Cet été, j'ai lu Différence et Répétition, de Deleuze, sa thèse universitaire de 1969. De cette somme colossale, chaotique, un grand nombre de choses m'ont échappé plus ou moins. J'en retiens surtout les fabuleux chapitres centraux, appelés L'image de la pensée et Synthèse idéelle de la différence.
En les lisant, j'ai vécu un de ces rares moments qu'on peut, dans une vie, qualifier de philosophique. Au fond, peut-on commencer à penser avec un auteur sans l'avoir admiré ? D'abord l'exaltation de la vie, puis la rigueur du concept, dirait (peut-être) Hegel...
C'est à ces deux chapitres de D&F que je me réfère surtout dans le texte qui suit.
J'y traite de l'importance cruciale du concept de différence chez Deleuze et j'essaie de montrer l'ampleur des problèmes qu'il permet d'aborder.
DELEUZE : LA DIFFERENCE, LE BON SENS ET LE CHAOS
Dans un livre récent sur Bergson, Frédéric Worms a montré que chez cet auteur, les chapitres primordiaux de ses livres n'étaient ni le premier ni le dernier, mais au contraire les chapitres centraux. La force conceptuelle de Matière et Mémoire rayonne des pages du milieu, les chapitres extrêmes étant en quelque sorte sous la dépendance de l'intuition primordiale exposé au coeur du livre.
N'est-ce pas là un des secrets de la phrase de Deleuze "l'herbe pousse par le milieu" ? Ce qui compte, n'est ni le point final ni l'origine ou le commencement, mais le milieu, là où croîssent les forces, où elles atteignent leur plein déploiement.
Ce secret de composition est manifestement utilisé par Deleuze le bergsonien dans D&F. L'ouvrage commence par l'étude du concept de répétition, se termine par celui de différence. Mais tout se joue en fait entre ces deux moments, entre l'ouverture et le final, dans l'oeil de ce livre-cyclone.
Alors, qu'en est-il de ces deux chapitres ?
Rapidement, il est clair qu'à ce moment du livre, pour Deleuze l'ennemi à abattre (du moins à combattre) est le bon sens et tous ses avatars.
Toute philosophie commence en acceptant une certaine image de la pensée, qui constitue son idée reçue, son présupposé, bref son opinion. Au 17e siècle, on croit à la méthode, aux notions communes, à l'universalité de la raison et à la science physico-mathématique. Donc, en son coeur, la philosophie accepte une image pré-donnée, pré-conçue, qu'elle ne pense pas en tant que tel. Par là-même, elle affronte à la fois le danger qu'il y a à se séparer de l'opinion et celui qu'il y a à y rester.
Or, ce qui caractérise l'opinion, c'est qu'elle a réponse à tout, mais qu'elle ne se pose aucune question. Autrement dit, elle pose les problèmes comme toujours déjà faits, et les réponses comme à disposition de celui qui veut mettre un peu de bonne volonté à les chercher. L'opinion vit donc sur sa belle assurance, qui, métaphysiquement, se traduit par le respect du principe d'identité, qui veut que chaque chose ne soit rien d'autre qu'elle-même et que tout doive être à sa place.
Contre cette conception, qui grève toute philosophie d'un poids de non-pensée, Deleuze va montrer qu'on ne peut se mettre à penser sans affronter la différence.
Opinion et bêtise
Penser n'est pas un acte de bonne volonté, ni une faculté de l'esprit, ni un désir naturel de l'homme. Penser est un évènement, qui rompt avec le cours habituel de l'existence, qui nous arrache brutalement, quand nous ne nous y attendons pas, à la platitude de l'opinion. Penser advient sous le coup d'un choc, d'une expérience douloureuse, d'une prise de conscience inattendue : toujours comme une agression, qui mord sur nous et nous force à penser.
Disons que la pensée est moins un paisible herbivore, qui sait faire la part des choses, qu'un prédateur qui doit attaquer et se défendre. Déjà Platon disait que la mort était une des incitations de la philosophie : c'est bien dire que le cours ordinaire des choses ne donne rien à penser, sauf quand nous nous en étonnons, brusquement et que le monde devient alors insolite, inconnu et qu'il fait alors problème.
Plus profondément, Deleuze montre que le problème sous-jacent n'est pas tant l'opinion elle-même que sa platitude, son ignorance, sa lourdeur. Et c'est là que l'ennemi est vraiment démasqué : la bêtise. L'ennemi de la philosophie est moins l'opinion que la bêtise elle-même. Dans des pages fabuleusement drôles et impitoyables, Deleuze entreprend d'en dresser un vaste panomara, des discours de ministres aux sujets de concours de journaux en passant par les sondages.
