De passage vite fait sur ce forum, je vous livre ce petit travail sur la question du plaisir dans l'art (L'art doit-il plaire ?), histoire de dynamiser le topic et de faire varier un peu les plaisirs. La méthode sera, comme il se doit, la forme canonique de la dissertation.
Généralement, nous considérons que le plaisir est un critère pour distinguer lart de ce qui nen est pas. Cest ce que nous ressentons lorsque nous sommes en présence dune uvre dart qui va nous servir à lévaluer. Le plaisir est lélément majeur de notre jugement, élément sans lequel on peut à bon droit supposer que luvre ne serait pas vécue ou perçue de la même façon (le caractère utile dun ouvrage est au contraire ce qui nous intéresse dans le domaine de lartisanat). On aura alors tendance à dire face à un objet qui ne nous plaît pas quil « nest pas de lart ». Mais de quel plaisir sagit-il au juste ? Au sens premier, le plaisir est une satisfaction physique, intellectuelle ou morale. Ainsi, quand on dit dune chose quelle nous plaît cela signifie, soit quelle nous est agréable parce quelle flatte un organe particulier, soit quelle répond à notre désir de connaître la vérité, soit enfin quelle manifeste une valeur à laquelle notre conscience morale peut adhérer. Pourtant, selon Kant, lart à uniquement rapport au beau et non à lagréable, au vrai ou au bien.
Or, à partir de cette distinction, faut-il pour autant estimer que lart nest pas vraiment affaire de plaisir ? On parle bien pourtant de « plaisir esthétique » pour désigner ce plaisir particulier que procure une uvre. Cest précisément à partir de cette notion de plaisir esthétique que Kant va analyser le jugement de goût et constituer une définition du beau : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » nous dit Kant. Si lart procure un plaisir, il nest pas en relation avec nimporte quel type de plaisir : il poursuit essentiellement la recherche dune jouissance désintéressée à travers le Beau universel. Cela signifie que le plaisir esthétique, dont le beau est lobjet, nous met daccord dans nos jugements : il nest ni objectif, ni subjectif, mais intersubjectif. Ne pas le reconnaître, cest justement ne pas être capable de faire la différence entre la formule « cest beau » et « ça me plaît ».
Mais lart ne produit-il que le plaisir ? Aborder la question de lart à partir de la notion de plaisir, même esthétique, nest-ce pas ignorer tout une dimension de lart ? Certaines uvres peuvent au contraire nous dérouter ou nous choquer. Cela nindique t-il pas quau-delà du plaisir lart peut également nous apprendre des choses, mais aussi avoir pour fonction dhonorer ou de commémorer. Cest, selon Hegel, la dimension sacrée de lart en tant quil est une manifestation sensible de lIdée. Mais au final, au-delà du plaisir et du beau, rien ne semble pouvoir réduire lart à une finalité autre quelle-même. Cest ce que nous montre lart moderne qui naît avant tout de lexposition : « lart ne reproduit pas le visible, il rend visible » (Klee).
1) Le jugement de goût : la dimension individuelle et sociale de lart.
Pour distinguer lart de ce qui nen est pas, le plaisir est sans doute le critère le plus souvent utilisé. Cest à partir dun jugement reposant sur le plaisir éprouvé quon va évaluer une uvre. Or, comme nous avons lhabitude de définir lart par la beauté des uvres, cest la nature du beau qui est mise en question ici : si le beau est la qualité dun objet, cette qualité signifie, non quelque chose que nous reconnaîtrions en lobjet, et dont nous aurions quelque notion en nous, mais la présence en luvre de la cause dune émotion particulière en nous. Est reconnu comme art ce qui est beau, mais la pure saisie de la beauté, plutôt que de dépendre dun jugement, dun acte intellectuel quil faudrait purifier de toute intervention de la sensibilité, serait au contraire une expérience purement émotive, dégagée de toute implication intellectuelle, et causée par laction dune uvre investie dun pouvoir spécial sur la sensibilité humaine. Ainsi, face à une uvre qui ne nous plaît pas, cest-à-dire que nous ne trouvons pas belle parce quelle ne provoque aucune émotion en nous, nous aurons tendance à dire que « ce nest pas de lart ».
Mais comment reconnaître le beau ? Comment savoir que le plaisir, naît de la rencontre avec une uvre dart, est bien un plaisir lié au beau, un plaisir véritablement esthétique, et non un plaisir lié au joli, au sublime ou à lagréable (le joli et plus aimable, plus séduisant, plus coquet, plus menu que le beau, plus noble, plus sévère, plus grandiose. Le beau se distingue aussi du sublime, qui évoque une certaine démesure, un déséquilibre de forces. Le beau soppose enfin à lagréable, qui ne concerne que le plaisir des sens. On qualifiera ainsi plus proprement une robe de jolie, une mer déchaînée de sublime, une couleur ou un parfum dagréable, même si une robe peut être dite sublime ou une couleur, jolie) ou encore un plaisir qui ne serait quune satisfaction dordre intellectuelle (connaissance du vrai) ou morale (respect dune valeur) ?
Or, ce qui plaît dabord dans lart (en dehors dune éducation respectueuse de sa spécificité), ce nest pas le beau, mais ce qui flatte la sensibilité, que celle-ci soit naturelle ou acquise dans et par la culture.
a) Lart est dabord un problème de sensibilité individuelle : le goût.
En effet, je ne suis pas toujours daccord avec les autres quand il sagit de juger de la beauté, quil sagisse dailleurs dun être humain, dun paysage ou dune uvre dart ; on peut même dire sans doute que je ne partage jamais complètement les goûts de quelquun : le goût est une marque de ma singularité. Cest que juger de ce qui est de lart fait appel à ma subjectivité, au domaine intime de mes sentiments ; ne dit-on pas couramment « aimer » pour dire : « trouver beau » ? On pourra bien me donner lordre de trouver beau ce que je naime pas, jamais on ne men convaincra intimement ; seul, je puis savoir ce que je ressens.
