CROYANCE ET REALITE
Introduction
L'objet de ce texte, présenté sous la forme canonique de la dissertation, est de comprendre le rapport qu'entretient la croyance avec la réalité. La croyance a t-elle une quelconque emprise sur la réalité ou bien n'est-elle qu'un discours qui tourne à vide ?
Le savoir est le mode privilégié de rapport au réel : on y comparera donc la croyance, avant de montrer la valeur propre de la croyance par rapport au savoir, puis on dégagera le caractère contradictoire de la croyance.
I/ La croyance est un savoir défectueux
1) J'appelle réalité l'ensemble des choses ("res", d'où "realitas" ) existantes ou pouvant exister.
J'appelle savoir la saisie de ce que sont les choses.
Quelle appréhension la croyance a t-elle de la réalité, par rapport au savoir, dont on admettra qu'il saisit adéquatement les choses ?
2) Il est évident de suite que la croyance est moins que le savoir. Savoir une chose est mieux que de croire une chose ou croire à une chose. Savoir que Vilnius est capitale de la Lituanie est plus que de croire qu'elle l'est.
Le savoir est un rapport de connaissance certain à la chose, tandis que la croyance est un rapport incertain. "Je crois que je peux y arriver" est moins assuré "Je sais que je vais y arriver."
La croyance est donc moins que le savoir : elle est un savoir défectueux, imparfait, partiel, elle a donc une prise sur les choses moins grandes que le savoir.
La croyance n'est qu'un expédient, un pis-aller quand nous ne savons pas. A défaut de pouvoir vérifier les horaires de train, j'en suis réduit à croire ce dont je peux me souvenir sur ce sujet : "Je crois que le train part à 11h33." La croyance est donc le souvenir d'une idée confuse, tandis que le savoir est un ensemble d'idées claires et distinctes. De même, on ne croit qu'en ces choses dont on a qu'une connaissance partielle, ou pas de connaissance du tout. On croit en ce que nous dit quelqu'un, par confiance envers lui mais si l'on pouvait vérifier ses dires, il n'y aurait pas besoin d'y croire. Je n'ai pas besoin de croire que Jacques Chirac est l'actuel président de la République : je le sais.
La croyance découle donc du besoin de connaître les choses mais comme, en fait ou en droit, il y a des choses que je connais mal ou pas du tout, je dois bien me contenter de croires certaines choses, faute de les connaître.
II/ Le savoir est un mode de la croyance
1) Nous avons présupposé dans la première partie que la croyance était un mode du savoir, un mode défectueux d'appréhension de la réalité. Mais il serait faux de la cantonner à ce rôle de second plan.
La croyance est liée à la pratique, à ce que nous avons à faire, à ce que nous devons faire, à la morale. Et il se trouve que le savoir lui aussi est lié à un besoin pratique, car nous apprenons à connaître les choses non pour les contempler mais pour les utiliser, les maîtriser, faire progresser nos connaissances, donc par besoin. Ainsi, le savoir lui-même repose sur la croyance envers la vertu du savoir. En effet, la preuve que le savoir est bon n'est pas de l'ordre du savoir, mais bien de la croyance. Notre savoir est conjectural, comme l'a dit Popper. Nous ne croyons plus aujourd'hui à la certitude, comme Descartes ou Spinoza. Même Hume avait démontré que le principe de causalité n'est qu'une croyance et que l'esprit se préoccupe plus d'universalité que de vérité. Que Kant ait établi que la causalité était a priori (dans l'esprit ou dans les choses) n'est pas décisif sur ce point, puisque Hume avait simplement admis notre ignorance sur ce point : la causalité découle de notre habitude, d'une croyance en la régularité des phénomènes.
2) Nietzsche a montré que la science elle-même, mode le plus parfait du savoir pour nous, repose sur la croyance en la valeur inconditionnelle de la vérité. Si la science repose sur la croyance, alors on admettra a fortiori que tout savoir repose sur une croyance. Ainsi, Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, admet que notre science repose sur un postulat (par définition indémontrable), celui de l'objectivité de la nature, à savoir que la nature ne poursuit aucune fin. Newton réserve en effet l'étude des causes finales à la théologie, de même que Descartes, qui montre que nous n'avons aucun accès aux fins transcendantes que Dieu s'est proposé. Ainsi notre science repose t-elle sur un indémontrable.