Tous ont un point commun : celui de poser des questions en supposant la réponse déjà faite (mais à découvrir) et sans s'interroger sur le problème qui amène cette question. Mais comment comprendre la bêtise ?
Deleuze montre que nombre de penseurs (sinon tous) ont affronté la question de la bêtise : pour les Grecs, c'est une folie inspirée par les dieux, pour les rationalistes de l'âge classique elle se confond souvent avec la simple erreur, pour Schopenhauer elle marque la soumission de l'intelligence aux besoins de la volonté...
Deleuze n'a pas de mots assez durs pour dénoncer l'amalgame erreur/bêtise. Trop souvent, nous nous contentons de dire qu'être bête, c'est dire 2+2=5 ou "Bonjour Thêêtète" quand c'est Glaucon qui passe. Deleuze, à demi-mots, en note de bas de page, signale que même chez Spinoza (oui chez Spinoza, et c'est Deleuze qui le dit !) subsiste le préjugé de l'image classique du monde et de son corrélat, la réduction de la bêtise à un mauvais usage de nos facultés.
L'image que la pensée accepte, passivement, la retient prisonnière de l'opinion dont elle prétend se déprendre. Deleuze cherche comment construire une pensée sans image : il trouve une réponse dans une pensée qui serait purement différentielle et répétitive, et dont les ébauches sont chez Kierkegaard, Peguy, Nietzsche bien sûr et d'autres...
(Il me semble ici important de préciser que sur ce point, Deleuze variera : il s'agira peut-être moins de parvenir à une pensée sans image qu'à comprendre qu'une pensée ne peut advenir sans nous donner aussi, en même temps, une nouvelle image de la pensée : la pensée comme déployant en même temps qu'elle ses propres conditions de possibilité - cette coïncidence parfaite entre la pensée et ses conditions étant peut-être le nerf de tout acte de penser authentique...)
La forme de la bêtise
Comment Deleuze cerne t-il la bêtise ?... Nous la trouvons incarnée en littérature par des personnages tels que Bouvard et Pécuchet, qui constituent pour Deleuze des monstres de bêtise, des géants, des héros de la bêtise ! La pensée doit parvenir à s'arracher à la forme toute faite de l'opinion, mais sans pour autant s'effondrer dans l'informe. Or, l'effort pénible de la pensée la fait osciller entre l'image toute-faite de l'opinion, le principe d'identité (rassurant, stable) et la forme conceptuelle qu'elle crée.
Deleuze peut alors définir la bêtise comme une forme de pensée qui ne parvient pas à la forme, comme un fond qui ne se forme pas, comme une forme menacée par l'informe. La bêtise est donc, au sens littéral, du mal-formé, du monstrueux : quelque chose qui donne soudain à voir une forme avortée, une forme déformée.
En quoi il est toujours faux de comparer la bêtise humaine à une réduction de l'esprit à son animalité.
- Vous êtes une bête, dit-on au 17e siècle, assimilant donc bien la stupidité à l'animalité, l'homme perdant soudain sa belle forme humaine pour ressembler à un animal, considéré comme ignoble.
Seulement, ce qui pose réellement problème dans la bêtise, c'est qu'elle ne consiste en rien d'animal ! En aucun cas le "mode d'être" animal (comme le dirait Heidegger) ne nous fait comprendre la bêtise. Celle-ci n'a pas de référent. Elle n'est pas seulement un raté de la pensée, une erreur, une déviation, mais un mode problème de formation de la pensée, qui vire au difforme, au grotesque.
La bêtise semble donc incompréhensible, bien que toute tête pensante soit bien forcée de se confronter à ce problème un jour ou l'autre. Puisque la bêtise ne fait guère problème quand il s'agit de celle des autres mais beaucoup plus quand il s'agit de la sienne.
Deleuze ne propose pas de théorie, de réponse définitive. Il creuse le problème et en montre l'étendue. La littérature a su abondamment décrire ce phénomène : la philosophie peut-elle aussi rendre compte de cette vieille ennemie sans la travestir en erreur ? La question reste posée.
La pensée larvaire
Nous voyons le problème qui se dégage : c'est celui de la forme, comme condition de possibilité de la formation de la pensée.