Le jugement de goût est donc subjectif et strictement individuel. Sera juger comme appartenant au domaine de lart, les objets susceptibles de nous procurer un plaisir des sens, lié à lagréable. En ce qui concerne lagréable, en effet, le principe « à chacun son goût » fait loi. Cest pourquoi, lartiste, qui veut être reconnu dans son statut, cherche souvent à plaire : il doit (au sens où il subit une contrainte) adopter une conduite de séduction afin de créer la dépendance à l'objet chez quiconque y cèdera. Mais si lartiste doit se vulgariser pour plaire, sadapter à la sensibilité de ses contemporains pour susciter une appréciation positive de lamateur, cest parce que celui-ci juge moins de la beauté de luvre que de ses agréments : lartiste doit se plier à la loi du goût qui fait que le jugement de lamateur nest jamais pur, mais toujours dominé par lintérêt sensuel, tout à fait personnel, quil porte à lobjet.
Le public en effet confond facilement le beau et lintérêt, le beau et ce qui plaît. Or, au début de la Critique de la faculté de juger Kant découple le beau de lintérêt : si ce que jappelle « beau » est ce qui a un intérêt pour moi, alors je confonds le beau et lagréable. Or, « il ne faut pas se soucier le moins du monde de lexistence de la chose, mais y être totalement indifférent pour jouer le rôle de juge en matière de goût » (cf. § 2). Le goût est donc indépendant de lintérêt. Quand nous voulons savoir si une chose est belle, nous ne voulons pas savoir comment nous en servir ou quelle importance elle peut avoir pour nous (pour, comme on dit, notre petite personne), mais il sagit de se contenter de la considérer. Quand je suis capable de dire quune chose est belle sans y mêler lintérêt, alors je fais preuve que jai du goût (cf. § 2), pour reprendre lexpression kantienne, et même que moi-même je suis de bon goût. Le mauvais goût, justement, consiste à mêler, dans linterrogation pour savoir si une chose est belle, un intérêt personnel. Tel est le sens de lexemple du palais au § 2 de la Critique de la faculté de juger. Si on me demande si jaime un palais et que je réponds quil est fait pour les touristes ou que je préfère ma cabane, jénonce un jugement qui relève du mauvais goût, cest-à-dire du goût vicié : je ne cherche pas à dire si telle chose est belle mais je dis en quoi elle ne me plaît pas. En dautres termes, quand je mêle de lagréable à mon jugement, je ne cherche pas à universaliser mon propos (trouver « le » beau) mais jexpose ce qui me plaît ou me déplaît, jexpose mon avis ou mon opinion. Ainsi, quand on dit dun critique dart quil a mauvais goût, on peut vouloir dire que lon nest pas daccord avec lui : une opinion se confronte à une autre opinion. Plus profondément, je peux vouloir dire quil ne fait quexposer son avis, son opinion, ce qui lui plaît. Or, est-ce ce quon lui demande ? Nous lui demandons plutôt une démonstration étayée, cest-à-dire un travail qui vise à lobjectivité sans toutefois jamais latteindre même si ce travail vaut mieux que le simple fait de dire ce que subjectivement nous aimons. Cest lidée de Léautaud dans ses Carnets quand il écrit : « Le critique doit-il donner son avis ? Non, il doit dire la vérité ». Lambition est certes grande mais le travail est passionnant : ne pas tomber dans le mauvais goût, cest-à-dire dans lexposition plate de mes goûts personnels, mais être dans la recherche de la vérité, ce que Kant appelle la satisfaction pure désintéressée (cf. seconde partie de la dissertation). Le mauvais goût est mauvais au sens de nuisible : il me coupe de luvre parce que je fais passer mes intérêts avant luvre que je dois juger pour elle-même.
b) Quest-ce que lart pour le jugement de goût ? Il se ramène à lexpérience subjective, au jugement de sensibilité, à lagréable, mais aussi aux conventions dépoque et aux modes socio-culturelles. Il est arbitraire et / ou déducation. Lart est donc aussi un problème de culture :
Je juge en effet une uvre dart à la lumière de mon expérience personnelle, qui nest jamais la même que celle des autres. Ce que jai vu et entendu modèle ce que japprécie. Mes souvenirs mappartiennent et individualisent mon jugement de goût par le prisme de ma culture. Chacun a donc sa culture propre. Mais la culture dun individu se trouve à lintersection de différents groupes en lesquels il se reconnaît. Ainsi, jappartiens à la fois à une époque, un pays, une génération, un milieu social, qui se caractérisent par luniformité de leurs canons. Lappartenance à chacun de ces groupes sociaux détermine dans un sens le goût dun individu. Mais la multiplicité de ces groupes empêche chacun dentre eux de le déterminer entièrement, et garantit à lindividu à la fois la singularité de sa personnalité et lunicité de son jugement de goût. Cest donc par la socialisation que lindividu acquiert, avec dautres individus, une communauté de goût. Sous son influence, le goût suniversalise, par leffet dune culture du goût : on parle alors de civilisation (Kultur).
