Tenez, pour ceux que cela intéresse, un " petit " sujet niveau prépa lettres, sujet proposé à une ancienne élève et amie : dans la Fugitive Proust écrit : " L?homme est l?être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu?en soi et, disant le contraire, ment ". Expliquer cette formule, commentez là et dites en quoi elle peut éclairer votre lecture de Du côté de chez Swann. Mon approche est purement philosophique !
Introduction :
Notre expérience est d?abord expérience des autres : dans l?action, le désir, le langage, nous nous situons en relation avec un autre dont l?existence semble aller de soi. Autrui est un alter ego, le prochain, à la fois le même et l?autre. En tant qu?individu, avec ses caractéristiques propres, il est différent de moi. Mais en tant que personne, il est semblable à moi. Comme moi, c?est un moi qui apparaît comme une extension, un analogue de moi-même : un sujet doué de conscience, capable de faire des choix délibérés et digne de respect. Notre premier devoir envers autrui semble alors de s?efforcer de le " connaître ". Je peux en effet le comprendre, me " mettre à sa place " puisqu?en tant qu?ego, autrui renvoie à moi, se donne comme un " double " de moi-même, c?est-à-dire témoigne de cette intériorité dont je suis d?abord l?épreuve. Être attentif aux manifestations d?autrui, c?est pouvoir décrypter de l?extérieur les secrets de sa vie intérieure.
Pourtant, autrui est un moi que je ne suis pas, un moi qui n?est pas moi. Or, le moi peut être caractérisé par l?identité de son être et de son apparaître : il n?est rien d?autre que ce qu?il est pour soi. Comment alors ce qui, par définition, n?apparaît qu?à soi-même peut-il se donner à un autre ? Comment l?ego, en tant que pure intériorité, peut-il être autre, c?est-à-dire comporter une extériorité qui l?expose à moi ? Prendre acte de la certitude d?autrui, de la clarté de l?expérience vécue d?autrui, de son évidence, c?est en même temps reconnaître un mode d?être qui échappe à l?extériorité pure de la chose. L?immanence de ma conscience la situe devant un monde d?objets au sein duquel un autre pour-soi ne peut jamais apparaître. Je ne puis connaître autrui, parce que connaître signifie saisir un objet alors qu?autrui précisément ne peut se situer sur le plan de l?objet.
Si autrui est inconnaissable est-il pour autant inaccessible ? Si toute conscience est solitaire, secrète est-il possible de connaître autrui à partir de nous-mêmes et ceci sans le travestir, sans le " réifier ", transformer sa vie en un destin qui annulerait sa liberté et son imprévisibilité ?
Avant de proposer un plan, il me semble important de rappeler clairement ce qui fait la difficulté même du sujet : d'un côté, je ne peux, par principe, accéder à une autre conscience. Il n'est pas possible d'abandonner le point de vue de la conscience : autrui ne me sera jamais donné tel qu'il est présent à lui-même. Comme ego, autrui n?a d?ailleurs pas de " moi " : en tant qu?elle est pure ouverture au monde, sa conscience ne jouit pas d?une consistance propre lui permettant de s?éprouver comme " moi " (elle transcende toute détermination). La séparation entre moi et autrui reste donc insurmontable, il n'y a pas de point de vue supérieur permettant de totaliser notre relation.
L?expérience des autres ne renvoie pas plus à l?existence en soi d?autrui que l?expérience du monde ne renvoie à l?existence en soi des choses : comme tout ce qui est, autrui est constitué dans la conscience. Je vis mon rapport à l?autre sur le mode de l?intériorité et de la subjectivité (cf. l?égotisme dans l?amour, par exemple - au sens de l?amour propre). Mais qu'autrui renvoie à ma conscience ne signifie pas que ma relation à lui doive être de l'ordre de la connaissance. Toute connaissance maintient l?opposition immédiate du sujet et de l?objet. Elle consiste ici à rechercher une intersubjectivité qui reste relation entre de pures subjectivités. Le rapport à autrui est une relation d?un ego à un alter ego. Or, en conservant une perspective dualiste et ce présupposé d?une subjectivité pure, l?expérience d?autrui devient celle d?un moi empirique comme négation de la conscience c?est-à-dire comme objet (cf. Sartre) : autrui ne peut être que ce que je regarde, il ne peut être qu?un objet, le personnage que je construis ! Mon regard est un mensonge qui pèse sur autrui, le fait chose ! En maintenant la différence moi-autrui, en posant deux pôles égologiques, je m?interdis de comprendre l?apparition d?une autre existence, l?expérience même des autres (première partie).