La pensée ne peut pas éviter l'informe, mais ne peut s'y plonger non plus. L'opinion, avec son dogmatisme, est une forme toute donnée. Bergson lui trouve l'excuse de répondre aux besoins pratiques de la vie courante, d'avoir une dimension sociale et vitale indispensable. Oui, mais s'il fallait ne pas chercher d'excuse à l'opinion ? S'il fallait la séparer de ses justifications, la prendre au piège, l'enserrer et l'étudier pour de bon ?... En somme, l'opinion n'a toujours que trop de raisons pour se justifier et trop de forces, trop de persévérance. Face à elle, la pensée, chêtive, solitaire, pénible, est démunie.
S'arracher à la forme toute faite de l'opinion nous fait donc prendre le risque de l'informe. Dans des pages quasiment lovecraftiennes (et certainement kafkaïennes à tendance Dostoievsky du Sous-sol ... donc nietzschéennes ! ), Deleuze montre que la pensée ne jaillit pas d'un sujet bien constitué, autonome et stable, mais au contraire du multiple, du chaos, du choc. Kant s'aperçoit que jamais le "je-pense" qui constitue la synthèse primordiale qui rend possible toute expérience ne peut arriver à coïncider parfaitement avec le moi comme objet de savoir. Entre le je et le moi s'insinue une faille, une différence, qu'il est impossible de combler. Avec la Critique de la raison pratique, Kant bouche ce "jeu" qu'il y avait entre le moi et le je, grâce à l'exigence d'autonomie du sujet de la morale.
Mais Deleuze montre que le sujet n'est jamais donné tout constitué, qu'il est au contraire travailler par l'extériorité de l'expérience, par un Dehors. En bonne phénoménologie, on dirait qu'il existe une distance entre le moi et le moi-même, entre le pur "je" et le moi réfléchi. Deleuze dit qu'il ne saurait y avoir de pensée sans accueil, volontaire ou non, de la différence.
La pensée exige non pas un sujet bien constitué, mais au contraire ce qu'il nomme un "sujet larvaire", un sujet éclaté, vaincu, écrasé par la pensée. La pensée comme épreuve qui soumet le je-pense à des déformations qui le rendent méconnaissable, transformé, monstrueux. La pensée n'est pas le serein exercice de nos facultés, fût-il inquiet et passionné, mais une recherche dangereuse, périlleuse -et que vaut une pensée conquise sans danger ? Face à la pensée, le sujet devient larvaire, minable, difforme. Le livre vire presque au fantastique dans ces moments, où Deleuze cite des livres sur l'embryologie, où il est dit que le foetus affronte des conditions de pressions, de forces, qui seraient parfaitement invivables pour un être déjà né, déjà formé. Deleuze suggère ainsi que le penseur doit apprendre à redevenir embryonnaire, pour affronter à nouveau des forces qui écraseraient, déchireraient, le penseur lucide et autonome.
L'accueil de la différence bouleverse le je-pense, menace de le métamorphoser. Encore une fois, que vaut pour nous une philosophie qui ne saurait bouleverser notre vie ?...
Après ces chapitres centraux et l'étude de ce qu'est un problème (texte lui aussi crucial pour comprendre notre auteur, mais dont je ne traite pas ici), Deleuze se propose, dans la fin du livre, de montrer que la différence est partout, dans le domaine du biologique, que le monde entier, en quelque sorte, est différence. (On voit tout de suite le lien qui existe entre un "je" fêlé, fendu et le concept de pôle schizoïde du désir, le schizophrène étant précisément celui qui se vit comme dédoublé).
Un panthéisme de la différence ?
Alors ici, s'insinue un problème : avec ce concept de différence, Deleuze ne revient-il pas à une sorte de scolastique, qui ne serait plus spéculation sur l'Etre suprême, mais panthéisme de la différence ? Deleuze bâtirait un système de la différence, comme d'autres de l'Etre. Il reviendrait ainsi en deça du criticisme kantien, se permettant soudainement de disserter sans contrainte sur l'être en soi des choses, qui serait, non plus l'Idée, ou le Premier Moteur, ou l'Un ou Dieu, mais la Différence. Deleuze transgresserait l'interdit kantien, qui nous avertit que toutes nos pensées sur les objets au-delà de l'expérience possible ne mènent qu'à de stériles controverses, à des antinmomies et des paralogismes insolubles. Deleuze développerait soudain une scolastique de la différence, du chaos, une sorte de vaste panthéon, où viennent s'ordonner systématiquement Nietzsche, Spinoza, les Grecs et d'autres encores...