Mais cette culture elle-même consiste en un compromis du plus petit dénominateur commun, bien plus quune connaissance universelle. Lartiste doit donc, pour survivre, plaire, cest-à-dire habiller le beau des conventions et au sein des conventions : lart doit simposer comme une évidence et susciter ladmiration ou éveiller le désir de la possession ou de limitation en respectant et flattant la sensibilité de lamateur, elle-même formée par létat de la culture à un moment donné de son développement. Lart est certes le plus souvent de rencontre, et peut donc surprendre. Il peut même intimider, voire inquiéter. Mais il est ordinairement vécu comme indiscutable : il simpose parce quil est lexpression dun état de la culture des peuples.
c) Mais lart est aussi le problème de lobjet lui-même :
si lart doit plaire, apporter un plaisir sensible, cest que, à lopposé de la théorie du plaisir subjectif qui déniait toute objectivité au beau, la théorie du beau objectif, dont nous avons avec Diderot (cf. Lettre sur les sourds et muets) un bon représentant, affirme que le goût en général consiste dans la perception des rapports, cest-à-dire des relations dharmonie, dordre et déquilibre que lesprit humain perçoit dans les productions de la nature ou, justement, dans les uvres de lart. Cournot (cf. Essai sur lenchaînement des idées fondamentales) reprendra cette thèse. Si lart peut plaire, cest parce que le beau est une propriété de lobjet beau qui simposerait de lui-même à chacun et à tous en vertu dune conformité universelle de la sensibilité humaine. Plus encore quun critère, le beau comme propriété de lobjet na plus besoin quon en juge pour produire ses effets : la beauté, comme le dit Burke, « est le plus souvent une qualité des corps qui agit mécaniquement sur lesprit humain par lintervention des sens ». Par leffet véritablement automatique dune détermination, le beau simpose à lindividu, qui na pas le choix. Bref, ici, lart de la séduction est de produire une parfaite imitation de la nature.
Il est facile de montrer que la séduction dans lart relève aussi dune satisfaction intellectuelle ou morale qui impose à lartiste de se soucier de son public en lui délivrant un message (thèse scientifique, moralisatrice, philanthropique, édifiante, de type religieux ou politique).
d) Transition : Lartiste crée son uvre sans se soucier du public à qui il na aucun compte à rendre. Il la lui propose. Il limpose. En cas déchec et dincompréhension, la rencontre ne seffectuant pas, il la retire ou se retire.
2) Lart nest pas lagréable mais le beau esthétique : Kant
Vouloir plaire est une conduite naïve, adolescente, mais il est ici encore plus sûrement un comportement de pure démagogie. Vouloir plaire, cest se mettre au niveau de
Or, à qui plaît-on ? Quelle est la qualité de celui qui prétend juger dune uvre ? Que vaut lappréciation de lamateur ?
Loriginalité est le propre de lartiste authentique. Son talent est singulier ; sa vision est inédite. Ainsi, le génie créateur est à lart ce que le conquérant est à la guerre : les uvres sont autant de batailles ou de campagnes dont linitiative ne se discute pas. Réussites ou échecs se situent « par delà le bien et le mal ». Quand laccord de luvre et de son public se réalise, cest que ce public sest soumis à luvre (et non linverse). Un goût se forme, une école naît avec son cortège de disciples, dimitateurs, délèves, de professeurs et de critiques. Les uvres du génie deviennent des modèles. Sa vision fait autorité et simpose, malgré elle, à la manière dune loi, mais toujours au-dessus des lois, des règles et des canons communément admis. Ce nest donc pas le souci dautrui qui anime la création artistique. Et cest pourquoi lartiste na pas à chercher à plaire.
En ce sens, ne faut-il pas dire que lartiste authentique travaille le mauvais goût ? Et si le mauvais goût relevait dune volonté proprement artistique ? Cette proposition nest pas gratuite parce quelle pointe lidée selon laquelle le jugement de bon goût nest pas forcément un jugement libre. Se situer dans le bon goût, cest se situer dans lélégance et dans le bien-pensant, dans le conventionnel. Or, ny a t-il pas un risque à courir ? Etre de mauvais goût, nest-ce pas remettre en question lordre établi qui est bien souvent celui des préjugés ? La figure du philosophe que constitue Socrate apparaît en ce sens comme la figure du mauvais goût entendu, non plus au sens de celui qui énonce des jugements mauvais, mais au sens de celui qui dérange. Le philosophe arrive souvent comme celui qui vient troubler la fête : il est lhomme qui remet en question les savoirs et les pratiques de lhomme. Si Socrate avait été élégant, de bonne compagnie, de bon goût, lhomme des phrases et des accords convenus, laurait-on condamné à mort ? Le travail de la pensée nest-il pas un travail de la forme du mauvais goût ? Il sagit en effet de ne pas se contenter de lacquis, du déjà-pensé, du « prêt-à-penser ». Dans cette optique, les philosophes entre eux ne sont-ils pas souvent de mauvais goût ? Si le philosophe doit travailler à être de mauvais goût, comme le dit Nietzsche, cest parce quil doit travailler à remettre en question le goût établi et le bien-pensant qui souvent sidentifient. Un système de philosophie ne peut sélever que sur les ruines dun ancien système. Philosopher à coups de marteau consiste au moins autant à écouter le son rendu par les vases philosophiques que den apprécier le goût au sens de la saveur. Ne peut-on pas alors généraliser cette position et penser que tout progrès sélève contre le mauvais goût de létabli, de linstitution, du bien-pensant ?
Si le philosophe est une figure du mauvais goût, cest parce quil considère comme du mauvais goût ce que tout le monde accepte sans remettre en question, cest-à-dire les préjugés qui bloquent la pensée au lieu de la libérer. Pour opposée quils soient, Nietzsche et Socrate, en tant que philosophes, sont dans la même barque philosophique : celle qui exhorte à se libérer par la pensée, à parvenir à penser par soi-même. Cela est plus éclatant encore dans le domaine de lart, domaine qui comme nous lavons vu, est celui du jugement de bon goût et de mauvais goût.