Ce problème se retrouve dans la querelle entre les partisans de la théorie de l'évolution et ceux du créationnisme. Le malheur est que jamais l'un des deux partis ne pourra convaincre l'autre par des arguments rationnels, dans la mesure où aucune des deux théories (évolution ou création) n'a pu découler d'une preuve empirique. On ne peut démontrer l'existence de l'évolution, même si peut-être que cette théorie rend mieux compte de nombre de phénomènes observables et s'avère simplement plus "économique" en terme d'hypothèses. Mais il n'est pas certain que ce soit sur le domaine pur des preuves que chaque camp puisse réussir à convaincre l'autre camp. Ce serait plutôt que le savoir forcera la croyance à pencher d'un côté plutôt que de l'autre, sans jamais pouvoir le déterminer nécessaire.
La croyance est une adhésion par ignorance, mais il y a des moments où nous sommes nécessairement ignorants. Dès lors, la croyance a une valeur théorique moindre que le savoir, mais souvent une valeur pratique supérieure. Je ne peux pas attendre en permanence de savoir tout pour me décider, sans quoi je ne prendrai aucune décision. Or, personne, au sein d'un ensemble donné, ne peut prétendre en maîtriser toutes les composantes.
Il est ainsi faux de prétendre que la croyance aurait une prise moins grande sur les choses que le savoir. Puisqu'il m'est impossible d'agir sans croire et même parce que la croyance est engendrée par l'action, la croyance a rapport à mon action sur la réalité, donc à une action réelle.
III/ Le tragique de la croyance
1) La croyance est à la fois savoir défectueux mais aussi principe d'action pour nous. Son mode d'appréhension du réel est donc pour le moins paradoxal. La croyance se trouve aussi bien dans nos certitudes intellectuelles, dans notre confiance, dans nos convictions et même à la base de ce qui justifie la science.
La croyance est ainsi omniprésente. Ne faut-il pas s'en inquiéter ? Nous savons que le savoir gagne du terrain en combattant les croyances irrationnelles et que la croyance peut devenir une folie, dans l'esprit du fanatique, du nationaliste, bref de tous les illuminés qui croient inconditionnellement à quelque chose et sont prêts à commettre des crimes pour cela. Pourtant, toutes les croyances ne sont pas criminelles en leur fond. Faut-il alors tenter de passer la croyance au crible, afin de trier les bonnes et les mauvaises ? Ou bien tenter de savoir jusqu'où il est raisonnable de croire, jusqu'à quelle intensité ?
2) On opposerait la croyance débridée, folle à la croyance modérée, sous le contrôle de la raison. Admettons en effet que tout le monde soit sujet à la croyance, même l'incroyant. Hume nous dit que l'athéisme est un discours religieux comme un autre : ce n'est jamais que la croyance à l'inexistence de Dieu. Exemple le plus flagrant, l'athéisme supposé du marquis de Sade, qui ne cesse de hurler et pester contre un Dieu auquel il dit ne pas croire. Le malheur est que, s'il n'y a pas de démonstration de l'existence de Dieu, il n'y en a pas non plus de son inexistence. Même le combat mené aujourd'hui par certains athées, parmi lesquels Michel Onfray, semble bien dérisoire, puisque combattre les dogmes religieux par des professions de foi athéistes ne fait qu'opposer une croyance à une autre. Il est en effet inutile de prétendre qu'il y a de bonnes croyances, celles qui seraient appuyées sur la raison ou le savoir, car la croyance est liée à notre incertitude face à l'inconnu.
