistrot, comme quand Ivan Rioufol [éditorialiste au Figaro] parle de la pandémie. On a l’impression qu’il s’exprime au nom d’un collectif », juge le sociologue Philippe Riutort. Les convaincus sont encore plus convaincus.
 
« Cela les confirme dans leurs pensées. Et conduit à une rupture du dialogue avec des gens qui ne sont pas comme eux. Ce n’est pas bon pour la démocratie », analyse le spécialiste des médias Alexis Pichard.
 
Un point de vue partagé par l’historien Nicolas Lebourg, qui, interrogé par L’Express, y voit une « brutalisation des règles du discours et des normes de civilité ». « Ce qu’Eric Zemmour dit sur Pétain défenseur des juifs ne repose historiquement sur rien », indique le chercheur qui travaille sur l’extrême droite. Une forme de victoire pour « la post-vérité », concept popularisé par la Maison Blanche, en janvier 2017, pour masquer les mensonges de Donald Trump. CNews n’hésite pas à inviter des figures controversées, comme Louis Fouché, médecin réanimateur à Marseille, qui relativise la gravité de l’épidémie de Covid-19.
 
Mais CNews n’est que le produit de son époque, et Pascal Praud un accro à Twitter. Les réseaux sociaux véhiculent « fake news » et délires en tout genre, hystérisent le débat, alimentent les colères, enferment les citoyens dans des bulles sous le joug d’algorithmes toujours plus puissants. Poussant les médias traditionnels à devenir plus radicaux. Aux Etats-Unis, ce sont des sites classés à l’extrême droite, Breitbart News en tête, qui ont entraîné Fox News vers un populisme exacerbé, et fait de la chaîne d’informations en continu MSNBC la même caricature à gauche.
 
Pis, l’électorat conservateur américain ne prend même plus la peine de chercher la contradiction dans d’autres médias que Fox News. En France, pas question pour le gouvernement et les opposants politiques de CNews de laisser les piliers de l’antenne s’exprimer sans contradiction.
 
Par chance, le Conseil supérieur de l’audiovisuel oblige les chaînes d’information à respecter une certaine pluralité, en invitant des représentants de tout l’échiquier politique. « On a besoin de débattre de tous les sujets, pas de les cacher ou d’en parler entre gens qui sont d’accord », estime Benoit Thieulin, secrétaire général des Engagé.e.s, mouvement politique de gauche, venu expliquer dans « Midi News », l’émission de Sonia Mabrouk, que la France n’était pas menacée par une guerre civile. Ministres et élus défilent désormais à l’antenne. Au risque d’alimenter à l’infini une machine infernale.