Il faut noter en effet que les révolutions artistiques ne sont jamais immédiatement vues comme telles. Quand Picasso montre à ses amis Les demoiselles dAvignon, il se heurte à des jugements de goût mauvais : on le raille et on est choqué. Peut-on dire pour autant que cette toile soit le chantre du « mauvais goût » ? Nous ne pouvons pas le dire parce que tout le travail de lhistoire éloigne de cette idée. Il y aurait comme une dialectique cachée : comme si le bon goût devait en passer par une phase de dénégation pour accéder à un rang plus haut. Cela sentend aux deux sens du terme. Dabord il faut un travail du négatif (le mauvais goût leffectue) pour que luvre accède au rang duvre dart. Les uvres musicales révolutionnaires sont cacophoniques (pensons à Berlioz) avant dêtre considérées comme des perfections. Ensuite, sil a été de mauvais goût dapprécier telle uvre à sa parution ou à sa première exposition (on peut penser à Cézanne), il est de bon goût de lapprécier quelques années ou décennies plus tard. Nous retrouvons ici une relativité du jugement de goût, non plus subjective ou intersubjective, mais historique ? Lhistoire est le milieu qui fait passer le bon goût et le mauvais goût dans leurs contraires. Car linverse est vrai : une uvre de bon goût peut devenir surannée, vulgaire, banal ou kitsch pour reprendre lexpression de Barthes dans son article consacré à Wilhem Von Gloeden (cf. Lobvie et lobtus) : « Le kitsch implique en effet la reconnaissance dune haute valeur esthétique, mais ajoute que ce goût peut être mauvais, et que de cette contradiction naît un monstre fascinant ». Cette notion de kitsch met mal à laise notre bon goût dans la mesure où elle rend floue les distinctions nettes et radicales. Elle est le soupçon qui plane sur toute uvre, et précisément celles qui se prétendent de « bon goût » !
Dans le mauvais goût peut donc se révéler ma liberté et le sens de lhistoire. Si le mauvais goût réside dans une mauvaise volonté à suivre le bien-pensant et à se libérer par la pensée, alors le mauvais goût est salvateur. Il nest plus ce que lon doit fuir parce quil mettrait un écran entre le monde et moi sous la forme du primat de mes intérêts sur le reste des phénomènes mondains. Il peut apparaître bien plutôt comme une instance libératrice. Dans le relativisme historique que nous avons décrit, nous voyons le mouvement de la vie même. Le mauvais goût est ce moment du travail du négatif qui fait passer chef duvre ce qui ne létait pas, et inversement. Le mauvais goût dans son côté négatif, qui fait apparaître une positivité, réconcilie la pensée et lart en brûlant les anciennes idoles en les remplaçant par de plus belles ; il remplace sans cesse le laid par le beau et la pensée par le préjugé. Etre de mauvais goût peut sembler une gageure : il sagit de ne plus faire passer son intérêt particulier devant le reste. Cela constituerait un mauvais « mauvais goût » auquel il faut substituer une positivité sous la forme de ladvenue de la pensée et du beau par lentremise du mauvais goût. Ainsi pouvons-nous distinguer le mauvais « mauvais goût » (négatif) et asservissant et le bon « mauvais goût » qui fait passer un intérêt supérieur devant mes intérêts particuliers, à savoir le chemin de la vie, du beau et du vrai. Réfléchir sur le mauvais goût permet de ne pas sombrer dans une sorte de manichéisme du goût : dun côté le bon, dun autre côté le mauvais. Une classification plus subtile simpose à partir du kitsch, cest-à-dire de la reconnaissance de la valeur esthétique dune uvre ou dun courant mais en ajoutant que ces derniers peuvent être de mauvais goût. Il sagit donc de poser une division à lintérieur du bon goût : un bon goût véritablement bon qui relève du plaisir esthétique et un bon goût finalement mauvais. Le premier relève du plaisir esthétique et dune attitude cultivée qui utilise la force de la raison sans se laisser aveugler par le goût du moment où le goût établi. Face à lui se développe le « bon goût » finalement mauvais dont les manifestations sont principalement lacadémisme et lart pompier. La première forme réside dans la tendance méticuleuse à observer les enseignements de lart établi et des formes convenues. La seconde forme est lacadémisme poussé à lextrême, un académisme emphatique qui alourdit son sujet, qui manque la finesse et la légèreté. Mais la division vaut aussi dans le domaine du mauvais goût comme nous lavons vu : le mauvais « mauvais goût » et le bon « mauvais goût », qui ne sont pas des jeux de mots mais des réalités que nous rencontrons dans le monde. Le mauvais « mauvais goût », cest-à-dire lobscène ou labject ne sera jamais de bon goût, à linverse du kitsch comme mauvais goût assumé.
Il ny a donc pas de contradiction entre le plaisir et lesthétique, cest-à-dire entre le jugement de goût et le beau : cest bien à partir du plaisir esthétique que, selon Kant, le beau se découvre. Non seulement se découvre, mais se partage : si le beau plaît, ce plaisir est universel, cest-à-dire précisément au-delà du relativisme des jugements de goût qui réduisent lart à lintérêt. Le plaisir esthétique est purement désintéressé. Il y a donc une spécificité du jugement esthétique de goût, qui ne correspond, ni à un jugement dagrément, ni à un jugement de connaissance, ni à un jugement moral. Cest par un jugement différent quon dit dune rose quelle est belle, quelle est une plante qui vit dair et deau, quelle sent bon, quelle est leffet de la bonté du créateur de la nature.
