Le défi entre MM. Staunton et Saint-Amant fut un véritable drame en deux actes.
Le premier acte, froid, monotone, sans intérêt ; le second, vif, animé, captivant ceux qui, de près ou de
loin, en suivaient les phases diverses, et les tenant, jusqu'au dernier moment, suspendus entre la crainte
et l'espoir.
(...)
Ce défi a offert aux observateurs un spectacle curieux. Le caractère de chaque nation s'y est montré
naïvement. Six mois s'étaient écoulés depuis la première lutte à Londres, et ce temps si précieux avait
été bien différemment employé par les deux adversaires.
L'Anglais s'était préparé au combat avec le plus grand soin; il avait approfondi les débuts employés
plus fréquemment par M. Saint-Amant ; il avait fortifié les parties faibles de son jeu, il s'était rendu
invulnérable là où il avait été primitivement blessé : il est arrivé sur le champ de bataille cuirassé et
armé jusqu’aux dents.
Le Français cependant s'occupait de ses affaires ou de ses plaisirs. S'il pensait au combat, il en voyait
arriver le moment avec une parfaite insouciance : point d'études, point de parties ; il sentait à merveille
l'importance de la lutte, mais il attendait avec cette confiance chevaleresque montrée souvent par les
Français sur les champs de bataille, et qui parfois nous a coûté cher.
Cette légèreté était ici fort dangereuse. Soutenir un pari contre un Anglais n'est pas chose facile. Qu'il
soit homme d'Etat, médecin, négociant, banquier, ou tout autre chose, dès qu'un Anglais est engagé
dans un pari, le gain de sa gageure devient sa plus importante affaire, son unique pensée, le sujet de ces
méditations pendant le jour, de ses rêves pendant la nuit.
(...)
La défense de nos cent livres sterling exigeait donc l'emploi de toutes les facultés de notre champion ;
et, pour parler sérieusement, je dirai qu'il n'y a point de talent qui puisse se passer d'exercice.
(...)
M. Staunton est d'une taille élevée ; sa tête est remarquable ; ses cheveux sont naturellement disposés en
boucles élégantes. Quand je vis pour la première fois ce front bombé, élargi par la pensée, qui a déjà
dégarni les tempes; ce front sur lequel il me semblait lire distinctement : ''Patience, sagacité,
mémoire'' ! alors, je l'avoue, je ne fus pas sans crainte pour le succès de nos armes.

A ce moment (NDLR : à la fin de la simultanée) se déroula une scène dont je ne serai plus jamais le
témoin, pour sûr. Morphy se leva du fauteuil, dans lequel il avait été pratiquement immobile pendant dix
heures consécutives ; sans avoir goûté une bouchée de quoi que ce soit ou même bu pendant la séance ;
pourtant aussi frais, apparemment, que quand il s’y était assis.
Les Américains et les Anglais, présents en masse, lancèrent des acclamations de Stentor à l’anglosaxone,
auxquelles se joignirent les Français pendant que toute la foule se ruait sur notre héros. Les
serveurs du café avaient monté une conspiration pour porter Morphy en triomphe sur leurs épaules,
mais la multitude était si compacte, qu’ils ne purent approcher de lui, et finalement durent abandonner
leur projet. Des grands types barbus l’attrapèrent par les mains et lui secouèrent les bras jusqu’à
pratiquement les arracher, il fallut presque une demi heure pour que nous puissions sortir du café.
Un citoyen new yorkais bien connu, Thomas Bryan esquire (le second de M. Staunton dans le match
contre Saint Amant), se posta d’un côté de Morphy, M. de Rivière de l’autre et « le père Morel » -
dévoué corps et âme à notre héros – tailla de force un chemin à travers la foule, finalement nous pûmes
atteindre la rue. Là, la scène se répéta, la multitude était encore plus grande dehors que dans le café, et
les cris, si c’est possible, encore plus assourdissants. Morphy, MM. Bryan, de Rivière et moi-même nous
dirigeâmes vers le Palais Royal, mais la foule continua à nous suivre et quand nous atteignîmes le corps
de garde de la Garde Impériale, les sergents de ville et les soldats sortirent en courant pour voir si une
nouvelle révolution n’était pas sur le tapis.
Nous courûmes vers le restaurant Foy, à l’étage, dans un salon privé ; pendant que, comme nous
l’apprîmes plus tard, le propriétaire s’inquiétait de savoir quelle était la cause d’une telle excitation.
Après avoir pris un copieux souper, nous sortîmes par la rue de derrière, afin d’éviter la foule, qui nous
avait-on dit, nous attendait toujours dans la cour du Palais Royal.
Le matin suivant, Morphy me réveilla à sept heures et me dit de me lever pour me dicter les coups des
parties de la veille. Je ne l’ai jamais vu de meilleure humeur, ou moins fatigué qu’en cette occasion,
alors qu’il me montra pendant deux longues heures, les centaines de variantes découlant des parties du
jour précédent, avec une telle rapidité que je trouvais difficile de suivre le fil des combinaisons.

Morphy se préparait à regagner son pays, quand l'arrivée d'Anderssen, annoncée tout à coup, surexcita
à nouveau tous les amateurs parisiens. On retint Morphy et le match tant désiré fut organisé.
Anderssen était alors professeur de mathématiques à l'université de Breslau et profitait des vacances de
Noël pour venir à Paris.
(...)
À son arrivée dans la capitale, Anderssen, trouvant son adversaire alité, lui proposa courtoisement de
différer le match ; mais le médecin de Morphy donna l'autorisation de jouer dans la chambre du
malade, à l'hôtel de Breteuil (cet hôtel, situé à deux pas de la Régence, doit être actuellement l'Hôtel de
Normandie, rue de l'Echelle).
Ce match de championnat devait être joué sans enjeu, au premier gagnant sept parties.
Comme avec Harrwitz, le début ne fut pas à l'avantage de Morphy. Anderssen répondit aux
félicitations qu'on lui adressait après une première partie gagnée : ''Oui, mais je perdrai le match''.
La seconde fut annulée. Finalement Morphy gagna sept parties, en perdit deux et en annula deux.
Dans une lettre à son ami von der Lasa, Anderssen reconnaît loyalement la supériorité de son
adversaire :
''Morphy possède des conceptions plus profondes, des éclairs de génie plus éblouissants encore, que
n'eut jamais le grand maître français Labourdonnais. En jouant avec lui, il faut abandonner tout espoir
de l'entraîner dans un piège. Morphy y voit tellement clair qu'il ne peut, avec lui, être question d'une
erreur ou d'un faux pas.
Je dirais plus : lorsqu'on lui voit faire un coup qui, à première vue, semble favorable à l'adversaire, un
examen sérieux démontrera toujours que ce coup n'est que trop juste et que toute tentative d'en tirer
profit tournerait à notre confusion. Ce qu'il y a de plus dangereux en jouant avec Morphy, c'est de se
croire assuré de la victoire lorsqu'on a une forte attaque et une position supérieure.
Je ne puis mieux rendre l'impression produite sur moi par Morphy qu'en disant qu'il traite des échecs
avec le sérieux et la conscience d'un artiste. Pour nous, l'effort que coûte une partie d'échecs peut n'être
qu'un plaisir, et nous ne fournissons cet effort que tant que dure le plaisir. Pour lui, c'est
l'accomplissement d'un devoir sacré. Jamais il ne traite une partie d'échecs comme un passe-temps. Elle
est toujours pour lui un problème digne de toute son attention, elle est un acte par lequel il remplit la
mission qui lui est impartie''.