Peut-on laver notre auteur de cette accusation ?
Oui, nous allons voir comment.
Pensée et expérience
Un auteur (peut-être Lalande ?) disait que les conditions de possibilité de la pensée se trouvent être aussi celles de l'expérience -ce qui nous assure par là qu'il n'existe pas de séparation tragique entre l'homme et le monde, que l'expérience est pensable car elle est analogue à la pensée, que les deux peuvent donc, finalement, se rejoindre, se réconcilier. A cela, cet auteur associe l'idée que l'esprit humain vise un Bien idéal, Bien qui ne saurait être (évidemment !) donné dans l'expérience, mais qui est une visée pure justifiant à ses yeux une sorte de finalisme bien entendu : un peu de Platon, un peu de Kant, et nous voici armés pour la vie !
A peu de choses près, ce que dit Deleuze constitue un combat impitoyable contre cette bonne philosophie toute faite, paisible et sure d'elle.
Car ce qui pose en réalité problème, c'est bien que, la plupart du temps, les conditions de la pensée ne coïncident pas avec celles de l'expérience ! Car si l'expérience constitue en effet un donné (il existe des choses que je rencontre sans les avoir produites, sans qu'elles viennent de moi), la pensée n'est pas donnée, sauf à la croire disponible à tout moment, quand on veut bien exercer ses facultés -la confondant ainsi avec une opinion qui, elle, en effet, ne demande qu'à servir dès qu'on en a besoin.
Or quand l'expérience devient douteuse, problématique, pénible, la pensée doit s'arracher à son morne endormissement pour faire face à cet inconnu qui, objectivement se présente.
Le donné et la différence
Si Deleuze disait que la différence constitue un donné, alors oui il en viendrait à écrire une nouvelle théologie, une théologie post-moderne, une théologie de la différence, une théologie nietzschéenne ou que sais-je encore... Mais Deleuze ne le dit jamais. Il dit au contraire que "la différence n'est pas le donné mais est ce par quoi le donné est donné."
On ne saurait trop insister sur l'importance de cette phrase. Elle est peut-être la plus importante du livre. On cite souvent celle-ci : "à la limite, il n'y a que la différence qui se répète" -phrase qui claque comme un slogan, comme un cri de ralliement deleuzien.
Mais non, ce qui est central, c'est ceci : "la différence n'est pas le donné mais est ce par quoi le donné est donné."
Tout philosophe doit bien s'interroger sur ce qui constitue "les données immédiates de l'expérience", sur ce qui est premier pour nous, immédiat. Mais une philosophie qui s'en tiendrait à étudier ce donné sans s'interroger sur la manière dont il est donné, précisément, ignorerait la critique kantienne -et même, tout simplement, virerait au simple constat. Donc, toute pensée ne peut manquer de s'interroger sur ce qui est donné, et sur ce qui, en se donnant, se différencie de nous, mais ne peut pas non plus parvenir à penser une pure hétérogénéité de l'expérience, du monde.
A la limite, et c'est cette limite là qu'il est intéressant d'approcher, la différence n'est pas pensable. La différence pure n'est plus rien pour la pensée. C'est un autre, un tout autre.
Alors pourquoi penser la différence ?
Mais parce qu'il n'y a que la différence qui nous fait penser !
La différence constitue la condition de possibilité de la pensée. Mais cette différence qui la conditionne, la pensée ne parvient jamais à la penser en tant que telle. La pensée tend à vouloir remonter nen deça de ses conditions, à se penser elle-même (et penser la pensée constitue, depuis Platon voire même Parménide, le plus haut point de la pensée, son but ultime cf. "Penser et être ne sont qu'une seule et même chose" ).
La pensée vit de la différence mais ne peut la penser. Elle pense le plus souvent ce que la différence donne, le donné (quel qu'il soit) mais pas le fait qu'il y ait du donné. C'est cela qui nous permet de saisir que penser n'a rien de naturel. Un commentateur de Heidegger disait justement que penser l'Etre est la chose la moins naturelle du monde, car l'Etre n'est rien d'étant. On en dirait autant de la différence pour Deleuze.
Voilà pour une première approche du concept de différence. A ce point du développement, j'aurais voulu poursuivre en montrant comme Deleuze affronte alors le concept de contradiction chez Hegel et comment celui-ci esquive la différence en tant que telle.
Ce sera pour une prochaine fois.
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