Est beau, en effet, « ce qui plaît universellement sans concept » : cette formule de Kant extraite de la Critique de la faculté de juger constitue le deuxième moment de la définition du beau. Deux points sont essentiels ici : la notion duniversalité et celle dabsence de concept. Pour parvenir à une telle définition, Kant commence, comme nous lavons déjà vu, par distinguer le beau de lagréable : lagréable renvoie au principe « chacun son goût ». Je peux être amené sans difficulté à reconnaître que ce qui mest agréable ne lest pas nécessairement pour lautre. Nous disons dailleurs « cela mest agréable » ; le beau, au contraire, ne renvoie pas uniquement à moi-même, je ne dis pas « cest beau pour moi », mais « cest beau ». Dire « cest beau » consiste à attribuer aux autres la même satisfaction, à exiger ladhésion des autres. Affirmer que le beau est ce qui plaît universellement ne consiste pas à dire que tout le monde trouve nécessairement les mêmes choses belles, mais que tout le monde « devrait » les trouver belles. Face à une belle uvre, jai le sentiment que tout le monde devrait la trouver belle. Dire « cest beau », cest faire comme si la beauté était une qualité de lobjet, comme si lobjet était objectivement beau. Or, le seul élément qui simpose objectivement à moi est mon état subjectif.
Ainsi, sil y a universalité du beau, cette universalité est sans concept, contrairement au vrai et au bien. En effet, le concept scientifique dune chose ou le concept moral dun bien sont objectifs : la chose est la même pour tous en ce que le concept impose à tous une façon de percevoir lobjet. Le jugement de goût pour Kant est lui aussi universel, mais son universalité ne repose pas sur un concept. On ne déduit pas la beauté dun objet du concept de beauté en général (comme Platon déduisait un bien particulier de la connaissance intelligible du Bien en-soi) : le beau séprouve, mais ne se prouve pas. Je ne peux définir objectivement le beau. Si nous possédions un concept du beau, nous aurions des critères objectifs de jugement, nous pourrions classer objectivement les uvres en belles et laides comme nous pouvons le faire avec ce qui est vrai ou faux, bien ou mal. Ainsi, le beau plaît, et le plaisir ne repose pas sur un concept. Mais quel plaisir peut être universel ? Seul le plaisir lié à des dispositions du sujet humain, en ce quelles sont les mêmes pour tous, peut être universel. Cest donc parce que nous avons tous le même esprit, les mêmes façons de concevoir et dimaginer, que nous éprouvons tous le même plaisir face à lobjet beau. La conscience dun certain état dharmonie, que Kant appelle un « libre (cest-à-dire sans concept) jeu » de nos facultés (entendement et imagination), sinstalle en nous à loccasion dun objet beau ; cette conscience nous fait supposer que les autres le partagent, sils ont les mêmes facultés que nous. Luniversalité du jugement de goût suppose cependant que chacun, dans son appréciation de luvre dart, juge purement du beau, ny mêle pas des éléments personnels relevant de lagréable ; comme cest rarement le cas, Kant préfère parler dune universalité qui doit se faire (cest le sens ultime du libellé : « lart doit plaire » ; il ne sagit plus dune norme nécessaire à un classement objectif, mais dune règle obligatoire qui signale laction du génie), plutôt que dune universalité qui se fait autour du beau.
En résumé, face à une uvre, je considère que tout le monde doit la trouver belle, mais je ne possède aucun concept pour le déterminer objectivement. Kant naffirme pas pour autant ici que luniversalité du jugement existe dans les faits, tout le monde ne dira pas nécessairement face à la même uvre quelle est belle. Il nous dit simplement que tout le monde devrait trouver ça beau. Est-ce à dire que la beauté est relative ? Non, même si les jugements esthétiques ne sont pas unanimes, ils revendiquent luniversalité, au contraire du jugement de goût sur ce qui nous est agréable. Si la belle uvre nest quaffaire de goûts relatifs, alors tout objet peut être une uvre et plus rien ne nous permet de distinguer ce qui est une uvre de ce qui nen est pas. Refuser cette universalité, cest ruiner la question du beau. Si le beau est ce qui plaît universellement sans concept, nous sommes renvoyés à limpossibilité dune définition conceptuelle du beau, nous sommes renvoyés à son secret.
Cependant, lart ne produit-il que le plaisir, même esthétique ? Est-ce là sa fin ultime ? Et dailleurs, peut-on réduire lart à une finalité autre quelle-même ? Selon Hegel, lart, dans sa dimension sacrée, est une manifestation sensible de lidée, ce qui le conduit à évacuer la dimension du plaisir qui réduirait lart à nêtre que le résultat dun jugement. Or, quand il ne reste que cette dimension, cela signifie que lart, dans sa destination suprême, est mort. Mais que reste-t-il à la mort de lart : les uvres !
3) Au-delà du plaisir : lart comme manifestation sensible de lIdée
a) La fin de lart : Hegel
Le point de départ de lanalyse hégélienne est que lart na pas de fin pré-établie ou pré-définie. Sa différence avec lartisanat est radicale : lart na pas de fin du tout (pas même le plaisir quapporte le beau) au lieu de poser, comme le fait Kant, quil a une fin quon ne peut pas connaître (certaines uvres fonctionnent apparemment de façon finalisée mais on ne peut identifier la fin : malgré une absence de fin subjective la beauté ne dépend daucun intérêt de ma part et objective une chose belle ne dépend pas non plus dune idée générale de ce à quoi elle sert , nous avons limpression que si la chose est belle, ce nest pas pour rien ; tout se passe comme si elle était faite pour quelque chose mais on ne peut pas dire quoi).