Plus grave encore, la croyance trouve le moyen de résister même face à de flagrants démentis, ceci en vertu de la faculté propre à l'homme d'ignorer le réel, "de l'envoyer se faire voir ailleurs" comme dit Clément Rosset. Ainsi, un gourou de secte, qui a prédit la fin du monde pour telle date, pourra toujours trouver une explication adéquate pour expliquer que le monde tienne encore debout le jour venu : culpabilité des fidèles, qui ne croyaient pas assez, complot mondial etc. Ou s'il accepte d'abandonner cette croyance, c'est sans doute qu'il en a trouvé une autre en remplacement. Je me souviens d'avoir vu à la télé un ancien hippie, accro dans sa jeunesse au LSD et autres drogues, qui était parfaitement guéri. Tout allait très bien pour lui à présent, puisqu'il avait une armoire rempli de petites pilules qu'il consommait par dizaines chaque jour pour garder la forme...
La croyance ne cesse pas : elle se transforme, se transpose ailleurs, change d'objet, mais ne disparait jamais. Il faut alors admettre que certains athées sont des croyants honteux : ils professent leur incroyance, qui est en fait croyance en la vertu de l'incroyance. Au contraire, il y a aussi des fanatiques qui sont des incrédules honteux : au fond d'eux-mêmes, ils savent bien qu'ils sont tragiquement incapables d'adhérer à quoi que ce soit et cette incertitude leur devient si insupportable, si vexante, qu'ils adhérent soudain à n'importe quelle cause et font de grandes déclarations publiques pour se persuader, par l'intermédiaire du regard des autres, qu'ils croient enfin en quelque chose.
Ainsi de bien de nos discours publics : Montaigne dit qu'il y a des gens qui se jetteraient au feu pour prouver à la face du public qu'ils croient en ce qu'ils disent alors qu'en comité privé, entre amis, il n'y mettrait pas le petit doigt (au feu). Le martyr ne prouve rien.
Ainsi, le croyant honteux s'oppose à l'incrédule dissimulé mais chacun n'est pas forcément celui qu'on croit. Tous deux tombent à côté de la réalité. Ce qui confirme que la croyance est une mesure de protection contre la réalité. Mais il est vrai que plus la situation est incertaine, plus il est nécessaire de nier cette incertitude en ayant confiance en soi, comme un marin dans la tempête.
3) La croyance a donc ce caractère d'être aussi omniprésente qu'indéfinissable. Il est ainsi assez vain d'opposer des degrés faibles ou forts de la croyance, car on croit absolument ou pas du tout : il n'y pas de demi-mesure en la matière. Ceux qui connaissent l'oeuvre de Fra Angelico ne pourront jamais lui reprocher d'avoir cru passionnément, amoureusement, en Dieu, car il a créé l'une des plus belles oeuvres de l'humanité. On peut alors admettre qu'il y a des croyances saines et des croyances morbides : croyance de l'artiste en la beauté des choses - croyance du kamikaze à la nécessité de se suicider. Mais l'artiste ne sait pas plus nous dire ce qu'est la beauté que le kamikaze en quoi il croit. Or, quant à savoir à ce moment quelle croyance il faut privilégier, c'est un problème qui relève de la politique : du choix que l'on fait de mettre en avant certaines croyances et d'en repousser d'autres. Après tout, il n'est interdit à personne de croire aux fantômes ou aux revenants tant que cela n'enfreint pas la loi. Mais ce n'est pas une croyance qui a institutionnellement le vent en poupe.
Conclusion
Il demeure pourtant cette nature tragique de la croyance, à savoir que croire ou ne pas croire revient au même, puisque celui qui croit s'imagine adhérer à un texte de foi tandis que celui qui ne croit pas pense qu'il est capable de ne pas y adhérer. Le malheur vient que tous deux imaginent que ce texte existe réellement, alors qu'aucun des deux n'est capable d'en dire quoi que ce soit. Qu'on proclame une croyance ne pourra jamais en faire une chose réelle, mais il n'en demeure pas moins que le fait même de croire, même si l'on ne peut croire en rien, est utile dans la pratique. Si bien que pour agir réellement, nous devons faire appel à des entités qui n'ont aucune réalité.
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