Mais, à l?opposé, si la relation à l?autre est fondé sur l?anonymat perceptif (cf. Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception)ou sur le corrélat actuel de mes pensées ou de mes sentiments , nous perdons alors la dualité moi-autrui à partir de laquelle autrui fait sens. Avons-nous encore affaire à un autre dès lors que ce n?est plus à moi qu?il apparaît ? La découverte de l?intercorporéité (ou de l?apprésentation d?autrui dans les objets culturels, cf. Husserl : Méditations cartésiennes) ne revient-elle pas à nier toute différence entre l?autre et moi ? Dans quelle mesure autrui peut-il être qualifié comme autre, si je ne l?atteins qu?en me faisant autre à moi-même ? La relation entre autrui et moi est saisie à un niveau tel qu?elle tend à absorber les termes sur lesquels elle porte : il ne s?agit plus d?une rencontre entre l?autre et moi, mais seulement mise en évidence d?une coexistence pure, d?un " on " indifférent, où nous ne communiquons pas, parce qu?aucun ne nous n?a de nom. En renonçant à ce qui fonde notre différence, la relation d?altérité se dissout en une vie générale, de sorte que parler d'autrui devient presque dépourvu de sens (seconde partie).
L?enjeu de la question est d?échapper à l'alternative entre une pure coïncidence de nos consciences, où l?altérité d?autrui serait abolie (seconde partie), et une représentation de l?autre où l'autre tomberait au plan de l'objet (première partie).
Mais qui a-t-il de commun finalement entre les deux thèses précédentes ? La lumière (cf. E. Levinas), comme processus d?identification reposant lui-même sur le présupposé qu?autrui est autre que moi sur fond d?une identité préalable (d?où, chez proust, la communauté des styles, ainsi que la dimension métaphorique de la littérature). Or, l?altérité n?est pas une modalité de l?être d?autrui : son être consiste en l?altérité. D?où, par exemple, l?altérité du visage qui correspond à une relation qui n?est pas de l?ordre de la connaissance mais de nature éthique : l?apparition du visage pose une exigence en deçà de la volonté et de la liberté. Il est l?élu et je suis l?otage. La solitude de la lumière se trouve alors rompue. Le moi est traversé par un appel où, cette fois, il ne se retrouve plus lui-même, mais, précisément, rencontre l?autre. Seulement, pour s?ouvrir à l?autre comme tel, le moi doit demeurer lui-même. La mise en question du moi par autrui ne signifie donc pas son abolition en lui, mais l?émergence d?une identité plus originaire, identité qui n'est plus identification de l'autre à moi dans une connaissance, mais s?éprouve comme " susceptibilité originaire " d'un sujet en état de sujétion (sans appropriation d'autrui). Ainsi, l?apparition du visage d?autrui ne se distingue pas d?une exigence, d?un éveil à la responsabilité. Le visage d?autrui est un appel qui me prend en otage avant toute décision libre " comme si tout l?édifice de la création reposait sur mes épaules : la responsabilité qui vide le moi de son impérialisme et de son égoïsme confirme l?unicité du moi. L?unicité du moi, c?est le fait que personne ne peut répondre à ma place ". L?une des modalités de la relation éthique n?est autre que le désir : le visage est ce que je désire (évident chez Proust !!!) car il n?a rien à voir avec le besoin, l?égoïsme de la recherche de la complétude.
Ainsi, il est important de ne pas séparer les trois parties de la formule mais de les faire « réagir » de façon dialectique : montrer que l?homme est enfermé dans sa conscience, c?est au contraire signifier en même temps son incapacité à " connaître " autrui sinon comme personnage c?est-à-dire lui mentir en lui enlevant sa liberté, bref le faire chose (première partie). De même, faire d?autrui un complice, celui qui participe à ma connivence avec le monde, c?est montrer qu?autrui et moi-même disparaissons dans une généralité où personne ne rencontre plus personne, parce que chacun ne se reconnaît plus lui-même (seconde partie).
Message édité par l'Antichrist le 31-10-2003 à 13:58:14