Assigner une fin à lart (même si celle-ci est inconnue et inconnaissable), cest réduire lart à une visée ou un objectif. Or, il sagit dabord de délier lart dune quelconque finalité. Hegel suit cette pensée selon différents points de vue ou angles de réflexion. Nous en retiendrons un seul : lart na pas pour fin dimiter la nature. Cela est prouvé par deux raisonnements. Le premier est le suivant : si lart doit imiter la nature, cette entreprise est superflue. A quoi bon faire un fac-similé de ce que nous voyons simplement ? Sajoute une seconde difficulté : lart ne peut pas imiter totalement un végétal ou un être vivant en général parce quil ne peut produire quelque chose deffectivement vivant. Il ne produit qu « un faux-semblant singeant la vie » (cf. Esthétique, Introduction, 3, Finalité de lart). Si lart visait à imiter la nature (si tel était la fin de lart) alors sa finalité sera inutile et vaine. La critique de lart comme imitation de la nature vaut plus largement comme une critique des visions qui assigneraient à lart une fin fixée par autre chose que lEsprit. Lart est lieu de représentation, non en tant quimitation de la nature, mais en ce quil est une façon pour lEsprit de représenter le monde et donc de se représenter dans le monde ?
Plutôt que dassigner à lart la fin de nous donner du plaisir, il sagit de replacer lart dans le cours de lhistoire. Parler dune fin, cest supposer un parcours. Celui-ci prend place dans le cadre du processus historique. Comment Hegel décrit-il ce parcours ? Lart sinscrit dans une histoire universelle de lesprit ou de la conscience. Le symbolisme égyptien veut exprimer linfini (ce qui na pas de fin) mais cette tentative ne fait que placer de façon contiguë lesprit et la représentation. Lart grec, lui, réalise ladéquation « de la forme et du concept » (cf. Esthétique, I). Il sagit de la belle représentation de la figure humaine. Lart romantique exalte la subjectivité comme fin du processus et donc comme fin de lart. Lesprit cherche à se connaître dramatiquement à travers les étapes de son propre développement. Lart romantique est la prise de conscience par lesprit de sa propre puissance. La fin de lart dans le processus historique, cest la mise en scène de la toute-puissance de la subjectivité. Cela se déroule en trois moments : 1) Lobjet est dévalorisé : on représente de laccidentel et du banal comme Vermeer le fait dans La laitière ou comme Rembrandt leffectue dans Le Buf égorgé. 2) Lartiste transfigure le banal : lobjet nest plus que le faire-valoir du style de lartiste. 3) La finalité de lart apparaît alors dans la subjectivité géniale de lartiste. Les uvres sont les expressions de la singularité de lartiste créateur. La fin de lart nest pas extérieure à celui qui le produit : lart na pas pour fin dimiter la nature ou dédifier le peuple. Dans le cadre de lhistoire, lart se développe au cur dun conflit entre le sensible et lintelligible, entre la matérialité de luvre et la subjectivité de lartiste. Le processus culmine dans lart romantique, cest-à-dire dans lexaltation de la subjectivité. Tel est le sens du passage macabre dans la Cinquième Symphonie de Beethoven où celui-ci ressent lappel de la mort et loscillation entre la vie et la mort. Il y pose lexpérience de la pensée de son suicide. Mais que peut-il se passer quand la subjectivité sacrifie sur son autel lobjectivité ? Seul lart peut être dit beau parce que la beauté est dessence spirituelle : celle-ci dépasse lobjectivité inerte de la nature.
En replaçant lart dans le cours de lhistoire, Hegel constate la fin de lart. La finalité de lart, cest son arrêt. Lhistoire est le processus dans et par lequel lesprit se comprend à travers des images (cest-à-dire des représentations de ce quil est). Au fur et à mesure de lavancée de lhistoire, lesprit se dirige dimage en image. Ce chemin décrit dans le roman de la conscience quest la Phénoménologie de lesprit culmine dans le Savoir Absolu, monde du sans-image où lesprit se ressaisit lui-même. Autrement dit, lart a sa fin dans la philosophie. Le beau est en effet ladéquation du contenu spirituel et de la matière travaillée, mise en forme par lartiste. Lhistoire de lart est la chronique de ce rapport. Est-ce la chronique dune mort annoncée ? Lart touche à sa fin quand advient la philosophie. Dans la deuxième partie de lEsthétique, nous lisons : « Lesprit constitue linfinie subjectivité de lidée qui, en tant quintériorité absolue, ne saurait sexprimer librement, sépanouir complètement dans la prison corporelle où elle se trouve enfermée. » Que cela signifie-t-il pour nous ? La fin de lart est la destruction de lobjet au profit de la subjectivité de lartiste, subjectivité qui culmine dans lesprit romantique. Ce conflit entre lesprit et le corps ne peut plus continuer puisque la finalité de lart a produit la destruction de lobjet. Cela indique la fin de la mission spirituelle de lart. Cest la fin de lart au sens de sa mort. En quoi consiste cette mort ? Lart appartient au passé parce quil ne peut pas exprimer adéquatement la subjectivité supérieure, celle qui na aucun rapport avec lobjet. Cest le monde du sans-image où la philosophie doit accomplir ce que lart a annoncé : le Savoir Absolu.
Le problème nest donc plus tant de savoir si lart a une fin (le plaisir), cest-à-dire un objectif, mais de savoir si lart, cest-à-dire lhistoire de lart, se termine. Lart a-t-il couru à sa fin dans le cours du processus historique ? La fin signifie ici larrêt. Dans le cours de lhistoire, lart a une fin. Lesprit se libère peu à peu de limage, si esthétique que soit celle-ci. La fin de lart arrive quand lart ne représente plus lesprit. Cest pourquoi Hegel peut affirmer que « Lart ou du moins sa destination suprême est pour nous une chose du passé » : cette formule célèbre extraite de lEsthétique est souvent résumée de la manière suivante : « Lart est mort ». Cela signifie-t-il alors quil ny a plus à notre époque duvres dart ? Sagit-il de penser que lart contemporain nest pas de lart ? Le risque de contresens est grand lorsquon se limite à la formule résumée. Pour bien comprendre le sens ici, il faut sattacher à lire la phrase de Hegel dans le détail. En effet, il ne nous dit pas simplement que lart est mort, il nous dit que lart est pour nous quelque chose du passé, « du moins dans sa destination suprême ». Ceci ne signifie pas la fin empirique de linventivité artistique, mais lachèvement dune époque particulière, celle dune authentique sacralité des uvres. Nous ne vivons plus au temps où les uvres dart sollicitaient la vénération, parce quelles incarnaient dune manière ou dune autre la présence du divin. Nous ne nous agenouillons plus nécessairement avant de pénétrer dans un temple, et nous sommes éloignés des intentions et des sentiments des hommes de Lascaux. Ce qui était Dieu dans un temple devient une statue dans un musée, ce qui était portrait ou icône dans une église devient tableau dans une galerie... Les grandes uvres appartenaient à des églises, elles avaient leur place dans des palais ou parfois jouaient un rôle politique. Un portrait dans la maison était un tableau de famille, il était lié à la vie qui entendait se servir delle. Hegel ne nous dit donc pas quil ny a plus dart, cest dans sa destination première et suprême que lart est mort. « Il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ». Notre rapport à lart a changé. Un Grec du Ve siècle avant JC qui entre dans un temple, entre dans un lieu qui est à lhonneur dun Dieu ou dune déesse. Chaque temple a bien souvent en son centre la statue de celui à qui il est dédié. La statue témoigne alors dune présence, mais elle nest pas faite pour être regardée, elle nest bien souvent visible que des prêtres. Or, nous ne voyons plus cette statue de Zeus ou dAthéna, comme un Grec pouvait la voir. De la même manière lorsque Giotto représente dans la Chapelle des Scrovegni la crucifixion, cest dans un lieu saint quil le fait, dans une représentation du chemin de croix. Cette valeur de culte a disparu : nous ne voyons plus aucun Dieu, sinon dans la figure de lartiste.
Mais qui oserait dire que les uvres dart et les artistes nexistent plus ? Que voudrait dire que lart en lui-même est mort ? Si tel est le cas, il est possible de se demander ce que font les artistes après la fin de lart. Il est également possible de sinterroger sur le sens à donner aux uvres dart si lart nexiste plus.
b) « Lart ne reproduit pas la visible, il rend visible » : Klee
Peut-on penser une déconnexion des uvres et de lart ? Cela est-il possible ? Cest ce point que découvre Danto dans son ouvrage Après la fin de lart. Il découvre, en effet, la rupture instaurée par Warhol et son uvre de 1964 Boîte Brillo. Un événement historiquement daté et localisé à un endroit précis sonne le glas de lhistoire de lart. Avec cet événement, lart touche à sa fin. Nous entrons dans une sphère post-artistique. Pourquoi ? Avec cette uvre de Warhol, tout est permis : « Elle signifiait réellement que nimporte quoi pouvait être de lart, au sens où rien ne pouvait plus être exclu. » (cf. Introduction à Après la fin de lart). Lartiste nest donc plus enfermé dans une ligne historique correcte : il est libre car il est libéré du carcan historique. Lhistoire prescrit des cadres. Ceux-ci volent en éclat à la fin de lart. Restent les uvres dart. La fin de lart est la fin dun récit où créer de lart signifie faire avancer une histoire faite de découvertes nouvelles. Le cadre historique donnait une ligne de conduite et des nouveautés apparaissaient dans ce cadre. Avec Boîte Brillo, tout peut être art, donc lart ne sinscrit plus dans une histoire. La rupture est consommée. Donnons un exemple : les statues mobiles de Calder. La statue peut être immobile ou mobile. Cela a deux effets : cela efface la forme obligée dune statue en inventant une nouvelle forme. Mais cet effacement nest pas annulation : on peut continuer à faire des statues à lancienne, de façon traditionnelle, mais cela est lexpression dun choix puisque les statues mobiles sont possibles. La fin de lart libère un espace de liberté : puisque tout peut être de lart, on ne peut pas savoir si une chose est une uvre dart en se bornant à la regarder puisque lart nest pas contraint de revêtir une apparence spécifique. Danto a cette révélation avec Boîte Brillo : luvre dart dérive dune théorie qui implique par elle-même un affranchissement de lart. Que fallait-il faire face à cette uvre ? « On devait vivre dans une certaine atmosphère conceptuelle, prendre part à un « discours de raisons » quon partageait avec les artistes et avec les autres personnes dont se composait le monde de lart » (cf. Introduction à Après la fin de lart). Lavènement dun art conceptuel marque le fait que lart est devenu idée : en ce sens, lart comme représentation sensible nexiste plus. Lexaltation de lartiste romantique comme subjectivité atteint un degré plus haut, inaperçu (et pour cause) par Hegel : la possibilité dêtre artiste par une décision, par une idée, par un concept, cest-à-dire dans le rapport nécessaire à une matière. Quand lart atteint sa vérité, il devient un sujet de réflexion philosophique. Lart atteint sa fin. Mais cela signifie-t-il son arrêt définitif ?
Le problème est donc le suivant : que reste-t-il après la fin de lart ? Il reste les uvres. La mort de lart nest ni la mort des uvres ni la mort des artistes. Tout se passe comme si les uvres et les artistes existaient sans art. Que faut-il entendre par là ? Que lart est mort et cest pourquoi il reste à penser les cadavres, cest-à-dire les uvres elles-mêmes. Proclamer la fin de lart, cest proclamer sa mort. Mais cela ne signifie pas la disparition des artistes ni la disparition de la production des uvres. Nous connaissons les premiers et nous contemplons les secondes. En pensant les uvres comme des cadavres, une forme de lart survit. Ce rapport au cadavre ne fait-il pas allusion à ce que Kant définit comme le sublime ? Ce dernier est la révélation de lexistence dans le sujet dun conflit insoluble entre la faculté de présentation (limagination) et la faculté des concepts (lentendement) ou des Idées (la raison). Ce conflit que lesprit ressent dans le sublime na pas sa cause hors de nous. Cest ce point que retient Duchamp dans la constitution des ready-mades : le sublime signifie lirreprésentable. La représentation sublime sert à mettre en scène les limites de la représentation. Ce côté obscur, cadavérique, de luvre après la fin de lart retrouve une approche kantienne du sublime. Mais là où Kant accorde un primat du beau sur le sublime esthétique, les artistes qui prennent place après la fin de lart sont fascinés par lirreprésentable. Au lieu de reculer dhorreur devant lirreprésentable, lartiste cherche à y entrer franchement. Et si la fin de lart était en ce sens la fin de lart du beau et lavènement de lart du sublime ? Cest en ce sens que Lyotard définit lart moderne : « Jappellerai moderne lart qui se consacre à présent a de limprésentable. » (cf. in Le postmodernisme expliqué aux enfants). La fin de lart serait ici : non plus présenter du présentable (la finalité serait la re-présentation) mais présenter ce qui ne peut pas être présenté. Telle serait la gageure de lart moderne.
Il y a eu une fin de lart mais celui-ci a ressuscité dans les uvres sous une autre forme. Sans cela, comment comprendre que lart soit mort et quil continue tout de même ? Puisque les uvres existent encore, cest que lart nest pas tout à fait mort. Il continue sous une forme que nous venons délucider.
Mais pourquoi cela ? Pourquoi lart résiste-t-il à sa fin ? Ou avons-nous limpression quil résiste alors quil na jamais existé ? Dune certaine façon, on pourrait penser que lart nexiste pas. Il ny a que des uvres. Il sagirait de montrer que lart nexiste que dans les uvres. Ce sont les bribes (les uvres) qui soutiennent lart : celui-ci comme totalité nexiste que dans une partition singulière ou que dans un tableau particulier. Le Cinéma comme tel (avec un C majuscule) nexiste que dans des uvres cinématographiques particulières, dans 2001, Odyssée de lespace de Kubrick ou dans Le Guépard de Visconti. Lart existe dans des uvres circonstanciées, délimitées et régionalisées. Deux mouvements apparaissent alors : labandon de « la fin de lart » comme issue dun parcours historique nest pas un abandon pur et simple de lart. Celui-ci survit dans les uvres. Il se tient toujours vivant dans les bribes. Que serait alors la fin de lart ? La fin de lart vu comme une hypostase, cest-à-dire comme une réalité qui se tiendrait seule hors des uvres. Cela ne signifie pas la non-réalité de lart : cela signifie limpossibilité pour lart de se tenir hors dune uvre particulière. Ce qui met à mort lart en ce sens hypostasié, cest luvre dans sa réalité brute et effective. Elle est alors le cadavre de lart : elle est le lieu où lArt en général est mis à mort (lart est particulier et même particularisé dans une uvre) mais où sa vie est réelle. LArt existe dans telle ou telle pièce, dans telle ou telle partition. Que signifie la fin de lart ? Cela signifie la disparition dun art comme cadre (surtout historique comme on la vu) mais pas la disparition dun art dans les uvres, qui vit et survit dans les uvres. Pris en ce sens, lart est un processus sans fin, aux sens de finalité et darrêt : lart ne sarrête pas mais survit dans les uvres. Puisque lart comme cadre ou comme hypostase nexiste pas (ou plus, cest-à-dire quil a atteint sa fin, la fin du récit ou de lhistoire), alors il na plus de fin désignée. Le retour aux uvres elles-mêmes permet de ne pas assigner une finalité à lArt comme hypostase. Cest ce qui fait quil peut y avoir un « après la fin de lart ». Ce nest pas parce que la fin de lArt comme hypostase est avérée que la fin de lart (dans les uvres) est consommée. Cest même tout le contraire.
Quelle est la valeur du travail de lartiste après la fin de lart ? Cest une sorte de révélation de ce que nos yeux ne voient pas, ne veulent pas voir ou ne voient plus. Cest un rapport au réel différent mais peut-être plus authentique et plus parlant. Cest ce que veut dire « rendre visible » ou « créer le visible ». Ainsi, lart fait que nous ne sommes plus dans un rapport utilitaire au monde et aux choses. Un rapport utilitaire aux choses qui nous entourent nous conduit à ne saisir le monde que sous un certain aspect. Lart nous révèle le monde autrement, nous le dévoile autrement. Cest dans une telle perspective que Heidegger assimilera lart à la vérité. Il ne faut pas entendre ici la notion de vérité dans son sens logico-mathématique. Le terme de vérité renvoie à son sens premier de dévoilement, alèthéia en grec. Ce nest donc pas à partir de la question du beau que le problème de lart peut être saisi : une uvre dart nest pas nécessairement belle ; ce nest pas non plus sa fidélité à ce quelle représente ou sa perfection dans la représentation qui fait une uvre dart. Luvre dart serait ce qui dévoile, ce qui convertit et transforme notre regard sur le monde en nous le donnant à voir autrement que dans notre rapport quotidien. Qui prendrait le temps de regarder un fruit par exemple ? Notre préoccupation est de le manger et, comme tel, il est littéralement invisible, il se dérobe à toute valeur esthétique. Or, dans la nature morte, nous prenons le temps de contempler ces mêmes choses qui nous laissent indifférents hors de luvre et linvisible se fait visible, il donne à voir ce que nos préoccupations immédiatement pratiques nous masquent. La fin de lart libère un espace de liberté : tout peut être de lart. Deslors, on ne peut pas savoir si une chose est une uvre dart en se bornant à la regarder, à éprouver du plaisir, puisque lart nest pas contraint de revêtir une apparence spécifique.